Musique et données
De la recherche aux usages

Sonores octets, témoins du monde

Enjeux du big data en ethnomusicologie

Par Marie Cousin, Geoffroy Colson
Publié le 15 juin 2023
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Marie Cousin est docteure en ethnomusicologie (université de Côte d’Azur), qualifiée aux fonctions de maître de conférence en anthropologie et musicologie, spécialisée dans les musiques afro-brésiliennes, elle a été chargée de cours en ethnomusicologie dans différentes universités et est actuellement membre du conseil d’administration de la Société française d’ethnomusicologie.

Geoffroy Colson est docteur en ethnomusicologie et composition (université de Sydney), spécialiste de la Polynésie française, titulaire du diplôme d’État de professeur de musique et ingénieur agronome ; il est actuellement post-ATER à l’université de Tours en ethnomusicologie, membre associé du Centre d’étude des arts contemporains (université de Lille) et membre du conseil d’administration de la Société française d’ethnomusicologie.



Résumé

Le protocole de recherche en ethnomusicologie s’appuyant depuis fin XIXe sur la collecte et l’analyse de données, l’adoption contemporaine de la collecte de données à grande échelle dans ses méthodologies contribue à l’édification d’une nouvelle ethnomusicologie. La Société française d’ethnomusicologie et le British Forum for Ethnomusicology ont, en 2022, mené des journées d’études afin de démontrer l’importance de ces technologies dans l’ethnomusicologie contemporaine. Elles ont révélé, aux côtés d’une enquête complémentaire, que, bien que la plupart des ethnomusicologues n’y accordent pas une importance primordiale, le big data yoccupe une place essentielle au niveau protocolaire, épistémologique et analytique aujourd’hui.


Introduction

L’ethnomusicologie a pour objet l’appréhension des significations sociales et culturelles de la musique dans les différentes cultures humaines, ainsi que ses structures et pratiques. Son protocole de recherche s’appuie, depuis son émergence fin XIXe, sur la collecte et l’analyse de données d’ordre musical, socioculturel, symbolique et patrimonial, constituant une mémoire mondiale de la musique, de ses pratiques et de ses significations ; en effet, au cours du XXe siècle il a paru important de collecter des musiques en voie de disparition du fait des bouleversements industriels et de la remise en question des modes de vie traditionnels d’alors.

Depuis l’invention du gramophone, le développement de cette discipline est lié aux innovations technologiques à des fins d’enregistrement, de conservation et de traitement audio, photographique et vidéo. L’essor des techniques de numérisation et d’Internet, conjointement à l’augmentation exponentielle des capacités de calcul des ordinateurs, a bouleversé les conceptions et méthodes. De nos jours, l’utilisation des données numériques en ethnomusicologie – les « sonores octets » issus des travaux de collecte – concerne les logiciels de traitement de données, l’archivage, l’édition, l’analyse, la communication, la médiation (colloques en ligne, sites Internet scientifiques et de médiation), voire leur utilisation créative. Une nouvelle ethnomusicologie émerge dans laquelle le big data – ou collecte de données à grande échelle – bouscule les approches méthodologiques1Solis G., « Music technology in ethnomusicology », dans S. A. Ruthmann et R. Mantie (dir.), The Oxford Handbook of Technology and Music Education, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 57-64., les paradigmes épistémologiques2Weyde T., Cottrell S., Dykes J. et al., « Big data for musicology », dans Proceedings of the 1st International Workshop on Digital Libraries for Musicology, Londres, septembre 2014, p. 1-3 et éthiques, et interroge sur l’avenir de la discipline3Numéro thématique « Cultures du numérique », Cahiers d’ethnomusicologie, n° 35, Genève, Ateliers d’ethnomusicologie, 2022.. La multiplicité des moyens et des approches liés au big data a été mise en évidence lors des journées d’étude 2022 de la Société française d’ethnomusicologie et du British Forum for Ethnomusicology (JETU)4Voir le site ethnomusicologie.fr/jetu-2022-arts-et-humanites-numeriques-dans-lethnomusicologie., et par le biais d’une enquête intitulée « Sonores octets, témoins du monde » auprès de la communauté scientifique francophone5Sur la base d’un questionnaire en ligne mis à disposition des 150 membres du réseau de la Société française d’ethnomusicologie, de novembre 2022 à janvier 2023. Anonymisées, les réponses apparaîtront entre guillemets. Le taux de réponse faible est conforme à ce type d’enquête : dix réponses, dont quatre de jeunes chercheurs, cinq d’enseignants-chercheurs confirmés et une d’un enseignant-chercheur senior.. Nous interrogerons dans cet article comment, individuellement et collectivement, les ethnomusicologues français et francophones (enseignants-chercheurs et étudiants) répondent à ces nouvelles approches.

L’ethnomusicologie et ses enjeux face au big data

Qu’il s’agisse de la valorisation des archives, de la diffusion et de la valorisation, de l’analyse musicale, de l’apprentissage, des expériences en temps réel ou de la communication, les outils numériques sont omniprésents et indispensables pour la recherche actuelle en ethnomusicologie. Ils sont utilisés de façon régulière, voire intensive : logiciels d’analyse et de traitement, documentation en ligne, collecte sur le terrain, archives, etc. Cependant, le faible taux de réponse à l’enquête démontre l’existence d’un fossé significatif entre les pratiques objectives et l’engagement ou la conscience subjective d’un usage. Les raisons peuvent être multiples, d’égale importance : manque de temps, désintérêt, méconnaissance du sujet. De fait, les résultats de cette enquête ne pourront représenter dans leur ensemble toutes les conceptions des ethnomusicologues sur le sujet.

Tout en confirmant que l’ethnomusicologie est constituée de diverses approches, de terrains et de méthodes, qui s’entrecroisent et se répondent, l’enquête a permis d’identifier des thèmes de recherche également variés : historique, diffusionniste6Au début du XXe siècle, les diffusionnistes interprétaient, contrairement aux évolutionnistes, les traits communs entre des sociétés parvenues au même stade d’évolution, comme le résultat d’un processus de « diffusion » à partir d’un nombre limité de « foyers culturels ». Voir Géraud M.-O., Leservoisier O. et Pottier R., Les notions clés de l’ethnologie, Paris, Armand Colin, 2016, p. 137., pédagogique, communicative et interactionnelle, interprétative et compositrice, muséologique, analytique, sociologique, ontologique, performative, ethnodidactique, illustrant le caractère polymorphe de l’ethnomusicologie, ses acteurs, ses objets et ses pratiques.

Les données de collecte en ethnomusicologie sont constituées d’enregistrements audio et/ou vidéo réalisés sur le terrain, de transcriptions musicales, croquis et photographies, et de partitions potentiellement numérisées. Les chercheurs enregistrent eux-mêmes ou exploitent des enregistrements au moyen d’outils numériques de captation audiovisuelle : caméras vidéo, appareils photo, enregistreurs audionumériques, téléphones portables7L’étude « Music, Mobile Phones and Community Justice in Melanesia » de 2015 fut financée par l’Australian Research Council et impliqua une chercheuse du CNRS/LESC. La circulation de corpus musicaux par l’intermédiaire des téléphones portables pose la question de la qualité du son et de la documentation.. L’intérêt grandissant pour les réseaux sociaux amène à investir le e-terrain – c’est-à-dire explorer les pratiques musicales en s’appuyant sur Internet. Ainsi, les agrégateurs collaboratifs de type YouTube, les réseaux tels que TikTok ou Instagram, et les applications de télécommunication comme Messenger ou WhatsApp font l’objet d’études particulières utilisant des outils comme les API de web scraping (extraction de données), qui permettent de récolter des métadonnées d’utilisateurs de la plateforme.

Quatre conséquences du big data sur l’ethnomusicologie

De nouvelles méthodes d’archivage

L’un des premiers aspects de l’importance du big data est le vif développement des sites d’archives numériques accessibles sur Internet. Objets d’une réflexion académique depuis plus d’une décennie8Voir : « Archives sonores et ethnomusicologie : quelques points d’actualité », journée d’étude et assemblée générale de l’AFAS, Paris, musée du quai Branly, 24 juin 2010, en ligne : journals-openedition-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/afas/1453 ; le projet de recherche « Les sources de l’ethnomusicologie : les outils du web de données pour une médiation novatrice des archives sonores et audiovisuelles », dans le cadre du Labex Les passés dans le présent (2012) ; « Archives sonores du patrimoine oral en France : où consulter ? » (2012), voir le site imageson.hypotheses.org/1016., ceux-ci représentent une double source de divulgation informative et de conservation des données précieuse pour la discipline. Les moteurs de recherche constituent un point d’entrée essentiel (Google Scholar). Les bases de données d’articles scientifiques généralistes (Cairn, Hal, Persée, JSTOR, Érudit) ou spécialisées, dont l’accès est parfois libre mais souvent assujetti à une affiliation professionnelle, illustrent cette avancée. Les bases de données institutionnelles (DEKKMMA, Telemeta, BLS, CREM, ILAM, Neuma, The American Folklife Center [Library of Congress], la BNF et ses différentes collections [par exemple, le répertoire de Henri Davenson], BNF Gallica, Les Réveillées9Archive des enquêtes menées en France par Claudie Marcel-Dubois (1913-1989) et Marie-Marguerite Pichonnet-Andral (1922-2004) de 1939 à 1984, Musée national des arts et traditions populaires (MNATP, 1937-2005, Paris), hébergée sur la plateforme de partage de l’EHESS Didómena (didomena.ehess.fr) et accessible sur les-reveillees.ehess.fr., PSL Explore [portail de la documentation et du partage des savoirs de l’université Paris Sciences et Lettres]), scientifiques (GlobalChant, Bartók System Online Database, CERMAA, IMSLP, Archive.org, fonds Brăiloiu) ou commerciales (Bandcamp, SoundCloud, Spotify, YouTube10Par la possibilité offerte aux internautes de laisser des commentaires, YouTube présente un intérêt particulier en tant qu’« archivage social » (Diettrich B., « La mise en scène du numérique : le douzième Festival des Arts du Pacifique, performance et médias en ligne », dans S. Geneix-Rabault et M. Stern [dir.], Quand la musique s’en mêle dans le Pacifique Sud. Création musicale et dynamiques sociales, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 137).) représentent une source documentaire incontournable.

Voici un aperçu de la particularité et des enjeux de ces différents sites archivistiques. L’application Telemeta11Application Telemeta : archives.crem-cnrs.fr/archives/fonds. est une référence centrale dans notre domaine. Le CREM, avec la start-up Parisson puis l’Ircam, a initié cette plateforme open source collaborative agissant à la fois comme base de données regroupant les différentes collectes des ethnomusicologues francophones, et comme outil d’analyse sonore. Mise en ligne en 2011, elle détient plus de 48 000 enregistrements, devenant ainsi l’un des plus importants fonds d’archive mondiaux en ethnomusicologie, avec en moyenne 400 000 pages consultées par année. Les archives sonores et audiovisuelles du CNRS-musée de l’Homme y sont intégrées, ce fonds étant géré auparavant de 1931 à 2009 par le musée de l’Homme/muséum national d’Histoire naturelle.

Les archives sonores du musée d’Ethnographie de Neuchâtel12Musée d’Ethnographie de Neuchâtel : men.ch/fr/collections/musique/archives-sonores. sont en libre accès sur le site du musée et regroupent des collectes du Sahara occidental, Jura, Bénin et territoire Inuit. 1 500 instruments13Collection d’instruments du MEN : www.men.ch/fr/collections/musique/instruments-de-musique. y sont conservés, certains apportés par Arnold Van Gennep. La collection est accessible grâce à une base de données générale des fiches muséographiques14Base de données du MEN : mus-e.ne.ch/app/eng1/f?p=135:8..

Le portail Ibn Battūta15Ibn Battūta : www.ressources-mcm.com/s/Ibn_Battuta/page/accueil.-Maison des cultures du monde à Vitré, centre de documentation du CFPCI (Centre français du patrimoine culturel immatériel), représente un fonds de plus de 20 000 archives consultables du patrimoine culturel immatériel mondial (musique, théâtre, danse, marionnettes, fêtes, rituels), dont 60 000 documents imprimés et 1 783 CD. Le fonds Brăiloiu du musée d’Ethnographie de Genève16Fonds Brăiloiu du musée d’Ethnographie de Genève : www.ville-ge.ch/meg/musinfo_ph.php. valorise la collection sonore de Constantin Brăiloiu17Collection sonore de Constantin Brăiloiu : memobase.ch/fr/recordSet/meg-003., fondateur des Archives internationales de musique populaire (AIMP) et de la Collection universelle de musique populaire enregistrée (1951-1958).

Parmi les autres sources, citons la vidéothèque du CNRS18CNRS Images : videotheque.cnrs.fr., les sites du musée du quai Branly-Jacques Chirac19Voir le site collections.quaibranly.fr/pod16/#0d866892-6dd6-470c-a2e3-f9f7cae1ab90. et le Musical Instrument Museums Online20Musical Instrument Museums Online : mimo-international.com/MIMO., le site Europeana avec par exemple l’exposition « Sur les traces de la mission Ogooué-Congo »21Europeana : www.europeana.eu/portal/fr/exhibitions/1946-ogooue-congo-mission. et la Philharmonie de Paris22Philharmonie de Paris : pad.philharmoniedeparis.fr..

Enfin, depuis 2011, le portail du patrimoine oral de la Fédération des acteurs et actrices de musiques et danses traditionnelles (FAMDT)23Portail du patrimoine oral de la FAMDT: stq4s52k.es-02.live-paas.net.fusionne recherche et collaboration, et regroupe des documents non édités : musique, danse, chansons, littérature orale, témoignages, remontant jusqu’en 1900.

Lors des JETU 2022, l’importance des supports numériques dans la mise en valeur des collections d’enregistrements ainsi que du patrimoine immatériel et historique a été révélée à travers la communication de Julie Oleksiak, ethnomusicologue coordinatrice de la recherche du Centre des musiques traditionnelles Rhône-Alpes (CMTRA), et d’Éric Desgrugillers, chargé de documentation à l’Agence des musiques des territoires d’Auvergne (AMTA), « Infrasons, archives sonores en partage », projet ayant pour origine le mouvement folk revival des années 1970 qui a revalorisé le patrimoine immatériel des musiques et danses traditionnelles en France. De 1985 à 2008, l’AMTA a collecté des vidéos afin de réaliser un atlas sonore des pratiques ; de son côté, le CMTRA s’est intéressé au répertoire rural local, puis aux musiques migratoires. Le CMTRA a été labellisé Ethnopôle en 2016, année où le projet numérique contributif Infrasons24Via le site infrasons.org créé à la suite de la fusion des Régions. a été constitué. La base interrégionale du patrimoine oral de Normandie25Patrimoine oral de Normandie : patrimoine-oral.org. propose 400 heures d’enregistrements inédits et 10 000 notices (archives sonores, vidéos, livres, son édité), et est référencée dans le portail du patrimoine oral regroupant 70 000 documents d’archives sonores et audiovisuelles sur les traditions orales.

Marie-Barbara Le Gonidec, ingénieure d’études auprès du ministère de la Culture, et François Gasnault, conservateur, historien, chercheur au laboratoire InVisu, y ont présenté « Rendre accessibles et valoriser les archives ethnomusicologiques du MNATP : ressorts et contours du projet Les Réveillées ». Les projets Didomena26Didomena : didomena.ehess.fr/collections/2z10wq61n. et Les Réveillées27Les Réveillées : les-reveillees.ehess.fr. (depuis juin 2021) sont basés sur les enquêtes menées au Musée national des arts et traditions populaires (MNATP) par les ethnomusicologues Claudie Marcel-Dubois et Marie-Marguerite Pichonnet-Andral de 1939 à 1984. Ces archives sont conservées aux Archives nationales et au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem). Les modalités numériques ont permis de « reconstituer virtuellement » les enquêtes scientifiques. Comme l’expliquent François Gasnault et Marie-Barbara Le Gonidec, la numérisation permet « de copier à l’infini les informations conservées sur les supports originaux », tandis qu’une banque de métadonnées « caractérise chaque document » issu des « registres d’inventaire du musée pour les enregistrements et les photographies » et des « répertoires analysant les archives textuelles ». Projet pilote de l’EHESS, il est caractérisé par une base de milliers de données numériques dont l’archivage a duré 14 ans, un site d’une cinquantaine d’articles de recherche, et constitue l’une des références majeures du patrimoine oral français.

De nouveaux traitements logiciels

Autre répercussion du big data, le développement de la numérisation des données issues du terrain a conduit les ethnomusicologues à rechercher, manipuler et développer des logiciels adaptés. Ainsi, la représentation visuelle et l’analyse des paramètres sonores (Sonic Visualiser, AudioSculpt, Praat, Transcribe!, MeiDunhuang28Permet d’obtenir automatiquement des diagrammes d’analyse mélodique à partir du codage MusicXML (Picard F., « “L’Harmonie des vents du milieu”, un air chinois revu par Fétis », 2020, p. 7, en ligne : shs.hal.science/halshs-03078590/document).) ou audiovisuels (DaVinci, iMovie) d’enregistrement et traitement du son (stations de travail audionumériques telles que Reaper ou Mixcraft), de gravure musicale (Finale, MuseScore), mais aussi d’analyse sémantique (Tropes), de représentation synchrone (iAnalyse) ou d’analyse exploratoire de données (Gephi) font partie des outils utilisés par les chercheurs.

Le statut des techniques d’extraction de données musicales (music information retrieval, ou MIR) dans la recherche en ethnomusicologie apparaît comme ambivalent. En corollaire à la montée en puissance des données musicales numérisées et des métadonnées associées, on pourrait penser que les techniques de MIR se développent de façon jumelée. Or l’enquête corrobore le fait que ces techniques semblent pour le moment faiblement utilisées sur le plan du corpus d’étude dans le domaine ethnomusicologique29De l’ordre de deux cas sur dix., si ce n’est pour extraire des événements musicaux (onsets30Littéralement, « début musical ». La musical onset detection est « l’une des tâches les plus élémentaires dans l’analyse musicale » (voir SCHlüter J. et BöCk S., « Improved musical onset detection with Convolutional Neural Networks », 2014, IEEE International Conference on Acoustics, Speech and Signal Processing [ICASSP], Florence, Italie, 2014, p. 6979-6983, en ligne : ieeexplore.ieee.org/document/6854953).) ou exploiter les métadonnées associées à des échantillons (GlobalChant, Carnet de notes31Carnet de notes : www.iremus.cnrs.fr/fr/base-de-donnees/carnet-de-notes., Neuma). Le domaine de recherche relatif à la MEI (music encoding initiative32Projet collaboratif open source ayant pour objectif de définir un système d’encodage de documents musicaux. Voir le site music-encoding.org.) étant encore à un stade de développement, son application en ethnomusicologie reste limitée, par manque d’information à propos de ces techniques – c’est l’un des points révélés par l’enquête –, et parce que les ethnomusicologues travaillent sur des dimensions des pratiques musicales pour lesquelles ces techniques ne sont pas pertinentes pour le moment33Notre informateur cite l’« extraction d’onsets » ainsi que « GlobalChant, Carnet de notes, Neuma, en attendant la généralisation de MEI et des recherches afférentes » que notre informateur « contribue à développer ». Il précise aussi que « ceux qui ne les utilisent pas affirment ne pas avoir connaissance de ces techniques, ou travailler davantage sur le domaine des pratiques musicales ».. Dans le cadre des JETU, la communication34« Analyser pour interpréter ? L’exemple de l’air “Goélands et aigrettes sont oublieux des fourberies”, entre archives sonores et manuels pour cithare qin de la Chine moderne et contemporaine », Société française d’ethnomusicologie et British Forum for Ethnomusicology, septembre 2022, musée du quai Branly, Paris, en ligne : hal.science/hal-03981588. de Simon Debierre, doctorant à l’École pratique des hautes études, a démontré l’importance de l’utilisation des logiciels de traitement de données et d’analyse en ethnomusicologie. Simon Debierre a fondé ses recherches sur les archives réalisées en 1956 du musicographe Zha Fuxi (1895-1976), en particulier 275 pièces enregistrées d’une durée de 16 heures. Dans le cadre de son analyse des répertoires de la cithare qin chinoise, « les outils numériques tels que le logiciel iAnalyse, le logiciel MeiDunhuang (analyse structurelle) et le logiciel Bao Song Ping, axé sur la dactylographie des sources primaires » ont permis de définir les modalités d’exécution musicale et de variation de nombreux aspects musicologiques spécifiques (attaques, rythme mesuré/libre, tempérament musical et polytempérament, entre autres).

De nouvelles pistes pour une recherche collaborative

L’une des conséquences du développement des réseaux et d’Internet pour la recherche est la montée en puissance de la recherche collaborative. Dans le cadre de l’enquête, quatre répondants ont participé à des protocoles de recherche collaborative, trois impliquant la manipulation de données numériques « en guise d’illustrations du propos du ou des sujets traités lorsque cela est nécessaire ». Lors du panel Vie numérique des archives des JETU, la communication de Lê Y Linh, chercheuse associée à l’IHMC-ENS, « Outils numériques dans la conservation de la musique : la collection d’archives du compositeur Hoàng Vân, Vietnam », a eu pour objet le site Internet créé en sa mémoire et visité plus de 930 000 fois35Voir le site hoangvan.org.. Conçu pour la valorisation des œuvres du compositeur qui a joué un rôle essentiel dans la constitution de la musique académique vietnamienne, la création du site a apporté une accessibilité des pièces musicales saluée par la presse. C’est la recherche collaborative qui a permis la constitution du corpus, 50 % des documents présents ayant pour origine le don de la part d’institutions, de fans ou d’artistes, instituant des échanges musicologiques collaboratifs pointus.

De nombreux enquêtés ont participé à la recherche collaborative par le biais de l’alimentation des bases de données en ligne, cinq répondants sur dix ayant participé à la documentation d’archives numériques36Par exemple, les projets RIETMA (Réseau international d’étude des traditions musicales africaines) et SHARE (transfert d’enregistrements sonores à la Rwanda Cultural Heritage Academy) de l’AfricaMuseum de Tervuren. : numérisation de collections de musées (musée des Tatras à Zakopane), alimentation du projet DEKKMMA37DEKKMMA : Digitalisatie van het Etnomusicologisch Klankarchief van het Koninklijk Museum voor Midden- Afrika (Digitalisation de l’archive sonore ethnomusicologique du Musée royal de l’Afrique centrale), projet qui présente de nombreuses limites en termes de FAIRisation (« L’objectif des principes FAIR est de favoriser la découverte, l’accès, l’interopérabilité et la réutilisation des données partagées », voir en ligne : www.universite-paris-saclay.fr/recherche/science-ouverte/les-donnees-de-la-recherche/produire-des-donnees-fair)., Projet de réseau international des instruments de musique africaine (PRIMA)38Voir le site www.africamuseum.be/fr/research/discover/news/prima. pour la digitalisation du patrimoine musical africain, participation au projet Sheng ! L’orgue à bouche, piloté par l’IreMus, projet de recherche collaboratif associant création et diffusion (2019-2023) : « première recherche organologique et acoustique réuni[ssant] de nombreuses institutions spécialisées du domaine dans le monde afin de créer une plateforme open source pour des compositeurs, musiciens et chercheurs », dont l’objectif est de réunir un ensemble d’articles, vidéos, des enregistrements des séances de recherche, concerts, et séminaires39Voir le site www.ircam.fr/agenda/sheng-lorgue-a-bouche-seminaire-8/detail..

Concernant les projets universitaires collaboratifs, citons le projet pédagogique en anthropologie filmique mené par Nicolas Prévôt, Estelle Amy de la Brétèque et Magali de Ruyter à l’université de Paris Nanterre, « Le patrimoine musical des Nanterriens », illustré par le webdocumentaire INOUI40INOUI: inouiwebdoc.fr. portant sur la visibilité des musiciens de Nanterre filmés par des étudiants. Le montage se fait sur le logiciel open source DaVinci Resolve et, en 2022, des développeurs informatiques ont été sollicités afin que la documentation soit réutilisable par les utilisateurs, grâce à la plateforme GitHub. À la suite de ce projet, le second pan du projet Immersions a vu le jour, porté par le Labex Les passés dans le présent, dans le but de « s’immerger dans différents lieux et à différentes échelles » : « Chez Rouget », une immersion virtuelle immersive à 360° dans l’appartement de l’ethnomusicologue Gilbert Rouget, devant devenir sur le long terme un centre de ressource en ethnomusicologie.

À Tours, le projet D’ici et d’ailleurs41Projet D’ici et d’ailleurs : dicietdailleurs.univ-tours.fr. est mené par Talia Bachir-Loopuyt depuis 2018 avec les étudiants de musicologie, au côté de Lionel Fandeur, responsable du Pôle multimédia. Le site est alimenté par les recherches des étudiants et propose une cartographie interactive du patrimoine immatériel de la région. La réalisation de portraits d’habitants-musiciens est une démarche ethnographique collaborative aussi rencontrée à Saint-Étienne, avec le projet Comment sonne la ville42« Comment sonne la ville » : www.commentsonnelaville.com/portraits-d-habitants. (partenariat CMTRA/université de Saint-Étienne) ou encore l’exposition interactive de Villeurbanne « Instruments voyageurs », le monde sonne à nos portes43« Instruments voyageurs » : lerizeplus.villeurbanne.fr/article.php?larub=246&titre=instruments-voyageurs-le-monde-sonne-a-nos-portes (Rize/CMTRA/École nationale de musique).

On constate une implication croissante des chercheurs et étudiants dans des processus dynamiques d’intégration et de validation des connaissances et des ressources, allant dans le sens d’une plus grande diffusion et d’une meilleure accessibilité. Bien qu’émergente dans un domaine où les projets sont encore principalement menés par des individus, la recherche collaborative en ethnomusicologie recèle un potentiel de développement très prometteur.

De nouvelles manières d’aborder les terrains

E-terrain et réseaux sociaux

Le e-terrain, ou « ethnographie online », « virtuelle », « numérique », est « une méthode de recherche online qui adapte des méthodes ethnographiques à l’étude de communautés et de cultures créées par le biais des interactions sociales ayant pour médiateur l’ordinateur44Voir le site en.wikipedia.org/wiki/Online_ethnography ». Renforcé depuis la pandémie de 2020, le e-terrain est devenu un nouveau champ de recherche ethnographique45Parmi les réponses : YouTube, Facebook, Bandcamp, Facebook, Instagram, SoundCloud, Spotify, TikTok, cité par sept répondants, dont un comme terrain principal ; même si certains en ignorent l’existence. YouTube arrive en tête des services de partage, pour sa dimension vidéo et sa fonction d’archivage social, « où le site ne sert pas uniquement d’espace de publication […] mais offre aussi un espace de dialogue46Diettrich B., « La mise en scène du numérique : le douzième Festival des Arts du Pacifique, performance et médias en ligne », dans S. Geneix-Rabault et M. Stern (dir.), Quand la musique s’en mêle dans le Pacifique Sud, op. cit., p. 137. ». Certains chercheurs choisissent d’explorer un réseau en particulier, comme TikTok ou Facebook.

Lors des JETU, la question du e-terrain s’est révélée pertinente. Les confinements et restrictions de voyage imposés par la pandémie ayant intensifié les activités numériques, l’image du e-terrain s’est trouvée positivement transformée. Il représente désormais un aspect complémentaire des enquêtes de terrain in situ, permettant d’accéder à des objets, sources, informateurs auparavant inaccessibles, le rendant prometteur. Lors du panel Arts numériques et réseaux sociaux, la communication de Yohann Rabearivelo, étudiant en année préparatoire au doctorat à l’EHESS, intitulée « Quand le musicien chercheur devient influenceur musical » (enquête centrée sur sa propre immersion au sein de TikTok), a dévoilé les contradictions et les spécificités de l’ethnomusicologie en la matière : l’identité multiple du chercheur s’est étendue ; d’analyste, ingénieur du son, musicien, l’ethnomusicologue est devenu influenceur de réseaux sociaux et en manipule désormais les codes.

Réalité virtuelle

La réalité virtuelle, technologie permettant de simuler la présence de l’utilisateur dans un environnement virtuel, n’est utilisée par aucun répondant. Cependant, lors du panel Arts numériques au studio, la communication d’Ons Barnat, professeur à l’université du Québec47Menée en corecherche avec Caroline Traube, de l’université de Montréal, et Frédéric Léotar, du Centre des musiciens du monde.,

« En immersion audiovisuelle au cœur de la performance musicale », a présenté la réalité virtuelle comme nouveau moyen d’expérimentation du réel, et dans ses aspects pédagogiques et didactiques. Cette expérience intègre la question de son rôle dans le rapport observant/observé dans le cadre d’une ethnographie musicale : une « ethnographie immersive », grâce aux visiocasques Oculus Quest 2, ce projet « visant à développer une méthodologie novatrice de captation immersive de la performance musicale », afin de « restituer des expériences musicales dans un format audiovisuel interactif, tout en abordant certaines des problématiques méthodologiques, éthiques et épistémologiques soulevées par l’utilisation d’un tel dispositif ». La réalité virtuelle a démontré une expérience novatrice du fait musical, et un potentiel d’accroissement et de renforcement des approches pédagogiques et cognitives.

Les risques et leurs solutions

Une importance exponentielle du big data en ethnomusicologie

Le big data est important pour la diffusion de la recherche, estiment tous les répondants. Toutefois, les chercheurs n’identifient pas toujours la nature du lien : s’il est parfois considéré comme « concern[ant] les données existantes traitables par un processus automatique », comme l’a souligné l’un des répondants : « la diffusion de la recherche s’effectue avantageusement au moyen de l’édition scientifique ouverte ; je ne vois pas le lien avec le big data ». Pourtant, la diffusion des résultats de recherche dans les bases de données précitées ou chez les éditeurs présentant leur catalogue en ligne, même si le degré d’accessibilité varie fortement, contribue précisément à l’alimentation des données en nombre disponibles sur Internet et donc traitables par les algorithmes des moteurs de recherche.

L’impact du big data dans la diffusion de la recherche ethnomusicologique relève de considérations exprimées d’ordre « philosophique », « artistique », « citoyen », « sociétal », voire « cognitif », et l’importance des moteurs de recherche comme Google Scholar est fréquemment citée. Dans d’autres témoignages, il est associé à la diffusion et à l’accès aux données en très grand nombre, avec les problématiques impliquées – piratage, copie, droits d’auteur –, et les aspects positifs d’accès pour tous à la culture. Une grande place est donnée aux logiciels de visioconférence comme Zoom permettant un accès interactif au savoir : les conférences et colloques en ligne en temps réel ou enregistrés, les répétitions musicales, les dispositifs de transmission des travaux scientifiques et universitaires. Étant donné l’importance significative du big data dans la recherche, et sa méconnaissance ou sa moindre valorisation par ses usagers, nous pouvons conclure qu’il existe encore aujourd’hui un clivage entre des conceptions parfois réfractaires aux outils numériques et une réalité numérique qui ne peut plus être remise en question. Ainsi, le big data reste pour un grand nombre d’ethnomusicologues un domaine obscur ou abstrait, bien qu’ils en fassent un usage quotidien. Si l’enquête a permis d’identifier certains ressorts de cette contradiction, une investigation approfondie permettrait d’affiner la compréhension des enjeux et de préciser le potentiel du big data pour la discipline.

Opportunités, risques, alertes

Quels sont les principaux risques liés à ces nouvelles pratiques ? Chaque méthodologie recèle des écueils inhérents à sa nature ou à son contexte d’application. L’irruption du big data a modifié le rapport du chercheur aux protagonistes, personnes ressources et objets d’étude, et affecte les résultats de recherche sur les plans pratiques, conceptuels, techniques, analytiques. Les principaux risques relatifs à l’analyse quantitative relevés par les répondants sont d’ordre épistémologique, méthodologique, éthique, institutionnel48Le problème majeur de l’analyse quantitative souligné par certains répondants serait de « faire dire n’importe quoi aux données » et de « perdre de vue les spécificités locales au profit de moyennes pas forcément pertinentes »..

Au niveau méthodologique, notons la nécessité de maîtriser les outils technologiques de collecte de données avec précision ; un chercheur opérant sur le réseau TikTok explique qu’il utilise un filtre lié aux hashtags ; l’algorithme présentant des limites, il doit procéder à des vérifications manuelles. La collecte de métadonnées sur de tels réseaux se heurte à des obstacles tels que des restrictions d’accès imposées par ceux-ci. La question de la fiabilité des métadonnées se pose aussi, puisque si les plateformes commerciales (Bandcamp, SoundCloud, Spotify, YouTube) sont d’accès plus aisé que les archives institutionnelles (BLS, DEKKMMA, ILAM49International Library of African Music : ilam.africamediaonline.com., Telemeta), les métadonnées associées à ces dernières sont généralement plus fiables. De plus, la gestion des données et de leur archivage est complexifiée par la quantité de données, les formats courts des contenus et leur viralité. Le mode de fonctionnement de certaines plateformes comme TikTok impose la création de contenu pour entrer en contact avec un utilisateur. Il existe aussi un risque de produire des interprétations non pertinentes ou sans nuance à partir des données en nombre. Le processus de généralisation par le biais de calculs statistiques est susceptible d’éloigner le chercheur des spécificités locales. Enfin, notons « l’accumulation excessive de données disparates » en matière de format, séparées de leur contexte pourtant déterminant pour un traitement adéquat.

Au niveau épistémologique se pose la question de la conservation et de l’accès aux données sur le long terme, la vulnérabilité des données numériques pouvant entraîner leur perte. La problématique de l’accès aux données initiales des études ethnomusicologiques n’est pas nouvelle. L’éloignement du terrain physique pourrait de plus renvoyer à une « ethnomusicologie de bureau » telle que pratiquée à l’aube de l’anthropologie. Si le e-terrain permet d’« élargir le cercle des informateurs et d’avoir une idée plus large des interactions entre musiciens », le chercheur s’éloigne de la réalité du terrain physique et de sa dimension humaine, au profit d’une exhaustivité désincarnée. Au niveau éthique se pose la question de la protection des données d’une exploitation abusive en termes de propriété intellectuelle, de droit à l’image et des usages légaux des données collectées, conduisant à une réflexion inévitable sur la réglementation des usages de celles-ci. Au niveau institutionnel, nous rencontrons une problématique politique liée au risque de dépendance à certains organismes, et des questionnements portant sur le financement et la valorisation du temps important consacré à l’archivage. Comment l’intégrer dans le temps de la recherche ? Enfin, nos informateurs ont révélé des problématiques liées au manque de nuances dans le choix des éléments non pris en compte, au tri numérique des informations, à l’éloignement du terrain géographique avec impossibilité de mettre en réseau les pratiques réelles, à la nécessité d’approches pluri- et transdisciplinaires, au manque de conceptualisation, à l’écoute et à la compréhension des nécessités et aspirations des musiciens sur le terrain et leur capacité d’action limitée sur un répertoire collecté et sauvegardé.

Solutions potentielles

En premier lieu, une réponse épistémologique générale peut être apportée : celle d’un soin particulier apporté à la définition de l’objet d’étude, la définition d’une problématique « honnête et rigoureuse » qui intègrerait « des hypothèses solidement formulées en lien avec les données, les indicateurs, etc. ». L’analyse quantitative pourrait être placée en complément des méthodes de terrain traditionnelles, « en conservant le terrain physique comme source principale des recherches ». Un apport des disciplines mieux aguerries aux traitements quantitatifs serait souhaité. Le big data représente davantage un outil qu’une « finalité du discours scientifique ». La question du stockage et du partage des données est aussi cruciale, par « la mise en place de plateformes de partage de données accessibles et participatives », aussi indépendantes que possible, sécurisées, et « constituées à partir d’un protocole d’archivage clair ». Le problème de l’indépendance des banques d’archives, et de la sécurité liée au vol, à la perte ou à la fuite des données se pose. La question spécifique des métadonnées fait l’objet d’une réflexion générale sur leur accessibilité, leur interopérabilité et leur potentiel de réutilisation, sous le terme de « FAIRisation » et sa réalisation technique la « FAIRification »50Voir les sites www.go-fair.org/fair-principles/fairification-process et phn-wiki.ish-lyon.cnrs.fr/doku.php?id=fairdata:fairisation_fairification.. La discipline n’échappe pas à cette problématique. Enfin, il faudrait une prise de conscience de ces enjeux et questionnements de la part des usagers afin de contribuer, d’utiliser, de s’approprier le big data avec un désir de partage et d’éveil intellectuel.

Cependant, le big data présente des opportunités considérables pour la discipline. Les premières sont d’ordre scientifique et expérimental. L’accès à un nombre incommensurable de données représente un gain de temps pour le chercheur. L’apport conjoint du big data et des méthodes de traitement de masse permet d’envisager des études comparatives des traditions musicales plus larges sur les plans diachronique ou géographique ; il apporte une dimension quantitative à une recherche par essence qualitative, et permettrait de varier l’échelle d’analyse et les niveaux de comparaison (small data/big data, valeur de travail quantitative/qualitative). Les études basées sur le e-terrain se heurtent aux algorithmes de recommandation des plateformes, réducteurs et enfermant en quelque sorte le chercheur dans un univers musical clos. Le big data permet au contraire d’observer à plus grande échelle. L’analyse quantitative engage le chercheur dans la formulation de nouvelles hypothèses et dans leur test, afin de faire émerger des paramètres jusqu’alors dissimulés. Plus largement, elle permet « de prendre part de façon plus dynamique à une musicologie générale, notamment à travers une épistémologie de l’analyse musicale ». Certains chercheurs pensent que le big data constitue un outil méthodologique pertinent pour l’analyse des pratiques musicales transversales et des esthétiques « hybrides » que le développement d’Internet a démultipliées.

Les aspects positifs concernent aussi les processus de démocratisation des données et liés à la science collaborative. L’émergence du big data contribue de manière spectaculaire, sur quelques décennies, à la démocratisation des savoirs et à l’annihilation des distances, par l’accès aux travaux universitaires, aux collections audiovisuelles numérisées, à des enregistrements pour lesquels il fallait jadis faire des milliers de kilomètres : « les articles universitaires en ligne sont une mine de recherche enrichissante. Leur difficulté d’utilisation rend la communication entre pairs primordiale et pousse donc à la recherche collective ». Au niveau épistémologique, l’irruption du big data en ethnomusicologie conduit le chercheur à interroger ses propres processus de recherche, en termes pluri- ou transdisciplinaires ; la musique étant « une réalité plurielle dans son essence profonde qui ne tient pas seulement de sa nature physique, ni uniquement du domaine de la musicologie » : en effet, « l’ethnomusicologie nécessite une approche pluridisciplinaire pour répondre aux exigences des terrains », allant dans le sens d’un concept de « musicologie générale » incluant toutes les approches liées à la musique. Ceci est d’autant plus vrai en ce qui concerne le e-terrain.

Une approche pluridisciplinaire du big data est souvent mentionnée comme prometteuse car susceptible de faire évoluer les problématiques. L’anthropologie de la musique ne pouvant rendre compte à elle seule du fait musical, elle pourrait s’intégrer dans un faisceau de disciplines au même titre que l’ethnochoréologie51Anthropologie de la danse., la psychanalyse, la sociologie, la pédagogie, les études de genre, la culture visuelle ou les neurosciences. Toutefois, s’agissant de science dite « dure », des questions de compatibilité en ce qui concerne les modes de gestion du temps et de publication restent à résoudre, et cette approche peut nécessiter l’apport d’une compétence externe en matière d’analyse quantitative. Les posts collectés sur le e-terrain apporteraient un « sens supplémentaire aux niveaux poïétique et esthésique52Évocation du concept de tripartition de Jean Molino, reprise par Jean-Jacques Nattiez, formée des trois niveaux d’analyse neutre, poïétique et esthésique. d’une œuvre ou d’une pièce. Ils inciteraient à réfléchir sur le sens même d’une culture musicale, son noyau et ses frontières ». D’une façon générale, la définition même du terrain en ethnomusicologie est bousculée : d’une « question d’espace, de territoire et de frontières », l’on « passe à la question du “découpage” du temps (avant, pendant, après) ». Cependant, le e-terrain connaît lui aussi des complexités, dont celles de la « hiérarchisation des esthétiques musicales », ou encore de la « place des données numériques dans la réappropriation d’espaces de musique sociale ». Quelle est la réalité de la participation des ethnomusicologues dans des projets transversaux impliquant le big data ? Seuls deux participants ont évoqué des rôles de coordinateur de projets ou de logisticien plutôt que de chercheur : « fournisseur, transmetteur, analyseur de données sonores et musicales ».

Conclusion

Les habitudes des ethnomusicologues relatives aux outils numériques ont-elles changé ? Malgré le développement des réseaux mondiaux concomitant à la pandémie de Covid-19, tous n’estiment pas que leurs habitudes aient évolué au cours des dernières années. L’importance croissante du numérique et des outils de communication associés (tels que le smartphone) par les ethnomusicologues, enseignants-chercheurs ou musiciens, suscite un intérêt vif concernant les développements technologiques dans ce domaine. De nombreuses interrogations concernent l’obsolescence « vertigineuse » (iAnalyse) et la disparition (Acousmographe) d’outils numériques, tandis que de nouveaux outils d’analyse sont découverts. Point essentiel, nous observons un accroissement des communications et des échanges de données avec les informateurs, spécifiquement grâce au smartphone. Les ethnomusicologues modulent au cours de leur terrain et de leur carrière les outils numériques utilisés, parallèlement à l’apparition de nouveaux médias et logiciels numériques. Les répondants considèrent les techniques de MIR, la blockchain, l’informatique décentralisée et la réalité virtuelle comme des innovations technologiques susceptibles de les faire progresser dans leurs pratiques. Comment les ethnomusicologues perçoivent-ils l’avenir de la discipline en relation avec ces questions ? Quels seraient les outils innovants potentiellement utiles à la discipline ? Ces nouveaux outils seraient perçus plutôt positivement mais avec prudence, et apportant une source de réflexion épistémologique sur la pratique du terrain, l’analyse musicale et la place des archives numériques dans ce processus. C’est aussi une opportunité de construire une « mutualisation nationale, voire européenne, des infrastructures d’archivage numérique », allant dans le sens d’une démocratisation scientifique et culturelle. Idéalement, le big data devrait permettre l’aboutissement d’une « approche qui embrasserait les descriptions musicales, sociales, linguistiques et chorégraphiques sur la base de matériels audiovisuels ». Cette réflexion globale devrait pouvoir se faire de manière pluridisciplinaire dans l’arène scientifique autour de débats, publications, conférences et propositions : « l’ethnomusicologie doit se saisir des nouvelles technologies à partir des questions [que celles-ci] soulèvent ».

  • 1
    Solis G., « Music technology in ethnomusicology », dans S. A. Ruthmann et R. Mantie (dir.), The Oxford Handbook of Technology and Music Education, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 57-64.
  • 2
    Weyde T., Cottrell S., Dykes J. et al., « Big data for musicology », dans Proceedings of the 1st International Workshop on Digital Libraries for Musicology, Londres, septembre 2014, p. 1-3
  • 3
    Numéro thématique « Cultures du numérique », Cahiers d’ethnomusicologie, n° 35, Genève, Ateliers d’ethnomusicologie, 2022.
  • 4
    Voir le site ethnomusicologie.fr/jetu-2022-arts-et-humanites-numeriques-dans-lethnomusicologie.
  • 5
    Sur la base d’un questionnaire en ligne mis à disposition des 150 membres du réseau de la Société française d’ethnomusicologie, de novembre 2022 à janvier 2023. Anonymisées, les réponses apparaîtront entre guillemets. Le taux de réponse faible est conforme à ce type d’enquête : dix réponses, dont quatre de jeunes chercheurs, cinq d’enseignants-chercheurs confirmés et une d’un enseignant-chercheur senior.
  • 6
    Au début du XXe siècle, les diffusionnistes interprétaient, contrairement aux évolutionnistes, les traits communs entre des sociétés parvenues au même stade d’évolution, comme le résultat d’un processus de « diffusion » à partir d’un nombre limité de « foyers culturels ». Voir Géraud M.-O., Leservoisier O. et Pottier R., Les notions clés de l’ethnologie, Paris, Armand Colin, 2016, p. 137.
  • 7
    L’étude « Music, Mobile Phones and Community Justice in Melanesia » de 2015 fut financée par l’Australian Research Council et impliqua une chercheuse du CNRS/LESC. La circulation de corpus musicaux par l’intermédiaire des téléphones portables pose la question de la qualité du son et de la documentation.
  • 8
    Voir : « Archives sonores et ethnomusicologie : quelques points d’actualité », journée d’étude et assemblée générale de l’AFAS, Paris, musée du quai Branly, 24 juin 2010, en ligne : journals-openedition-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/afas/1453 ; le projet de recherche « Les sources de l’ethnomusicologie : les outils du web de données pour une médiation novatrice des archives sonores et audiovisuelles », dans le cadre du Labex Les passés dans le présent (2012) ; « Archives sonores du patrimoine oral en France : où consulter ? » (2012), voir le site imageson.hypotheses.org/1016.
  • 9
    Archive des enquêtes menées en France par Claudie Marcel-Dubois (1913-1989) et Marie-Marguerite Pichonnet-Andral (1922-2004) de 1939 à 1984, Musée national des arts et traditions populaires (MNATP, 1937-2005, Paris), hébergée sur la plateforme de partage de l’EHESS Didómena (didomena.ehess.fr) et accessible sur les-reveillees.ehess.fr.
  • 10
    Par la possibilité offerte aux internautes de laisser des commentaires, YouTube présente un intérêt particulier en tant qu’« archivage social » (Diettrich B., « La mise en scène du numérique : le douzième Festival des Arts du Pacifique, performance et médias en ligne », dans S. Geneix-Rabault et M. Stern [dir.], Quand la musique s’en mêle dans le Pacifique Sud. Création musicale et dynamiques sociales, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 137).
  • 11
    Application Telemeta : archives.crem-cnrs.fr/archives/fonds.
  • 12
    Musée d’Ethnographie de Neuchâtel : men.ch/fr/collections/musique/archives-sonores.
  • 13
    Collection d’instruments du MEN : www.men.ch/fr/collections/musique/instruments-de-musique.
  • 14
    Base de données du MEN : mus-e.ne.ch/app/eng1/f?p=135:8.
  • 15
    Ibn Battūta : www.ressources-mcm.com/s/Ibn_Battuta/page/accueil.
  • 16
    Fonds Brăiloiu du musée d’Ethnographie de Genève : www.ville-ge.ch/meg/musinfo_ph.php.
  • 17
    Collection sonore de Constantin Brăiloiu : memobase.ch/fr/recordSet/meg-003.
  • 18
    CNRS Images : videotheque.cnrs.fr.
  • 19
    Voir le site collections.quaibranly.fr/pod16/#0d866892-6dd6-470c-a2e3-f9f7cae1ab90.
  • 20
    Musical Instrument Museums Online : mimo-international.com/MIMO.
  • 21
    Europeana : www.europeana.eu/portal/fr/exhibitions/1946-ogooue-congo-mission.
  • 22
    Philharmonie de Paris : pad.philharmoniedeparis.fr.
  • 23
    Portail du patrimoine oral de la FAMDT: stq4s52k.es-02.live-paas.net.
  • 24
    Via le site infrasons.org créé à la suite de la fusion des Régions.
  • 25
    Patrimoine oral de Normandie : patrimoine-oral.org.
  • 26
    Didomena : didomena.ehess.fr/collections/2z10wq61n.
  • 27
    Les Réveillées : les-reveillees.ehess.fr.
  • 28
    Permet d’obtenir automatiquement des diagrammes d’analyse mélodique à partir du codage MusicXML (Picard F., « “L’Harmonie des vents du milieu”, un air chinois revu par Fétis », 2020, p. 7, en ligne : shs.hal.science/halshs-03078590/document).
  • 29
    De l’ordre de deux cas sur dix.
  • 30
    Littéralement, « début musical ». La musical onset detection est « l’une des tâches les plus élémentaires dans l’analyse musicale » (voir SCHlüter J. et BöCk S., « Improved musical onset detection with Convolutional Neural Networks », 2014, IEEE International Conference on Acoustics, Speech and Signal Processing [ICASSP], Florence, Italie, 2014, p. 6979-6983, en ligne : ieeexplore.ieee.org/document/6854953).
  • 31
    Carnet de notes : www.iremus.cnrs.fr/fr/base-de-donnees/carnet-de-notes.
  • 32
    Projet collaboratif open source ayant pour objectif de définir un système d’encodage de documents musicaux. Voir le site music-encoding.org.
  • 33
    Notre informateur cite l’« extraction d’onsets » ainsi que « GlobalChant, Carnet de notes, Neuma, en attendant la généralisation de MEI et des recherches afférentes » que notre informateur « contribue à développer ». Il précise aussi que « ceux qui ne les utilisent pas affirment ne pas avoir connaissance de ces techniques, ou travailler davantage sur le domaine des pratiques musicales ».
  • 34
    « Analyser pour interpréter ? L’exemple de l’air “Goélands et aigrettes sont oublieux des fourberies”, entre archives sonores et manuels pour cithare qin de la Chine moderne et contemporaine », Société française d’ethnomusicologie et British Forum for Ethnomusicology, septembre 2022, musée du quai Branly, Paris, en ligne : hal.science/hal-03981588.
  • 35
    Voir le site hoangvan.org.
  • 36
    Par exemple, les projets RIETMA (Réseau international d’étude des traditions musicales africaines) et SHARE (transfert d’enregistrements sonores à la Rwanda Cultural Heritage Academy) de l’AfricaMuseum de Tervuren.
  • 37
    DEKKMMA : Digitalisatie van het Etnomusicologisch Klankarchief van het Koninklijk Museum voor Midden- Afrika (Digitalisation de l’archive sonore ethnomusicologique du Musée royal de l’Afrique centrale), projet qui présente de nombreuses limites en termes de FAIRisation (« L’objectif des principes FAIR est de favoriser la découverte, l’accès, l’interopérabilité et la réutilisation des données partagées », voir en ligne : www.universite-paris-saclay.fr/recherche/science-ouverte/les-donnees-de-la-recherche/produire-des-donnees-fair).
  • 38
    Voir le site www.africamuseum.be/fr/research/discover/news/prima.
  • 39
    Voir le site www.ircam.fr/agenda/sheng-lorgue-a-bouche-seminaire-8/detail.
  • 40
    INOUI: inouiwebdoc.fr.
  • 41
    Projet D’ici et d’ailleurs : dicietdailleurs.univ-tours.fr.
  • 42
    « Comment sonne la ville » : www.commentsonnelaville.com/portraits-d-habitants.
  • 43
    « Instruments voyageurs » : lerizeplus.villeurbanne.fr/article.php?larub=246&titre=instruments-voyageurs-le-monde-sonne-a-nos-portes
  • 44
    Voir le site en.wikipedia.org/wiki/Online_ethnography
  • 45
    Parmi les réponses : YouTube, Facebook, Bandcamp, Facebook, Instagram, SoundCloud, Spotify, TikTok
  • 46
    Diettrich B., « La mise en scène du numérique : le douzième Festival des Arts du Pacifique, performance et médias en ligne », dans S. Geneix-Rabault et M. Stern (dir.), Quand la musique s’en mêle dans le Pacifique Sud, op. cit., p. 137.
  • 47
    Menée en corecherche avec Caroline Traube, de l’université de Montréal, et Frédéric Léotar, du Centre des musiciens du monde.
  • 48
    Le problème majeur de l’analyse quantitative souligné par certains répondants serait de « faire dire n’importe quoi aux données » et de « perdre de vue les spécificités locales au profit de moyennes pas forcément pertinentes ».
  • 49
    International Library of African Music : ilam.africamediaonline.com.
  • 50
    Voir les sites www.go-fair.org/fair-principles/fairification-process et phn-wiki.ish-lyon.cnrs.fr/doku.php?id=fairdata:fairisation_fairification.
  • 51
    Anthropologie de la danse.
  • 52
    Évocation du concept de tripartition de Jean Molino, reprise par Jean-Jacques Nattiez, formée des trois niveaux d’analyse neutre, poïétique et esthésique.
53