Musique et données
De la recherche aux usages

Éditorial

Par Jean-Philippe Thiellay
Publié le 15 juin 2023
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Jean-Philippe Thiellay est président du Centre national de la musique. Il est également spécialiste de l’art lyrique, côté scène et côté management. Il a publié des essais sur Rossini, Bellini et Meyerbeer aux éditions Actes Sud. Il a récemment publié L’Opéra s’il vous plaît. Plaidoyer pour l’art lyrique (Les Belles Lettres, 2022).


Le recueil que vous tenez entre les mains est la deuxième publication papier du CNMlab, le laboratoire d’idées du Centre national de la musique. Au croisement des mondes de la recherche et de la musique, comme La musique en mouvements publié en 2022, il se penche sur un sujet qui peuple désormais notre quotidien : la donnée. C’est parce qu’il n’existe plus une activité, un échange, une information qui ne soit ou ne puisse être traduit en données, qualifié en métadonnées et analysé par des machines, que ce sujet nous a paru incontournable. Si l’ampleur de la circulation des données, de leur démocratisation et de leur utilisation forme une injonction contemporaine à composer avec elles au quotidien, qu’en est-il pour les professionnelles et les professionnels de la musique, des compositeurs et compositrices aux diffuseurs de musique enregistrée ou de spectacles ?

Avec la révolution numérique, le volume de données musicales a crû de manière exponentielle : les 100 000 titres déposés chaque jour sur les plateformes de streaming sont là pour en témoigner, tout comme les milliards de diffusions radio, télévision ou streaming que les organismes de gestion collective ont à analyser. Prescripteur dans le basculement des consommations de biens culturels en ligne, pour le meilleur et pour l’illégal avec les phénomènes de piratage que l’on a connus, l’écosystème musical est aujourd’hui irrigué par la donnée, de la musique enregistrée au live en passant par l’édition musicale, et de la création à la diffusion, en passant par la production. Le big data, ces données numériques collectées à grande échelle, se sont imposées comme une ressource stratégique qui a largement pénétré le champ musical. Si cet écosystème est reconnu pour être moteur dans les nouveaux usages qui en découlent et qui s’installent progressivement dans les pratiques professionnelles, certains acteurs de terrain – souvent des associations de taille modeste, des PME ou des TPE – et le grand public les méconnaissent toujours.

C’est que la donnée semble être un objet pluriel, intangible, parfois même artificiel : parce qu’elle est difficilement observable, elle alimente dès lors fantasmes et inquiétudes. Que l’on soit en présence de données liées aux contenus, c’est-à-dire aux œuvres, ou de données liées à la consommation en ligne, on peine à en saisir les réalités musicales. Si les données sont difficilement saisissables, c’est qu’elles sont « une description élémentaire d’une réalité ou encore un élément d’information ayant un sens pour celui qui la produit » (voir l’ouvrage La culture des données de Juliette Denis et Joëlle Farchy, paru en 2020).

Pourtant, les données sont au fondement du modèle économique de plusieurs acteurs de la musique, au premier rang desquels les plateformes, principale source de revenus du côté de l’industrie phonographique. Elles sont aussi un enjeu crucial de répartition de la valeur sous forme de droits grâce à la mesure toujours plus précise de la consommation. Elles sont également un outil incontournable pour le développement des entreprises et des projets artistiques : marketing, prédiction des ventes (de billets de spectacle, de musique enregistrée, en France comme à l’international). Enfin, grâce aux études quantitatives, les données sont utilisées pour l’analyse des mouvements de fond qui animent la filière musicale, à condition qu’elles soient accessibles, ce qui pose la question de leur propriété et du coût de leur traitement.

Dans ce recueil, nous avons réuni des contributions de chercheurs et chercheuses, d’expertes et d’experts, en leur proposant le défi de prendre la mesure de l’intangible et de rendre visibles les transformations du secteur de la musique à l’aune de la donnée et de ses ramifications. Comment la donnée s’est-elle imposée comme un enjeu crucial pour la filière de la musique ? Comment irrigue-t-elle déjà le travail des artistes et professionnels du secteur ? Qui sont les acteurs, publics ou privés, qui recueillent, traitent et valorisent les données de la musique et quelles sont leurs relations ? Quel est l’impact de cette centralité de la donnée sur l’écoute de musique ?

Ainsi, Julie Knibbe ouvre le recueil en cartographiant le recours aux données dans la musique, démontrant que l’usage varie selon les acteurs et les branches, et identifiant les manques de compétences, d’acculturation et d’investissement en la matière. Louis Wiart et Michaël Spanu s’intéressent à la donnée comme un outil de pilotage de l’activité des professionnelles et professionnels de la musique, déconstruisant les fantasmes et pointant les nouveaux enjeux chez les acteurs de la billetterie ou dans le travail de développement des carrières d’artistes à l’international. En creux, la donnée est un puissant outil de mesure de la performance, qui a une influence non négligeable dans la vie des musiciennes et musiciens, comme le révèle l’enquête de terrain réalisée par Robert Prey.

Ces contributions abordent aussi le rôle des données dans la création musicale. Jean-Claude Heudin décèle dans l’intelligence artificielle de multiples spéculations sur la capacité de nos machines à créer, tandis que Laurent Pottier explore l’importance de la donnée pour l’analyse des sons.

Par ailleurs, les contributions invitent à explorer les conséquences de cette utilisation des données, à l’envisager autant comme un atout que comme une source de contraintes et de risques qu’il s’agit de mieux orchestrer. Plusieurs enjeux sont ici soulevés : l’approche juridique d’Emmanuelle Maisonnial nous permet de comprendre les logiques des réglementations encadrant l’emploi des données, tandis que Jean-Robert Bisaillon propose une mesure de la « découvrabilité » visant à faire converger les pratiques professionnelles et ainsi à contrer les potentielles mises en péril de la diversité culturelle sur les plateformes. Quant à Vincent Lostanlen, il rappelle et réaffirme la dimension matérielle des données pour en évaluer l’impact environnemental.

Enfin, dans une contribution réflexive tendant un miroir à ces recherches, Geoffroy Colson et Marie Cousin se penchent sur la manière dont les données agissent sur les pratiques des chercheurs et chercheuses, en prenant le cas de l’ethnomusicologie.

Éclairer ainsi, sous différents angles, une question complexe, informer le grand public passionné par ce qui se passe dans la filière musicale, aider surtout les professionnelles et professionnels de notre filière à anticiper, à voir loin et à relever les défis immenses du temps présent est au cœur des missions du Centre national de la musique. Les productions publiées régulièrement sur le site Internet cnmlab.fr y contribuent tout au long de l’année.

Jean-Philippe Thiellay, président du Centre national de la musique

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