Musique et données
De la recherche aux usages

L’influence des mesures de performance sur les musiciens

L’artiste et le prisme

Par Robert Prey
Publié le 15 juin 2023
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Docteur en philosophie, Robert Prey est chercheur à l’université de Groningue. Il dirige le projet financé par le Conseil européen de la recherche, « The Platformization of Music : Towards a Global Theory » (2023-2028), qui étudie la manière dont les musiciens s’adaptent à l’économie des plateformes au Nigeria, en Corée du Sud et aux Pays-Bas. Ses recherches portent sur les systèmes de recommandation algorithmiques et sur les processus interdépendants de «  datafication  » et de «  plateformisation  » dans la musique.



Résumé

Ce chapitre se concentre sur une forme particulière et très répandue de données : les indicateurs de performance en ligne. En effet, ceux-ci remettent en question la façon dont les artistes se perçoivent et dont ils sont perçus. Par conséquent, ces mesures peuvent profondément influencer leur manière de produire et de diffuser de la musique. Dès lors, comment conceptualiser l’influence des mesures de performance sur les musiciens ? S’appuyant sur des entretiens avec des musiciens, ce chapitre utilise l’analogie du « prisme » réfractant et réfléchissant la lumière, pour nous aider à mieux comprendre l’influence complexe et contingente des mesures de performance sur les musiciens.


Introduction

Les indicateurs de performance sont un type spécifique de données utilisées pour évaluer les performances d’un individu ou d’une organisation par rapport à un objectif établi. Ces mesures et les évaluations qui en résultent saturent et façonnent nos vies professionnelle et personnelle. Peu de domaines, d’activités ou de secteurs échappent au désir et à la possibilité de quantifier : en tant qu’universitaires, nous ne connaissons que trop bien les nombres de citations ; en tant qu’utilisateurs des réseaux sociaux, nous nous demandons dans notre for intérieur pourquoi le message d’un ami a reçu autant de likes ou pourquoi un collègue a plus de followers. Ces indicateurs façonnent de plus en plus la façon dont nous nous percevons et dont nous percevons les autres, ainsi que la façon dont nous nous présentons aux autres.

Les musiciens n’échappent pas à ce phénomène omniprésent. En effet, comme le souligne Richard Osborne dans Music by Numbers, l’implication de l’industrie musicale dans les statistiques et les classements numériques – par le biais des sondages de popularité et des récompenses établies sur les ventes (les disques d’or, de platine et de diamant) – est sans doute « plus répandue, plus publique et plus profonde 1Osborne R. et Laing D. (dir.), Music by Numbers. The Use and Abuse of Statistics in the Music Industries, Bristol, Intellect Books, 2020, p. 2. » que celle d’autres industries créatives. Le passage au streaming a permis d’élargir et d’approfondir les données sur la consommation d’écoute musicale. Aujourd’hui, les indicateurs de performance, qui vont des streams aux vues, en passant par les taux de skip2La part des utilisateurs entamant l’écoute d’un titre, mais changeant de morceau avant la fin de ce titre., les likes et les partages, sont des facteurs de plus en plus importants de la viabilité d’une carrière dans l’industrie musicale, car les revenus des artistes dépendent souvent de ces données. Cependant, les données ne sont jamais simplement descriptives, elles sont toujours performatives. En d’autres termes, elles ne représentent pas simplement le sujet mesuré, mais façonnent activement sa compréhension du monde et la place qu’il y occupe. L’information sous forme de mesures de performance remet en question la façon dont les artistes se perçoivent, leurs relations avec les autres et la façon dont les autres les perçoivent. En conséquence, ces mesures peuvent profondément influencer la manière dont les artistes abordent, produisent et diffusent la musique.

Et c’est là que réside la difficulté : comment conceptualiser l’influence des indicateurs de performance sur les artistes ? Devrions-nous considérer les mesures de performance comme une solution miracle qui exerce- rait un impact direct, immédiat et puissant sur les musiciens ?

Les chiffres peuvent certainement inciter les artistes à réfléchir à la meilleure façon d’« optimiser » leur contenu, leurs performances et leur personnalité pour être découverts et circuler sur les plateformes en ligne. Il ne fait aucun doute que certains musiciens adaptent leur musique en fonction de ce que leur indiquent leurs statistiques sur YouTube ou SoundCloud. Cependant, après avoir mené plus de 40 entretiens approfondis avec des musiciens à différents stades de leur carrière, et représentant un large éventail de genres et de cultures musicales, nous sommes convaincus que très peu d’artistes se réfèrent à ces indicateurs de manière aussi déterminante ou stratégique.

Nous proposons de reformuler la relation entre les musiciens, les indicateurs et la musique de la manière suivante : les musiciens sont influencés par leurs mesures de performance, mais cette influence est 1) réfractée et 2) réfléchie. L’analogie de la lumière qui brille à travers un prisme peut être utile ici. Un prisme est un verre de forme triangulaire qui fonctionne en courbant – ou en réfractant – et en réfléchissant la lumière qui le frappe. En suivant cette analogie, nous affirmons que les indicateurs sont à la fois réfractés et réfléchis par les prismes à travers lesquels les artistes-interprètes les perçoivent.

La recherche sur les indicateurs et la musique

La société des indicateurs

Au cours de la décennie 2010-2020, divers secteurs et domaines de la société – de l’informatique à la politique, en passant par le marketing – ont célébré la disponibilité de quantités massives d’informations produites par et sur les personnes, les objets, et leurs interactions. Ces immenses quantités de données numériques peuvent être analysées pour révéler des modèles, des tendances et des appariements. La littérature universitaire sur ce que l’on appelle le big data couvre un large éventail de sujets, de débats et de perspectives3Mayer-Schönberger V. et Cukier K., Big Data. A Revolution That Will Transform How We Live, Work, and Think, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2013 ; Gandomi A. et Haider M., « Beyond the hype. Big data concepts, methods, and analytics », International Journal of Information Management, vol. 35, no 2, avril 2015, p. 137-144 ; Martin K. E., « Ethical issues in the big data industry », dans R. D. Galliers et al. (dir.), Strategic Information Management, Londres, Routledge, 2020, p. 450-471., dont les mesures de performance ne représentent qu’un sous-ensemble.

Les indicateurs de performance, tels que définis par David Beer, sont « une forme de données à travers laquelle la valeur peut être mesurée, capturée ou même générée4Beer D., Metric Power, Londres, Palgrave Macmillan, 2016, p. 10. Les citations présentées dans ce texte ont été traduites de l’anglais par la traductrice de l’article, Maëlle Mas. ». À l’instar des données en général, leur éventail et leur disponibilité augmentent rapidement. Les réseaux sociaux sont en partie responsables de ce déferlement : Benjamin Grosser décrit comment Facebook active le désir « d’avoir plus d’amis, plus de likes, plus de commentaires, plus de photos, plus de relations et plus de points d’analyse5Grosser B., « What do metrics want ? How quantification prescribes social interaction on Facebook », ComputationalCulture, vol. 4, 2014, en ligne : computationalculture.net/what-dometrics-want». Dès lors, comme l’affirme Helen Kennedy, « la valeur se retrouve liée à la quantification, elle devient synonyme de quantité 6Kennedy H., Post, Mine, Repeat : Social Media Data Mining Becomes Ordinary, Londres, Palgrave Macmillan, 2016, p. 150. ». Agissant comme « technologie de la distance7Porter T. M., Trust in Numbers, Princeton, Princeton University Press, 1996. », la quantification a long- temps eu pour rôle de générer de la confiance. Il semblerait désormais que les réseaux sociaux aient créé une nouvelle intimité dans notre relation aux chiffres et aux mesures, engendrant un renouveau de la foi dans les chiffres8Beer D., Metric Power, op. cit. ; Kennedy H. et Hill R. L., « The feeling of numbers. Emotions in everyday engagements with data and their visualisation », Sociology, vol. 52, no 4, 2018, p. 830-848., selon certains commentateurs.

Jusqu’à récemment, les impacts sociaux de la quantification étaient largement ignorés par les chercheurs en sciences sociales. Comme l’ont fait remarquer Wendy Espeland et Mitchell Stevens, l’accent était mis sur « l’exactitude des mesures » plutôt que sur leurs « implications sociales »9Ibid.. Cette situation a quelque peu changé au cours des dernières années, dans le sillage de recherches sociologiques sur les risques liés au fait de vivre dans une société dite « des indicateurs » (metric society). Par exemple, dans The Tyranny of Metrics, Jerry Z. Muller affirme que l’utilisation généralisée des indicateurs dans l’éducation, les soins de santé et le gouvernement a entraîné des conséquences inattendues qui sapent les objectifs mêmes que ces mesures étaient censées atteindre 10Muller J. Z., The Tyranny of Metrics, Princeton, Princeton University Press, 2018.. D’autres chercheurs ont reproché à la société des indicateurs d’exacerber une forme de compétition de statut social11Mau S., The Metric Society. On the Quantification of the Social, John Wiley and Sons, 2019., d’affecter le bien-être et le sentiment d’identité 12Prey R., « Performing numbers », dans D. Stark (dir.), The Performance Complex. Competition and Competitions in Social Life, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 242-259., et d’empiéter sur notre libre arbitre13Beer D., Metric power, op. cit..

Cependant, on manque encore de travaux approfondis sur la vie dans la « société des indicateurs », et plus particulièrement sur la manière dont les individus, dans différents domaines et cultures, s’adaptent à ces indicateurs. Certaines recherches empiriques se concentrent sur les individus et sur la manière dont ils interagissent avec les mesures au quotidien 14Couldry N. et al., « Real social analytics. A contribution towards a phenomenology of a digital world », The British Journal of Sociology, vol. 67, no 1, 2016, p. 119.; une telle approche vise à saisir la manière dont les individus ignorent ou intègrent automatiquement les don- nées dans leurs pratiques quotidiennes et, en tant que paradigme de recherche récent, l’analyse sociale y est principalement utilisée pour étudier les pratiques en matière de données dans les organisations civiques15Baack S., « Datafication and empowerment. How the open data movement re-articulates notions of democracy, participation, and journalism », Big Data and Society, vol. 2, no 2, 2015, p. 1-11., communautaires16Couldry N. et al., « Real social analytics », art. cité., et du secteur public 17Kennedy H., Post, Mine, Repeat, op. cit.. Mais, comme le soulignent Nick Couldry et Alison Powell, cette approche « a le potentiel pour être étendue à de nombreux autres domaines18Couldry N. et Powell A., « Big data from the bottom up », Big Data and Society, vol. 1, no 2, 2014, p. 3. ». Ainsi, l’industrie de la musique – et les musiciens en particulier – semble offrir un riche champ d’analyse.

Les indicateurs dans l’industrie musicale

Les indicateurs dans le domaine de la musique ne sont devenus suffisamment détaillés pour être utilisés par les artistes, les managers et les maisons de disques qu’au milieu des années 2010. Le lancement de la version bêta de Fan Insight de Spotify en novembre 2015, suivi de Spotify for Artists en avril 2017, a été qualifié de « jalon dans l’analyse de la musique19Ibid., p. 23. ». À peu près au même moment, des services d’analyse concurrents sur d’autres plateformes populaires auprès des artistes ont également été lancés : YouTube for Artists a été lancé en 2015, tandis que Audience Insights de Facebook a été introduit un an plus tôt. Aujourd’hui, plusieurs grandes sociétés d’analyse opèrent dans le secteur de la musique, telles que Chartmetric, établie aux États-Unis, ou Soundcharts, dont le siège social se situe en France.

On pourrait aisément perdre la mesure du changement radical que ces services d’analyse ont représenté. Pourtant, comme le souligne Nancy Baym, les musiciens « ont rarement eu un accès direct à leurs propres chiffres de vente 20Baym N. K., « Data not seen. The uses and shortcomings of social media metrics », First Monday, vol. 18, no 10, 2013. » et, avant l’arrivée des réseaux sociaux, ils quantifiaient leur public sur la base « des salles qu’ils pouvaient remplir, des adhésions aux fan-clubs et du nombre de personnes qui s’inscrivaient sur leurs listes de diffusion (par courrier postal)21Ibid.». Aujourd’hui, ils disposent d’informations quantifiées détaillées sur les publics et leurs pratiques de consommation. La piste des données qui s’arrêtait autrefois à la caisse du magasin de disques comprend désormais chaque titre zappé ou répété, chaque pouce levé ou baissé, et chaque partage sur les réseaux sociaux.

Il est largement admis que ces mesures de performance en ligne peuvent désormais faire ou défaire une carrière dans l’industrie de la musique. Les stations de radio examinent les vues des artistes sur YouTube, tandis que les programmateurs de festivals analysent le nombre de streams sur Spotify dans leur pays. De cette manière, les indicateurs fournissent aux divers acteurs de l’industrie un « cadre discursif » commun qui leur permet d’interagir les uns avec les autres et de prendre des décisions22Ang I., Desperately Seeking the Audience, Londres, Routledge, 2006, p. 42.. Toutefois, ce cadre est encore en cours d’élaboration. Une étude récente d’Arnt Maasø et Anja Nylund Hagen examine comment, en Norvège, les professionnels de la musique, tels que les managers ou les directeurs de labels, utilisent les mesures fournies par les services de streaming23Maasø A. et Nylund Hagen A., « Metrics and decision-making in music streaming », Popular Communication, vol. 18, no 1, 2020, p. 18-31.. Mass et Hagen reconnaissent que, si le volume et la sophistication des données disponibles augmentent, la plupart des professionnels du secteur se concentrent sur les « pics notables qui sont perceptibles “en un coup d’œil” » et sur d’autres mesures faciles à comprendre24Ibid., p. 18..

Jusqu’à présent, peu d’études ont examiné la manière dont les musiciens utilisent, comprennent et sont influencés par les mesures de performance. L’information fondée sur les données offre aux musiciens un aperçu sans précédent des habitudes de consommation de leur public. Les musiciens et leurs équipes sont en mesure d’exploiter ces informations au profit de leur carrière, du moins en théorie. Certaines recherches ont montré que les données fournies aux artistes par des services tels que Spotify for Artists aident les musiciens, qu’ils soient sous contrat ou non, à prendre des décisions stratégiques importantes, telles que l’organisation d’une tournée et le choix des villes dans lesquelles se produire25Rae A. S., « “Data matters” – Spotify for artists », en ligne : www.academia.edu/33010436/Data_Matters_-_Spotify_for_Artists_-_Rae_A_2017_.. La presse ne manque pas non plus de vanter ces atouts pour l’industrie musicale26McCabe A., « Why big data has been (mostly) good for music », Wired, 23 décembre 2019, en ligne : www.wired.com/story/big-data-music ; Dutta B., « How is big data revolutionizing the music industry ? » Analytics Steps, 21 février 2022, en ligne : analyticssteps.com/blogs/how-big-data-revolutionizingmusic-industry..

Néanmoins, la dépendance croissante à l’égard des données a également été critiquée en tant que preuve supplémentaire de la rationalisation de la culture27Ahlkvist J. A., « Programming philosophies and the rationalization of music radio », Media, Culture and Society, vol. 23, no 3, 2001, p. 339-358.. Philip Napoli affirme que la capacité croissante à collecter et à analyser des données indique « une rationalisation persistante de la compréhension du public », dans laquelle les producteurs créatifs et les industries médiatiques au sein desquelles ils travaillent sont devenus « de plus en plus scientifiques et axés sur les données »28Napoli P. M., Audience Evolution. New Technologies and the Transformation of Media Audiences, New York, Columbia University Press, 2010, p. 11.. En effet, certaines recherches démontrent que les musiciens peuvent adapter ou « optimiser » leur musique et leurs activités en fonction de ce que ces mesures leur indiquent29Morris J. W., « Music platforms and the optimization of culture », Social Media + Society, vol. 6, no 3, 2020, p. 1-10 ; Morris J. W. et al., « Engineering culture. Logics of optimization in music, games, and apps », Review of Communication, vol. 21, no 2, 2021, p. 161-175.. Cela illustre ce que certains chercheurs ont appelé « l’état d’esprit de mesure » (metricated mindset), par lequel « les quantités présentées par les mesures – et l’anticipation de la popularité exprimée – privilégient certains types d’action sociale et guident le comportement dans l’espace numérique30Bolin G. et Andersson Schwarz J., « Heuristics of the algorithm. Big data, user interpretation and institutional translation », Big Data and Society, vol. 2, no 2, 2015, p. 10.».

Aussi éloignés que puissent paraître les « évangélistes des données » et les commentateurs plus cri- tiques, il est intéressant de noter ce que partagent les deux camps : tous deux partent du principe que les données seront directement utilisées pour la prise de décisions. Ils ne diffèrent que sur la question de savoir si cela est souhaitable ou non. La recherche empirique sur les musiciens et les acteurs de l’industrie musicale indique toutefois que la réalité est beaucoup plus ambivalente. Après avoir interrogé des professionnels occupant un large éventail de fonctions au sein de différentes industries liées à la musique, Nancy Baym et ses collaborateurs ont conclu que les professionnels de la musique utilisaient les indicateurs de performance de manière « compliquée et très variée31Baym N. et al., « Making sense of metrics in the music industries », International Journal of Communication, vol. 15, 2021, p. 3418-3441. ». Comme ils le remarquent :

Les professionnels de la musique ne prennent pas les indicateurs pour argent comptant et ne les rejettent pas d’emblée ; au contraire, ils leur donnent un sens, les déploient de manière stratégique et les traduisent en un discours permettant de justifier des investissements, élaborer des prédictions, et convaincre les autres d’en faire autant32Ibid., p. 3419..

Les résultats de Nancy Baym ne font pas de distinction entre les musiciens et les autres professionnels de l’industrie musicale, bien qu’il existe sans aucun doute des différences importantes entre la manière dont un promoteur de concerts, un employé d’une maison de disques et un musicien comprennent et utilisent les mesures de performance pour leur travail. Toutefois, les conclusions de l’étude font largement écho à ce que nous avons constaté lors des entretiens que nous avons conduits avec des musiciens.

Indicateurs et musiciens : notre recherche

Notre travail s’est concentré sur la manière dont les musiciens comprennent et utilisent leurs indicateurs de performance. Les entretiens ont été menés dans différents pays et à différentes périodes au cours des cinq dernières années. Sept entretiens ont été menés avec des musiciens néerlandais aux Pays-Bas et douze entre- tiens avec des musiciens en Corée du Sud. Deux assistants de recherche spécialisés ont mené un total de 22 entretiens avec des musiciens de Finlande (4), des États-Unis (2), d’Irlande (1), de Norvège (1), de Suisse (1), du Royaume-Uni (1) et des Pays-Bas (12)33Les entretiens ont été menés entre le 8 novembre 2018 et le 19 novembre 2020 par Rosa Kremer aux Pays-Bas et Antti Kailio en Finlande et aux Pays-Bas.. La sur- représentation des personnes interrogées originaires des Pays-Bas peut s’expliquer par la localisation des enquêteurs et les stratégies d’échantillonnage qualitatif (échantillonnage raisonné et échantillonnage boule de neige) adoptées dans le cadre de cette recherche. Au total, nous avons interrogé 14 musiciennes et 27 musiciens. Les personnes interrogées sont âgées de 23 à 66 ans et représentent un large éventail de genres musicaux, allant du rock à la pop, en passant par la musique électronique, la country et le hip-hop.

Compte tenu de la taille relativement réduite de l’échantillon, la suite de cet article ne prétend pas com- parer les genres de musique, le genre des musiciens ou les pays d’origine au regard du sujet qui nous occupe. En revanche, en nous appuyant sur certains de ces entretiens, nous révèlerons la relation souvent intime et toujours compliquée que les artistes entretiennent avec leurs indicateurs de performance. Pour l’essentiel, le constat est que les artistes n’acceptent ni ne rejettent catégoriquement ces mesures. Ainsi, nous soutenons que nous pouvons mieux comprendre l’influence des indicateurs, non pas à travers un modèle simpliste d’effets linéaires, mais plutôt comme le résultat d’un processus complexe et ambigu de création de sens, conceptualisable par une analogie avec le prisme.

En effet, alors que le big data est parfois présenté comme une lampe de poche qui éclaire les coins sombres et facilite l’exploration de plus grandes efficacités, les critiques nous avertissent que nous risquons d’être « aveuglés par la lumière ». L’argument avancé dans cet article prolonge l’analogie des faisceaux et des rayons lumineux, mais y ajoute l’objet du prisme pour décrire les processus jumeaux de réfraction et de réflexion qui ont lieu. Cette analogie fournit un cadre permettant d’expliquer plus précisément comment la « lumière » des mesures de performance affecte et influence les musiciens.

Réfraction

Si l’omniprésence des indicateurs de performance est évidente, leur signification n’est pas toujours claire. Quel devrait être le ratio entre le nombre de likes et le nombre de vues pour un artiste émergent par rapport à un artiste populaire ? Une vue de vidéo sur Facebook est-elle équivalente à une vue sur YouTube ? Combien de skips sont acceptables sur Spotify ? Comment comparer les mesures d’un genre à l’autre ? Au sein de l’industrie musicale, il n’y a guère d’accord sur la manière d’évaluer le succès ou de comparer les artistes à l’aide d’indicateurs de performance. Comme les spécialistes le reconnaissent depuis longtemps, le défi du big data ne réside pas dans le stockage des données, mais dans le fait de « trouver comment leur donner un sens 34McCosker A. et Wilken R., « Rethinking “big data” as visual knowledge. The sublime and the diagrammatic in data visualisation », Visual Studies, vol. 29, no 2, 2014, p. 155-164. ».Cependant, les musiciens eux-mêmes n’attendent pas passivement que quelqu’un d’autre donne un sens à leurs indicateurs de performance. Les artistes interrogés ont détaillé comment ils ont déterminé les indicateurs auxquels il fallait prêter attention et ceux qu’il fallait ignorer, les actions qui leur ont permis d’augmenter le nombre de leurs fans et la manière de pondérer des indicateurs disparates.

Certains musiciens décrivent comment ils essayent de contextualiser les mesures qu’ils reçoivent sur différentes plateformes. Un auteur-compositeur-interprète néerlandais de musique country fait remarquer qu’il fait une distinction entre le ratio likes/vues sur Facebook et celui d’autres plateformes comme YouTube. Il explique :

Je pense qu’il y a une différence entre une vidéo que l’on regarde vraiment [sur YouTube] et une vidéo qui se lance alors que l’on parcourt son fil d’actualité [sur Facebook], ce qui est aussi compté comme une vue35Entretien réalisé par l’auteur le 3 avril 2017..

En l’occurrence, l’artiste souligne que chaque plateforme encourage et mesure l’engagement différemment, et que toute tentative de comparaison entre les plateformes doit tenir compte de cette distinction. Ainsi, même si l’on admet que les mesures de performance sont éclairantes et fournissent des informations sur la manière dont les auditeurs réagissent à un artiste et à sa musique, il est important de reconnaître que la « lumière » fournie par ces mesures est toujours réfractée à travers le prisme de l’interface de la plateforme. Les musiciens doivent alors entamer le processus interprétatif de création de sens36Weick K. E., Sensemaking in Organizations, Londres, Sage, 1995., souvent en réassemblant ces rayons de lumière réfractés par le biais du travail de commensuration37Espeland W. N. et Stevens M. L., « Commensuration as a social process », Annual Review of Sociology, vol. 24, 1998, p. 313-343..

La manière dont chaque artiste interprète ses statistiques dépend bien sûr de plusieurs variables, car des artistes différents auront des objectifs et des mesures de succès différents. En effet, tous les groupes ou artistes n’aspirent pas à avoir un single qui se classe dans les hit-parades, et beaucoup d’entre eux résistent activement au succès grand public. La manière dont un artiste justifie sa réaction à ses mesures de performance dépend de différents ensembles de principes, de règles et de critères que nous pourrions appeler, dans le sillage des sociologues français Luc Boltanski et Laurent Thévenot, « ordres de grandeur38Boltanski L. et Thévenot L., On Justification. Economies of Worth, Princeton, Princeton University Press, 2006. ».

La vie sociale est marquée par des régimes d’évaluation ou des « ordres de grandeur » conflictuels et contrastés. Dans leur ouvrage De la justification. Les économies de la grandeur, Boltanski et Thévenot identifient six « ordres de grandeur » qui déterminent la manière dont les gens évaluent et justifient leurs actions et leurs décisions. Chaque ordre est caractérisé par sa propre logique et son propre système de valeurs. Par exemple, « l’ordre industriel » est basé sur les principes d’efficacité et de productivité au travail, tandis que « l’ordre civique » est basé sur les principes de droits et de devoirs. Nous pouvons considérer chacun de ces ordres comme un « répertoire de principes légitimes de justification que les gens peuvent utiliser dans des situations où les valeurs sont contestées39Ibid. ».

Lorsque nous avons demandé aux musiciens comment ils comprenaient, utilisaient et donnaient un sens à leurs mesures de performance, leurs réponses tendaient à correspondre à plusieurs des six ordres de Boltanski et Thévenot. Certains artistes interprètent et justifient leurs mesures de performance à travers « l’ordre de grandeur » qui ressemble à « l’ordre de la renommée » de Boltanski et Thévenot, selon lequel « la valeur ne dépend que de l’opinion d’autrui40Ibid., p. 98. ». C’est le cas d’un DJ néerlandais populaire qui se produit au sein d’un duo qui compose à la fois des morceaux instrumentaux et des morceaux avec des voix. Lorsque nous lui avons demandé si, et dans quelle mesure, le nombre de streams et d’autres indicateurs générés par sa musique l’aidaient à prendre des décisions créatives, il a répondu :

Notre objectif est certes de produire une musique variée, mais nous voulons aussi faire le prochain tube… Et l’on voit dans le nombre de vues ou d’écoutes qu’un morceau vocal a plus de succès41Entretien réalisé par l’auteur le 26 juillet 2017..

Mentionnant qu’il était sur le point de sortir un nouveau titre vocal plus tard dans la semaine, il déclarait s’attendre à ce que le morceau ait de meilleurs résultats qu’un titre instrumental précédent.

De la même manière, Min Joon, un producteur d’EDM coréen, a réfléchi à l’influence du nombre de streams sur la musique qu’il crée :

Je pense que l’on peut dire que cela a une certaine influence. En effet, disons que je travaille sur dix styles de morceaux différents et que je les mette en ligne, certains d’entre eux pourront avoir un faible nombre d’écoutes et d’autres un nombre très élevé. Même dans mon cas, si je regarde les morceaux que j’ai mis sur mon SoundCloud, il y a des titres qui tournent autour de 500 [streams] en moyenne. Et le morceau le plus joué a été écouté environ 10 000 fois… Lorsque je pointe ainsi la différence en valeur numérique, je peux clairement voir quel style les gens préfèrent parmi les chansons sur lesquelles je travaille. [Je me demande :] « Le morceau a marché, mais est-ce bien ce que je veux faire ? » Cela semble donc avoir un impact42Entretien réalisé par l’auteur et Seonok Lee le 11 mai 2021.

Ces échanges reflètent ce que l’on suppose être l’optique la plus courante à travers laquelle les indicateurs sont perçus : des mesures directes de popularité relative. Cependant, la plupart des musiciens interrogés rejettent la popularité comme mesure dominante ou « ordre de grandeur ». Ainsi, Rosa, une artiste de trip-hop, explique :

Je pense que le danger est de transformer sa musique pour en faire ce que les gens veulent entendre, et je ne veux pas faire ça. Mais je pense que beaucoup de gens le font43Entretien réalisé par l’auteur le 28 mars 2017..

Le batteur d’un groupe signé par Sony Music au moment de notre entretien a décrit comment les indicateurs peuvent envahir le processus créatif de la musique. Il souligne « l’hyperconscience de soi » qui résulte d’une trop grande attention portée aux indicateurs et autres formes de réactions en ligne, et considère que cela peut être paralysant pour un créateur. Décrivant certains groupes de sa scène locale, il fait la remarque suivante :

Ils réfléchissent trop lors du processus créatif… C’est quelque chose que l’on voit souvent chez les artistes que je connais. Ils sont très attentifs et très préoccupés par toutes ces différentes questions, et sont enfermés dans une spirale créée, je suppose, par les réactions sur les réseaux sociaux44Entretien réalisé par l’auteur le 5 février 2020..

Comme le montrent ces citations, les artistes portent des jugements de valeur sur la manière dont les mesures sont utilisées et sur la manière dont elles devraient être utilisées. Ce faisant, ils comparent implicitement ou explicitement un « ordre de grandeur » à un autre. Les mesures peuvent donc être évaluées très différemment selon « l’ordre de grandeur » que l’on utilise pour en établir la signification. La chanteuse de pop finlandaise Elsa en fournit un exemple très clair :

J’ai essayé délibérément de ne pas trop penser à ces chiffres ou de ne pas les regarder de trop près, car cela me détourne de ce que je fais. Après tout, je suis une artiste et non une femme d’affaires, bien que je fabrique un produit commercial, s’inscrivant dans une image de marque… Mais je veux que l’art et la musique restent ma priorité, donc je pense que c’est bien de me protéger de ce genre de choses. Même si cela peut s’avérer difficile parce que l’on voit tellement de données tout le temps, sans même le vouloir. Je ne veux donc pas creuser plus loin que ce que je vois déjà45Entretien réalisé par Antti Kailio le 5 janvier 2019..

On voit ici Elsa tenter d’opposer ce que Boltanski et Thévenot appellent « l’ordre inspiré » (qui est étroitement associé aux artistes) à « l’ordre marchand » des hommes et femmes d’affaires qui vendent des produits de marque. Bon nombre des artistes interrogés ont fait la même distinction lorsqu’ils ont exprimé leur position sur les mesures de performance. Ce faisant, ils expriment le sentiment familier que ces mesures sont corruptrices. En effet, elles sont souvent associées au marché ou au commerce et, comme le disent Keith Negus et Michael Pickering, « le commerce corrompt la créativité et conduit au compromis46Negus K. et Pickering M., Creativity, Communication, and Cultural Value, Londres, Sage, 2004, p. 46. ».

Boltanski et Thévenot ne prétendent pas que les différents « ordres de grandeur » s’excluent nécessaire- ment : ils interagissent et s’influencent plutôt mutuellement. Lorsque les artistes interrogés ont tenté de justifier les actions et les décisions qu’ils ont prises au regard des mesures de performance, ils ont souvent fait appel à plusieurs « ordres de grandeur » simultanément. Cela n’est pas surprenant dans la mesure où les artistes ont toujours reçu des réactions différentes de la part des fans, des critiques, de leurs pairs, etc. Pour les musiciens à la carrière longue, cela a souvent signifié prendre des décisions stratégiques quant aux réactions à considérer et celles à ignorer, tout en conciliant la notion romantique de l’art pour l’art avec la nécessité de constituer une communauté de fans. La prolifération des indicateurs de performance – et l’accès à ces indicateurs – n’a fait qu’amplifier cette tension.

Cependant, il ressort clairement des entretiens menés que les musiciens sont rarement « aveuglés par la lumière » des mesures. Au contraire, ils appliquent judicieusement divers « ordres de grandeur » évaluatifs pour comprendre et justifier la manière dont ils réagissent aux mesures de performance. L’influence que les mesures de performance exercent sur les musiciens est donc toujours le résultat d’un processus de création de sens s’opérant à travers différents « ordres de grandeur ». L’analogie du prisme nous aide à conceptualiser la manière dont ces différents ordres courbent ou réfractent la « lumière » des mesures.

Réflexion

Si l’image du prisme illustre clairement le fait que les mesures de performance sont toujours réfractées avant d’atteindre le récepteur, cette analogie s’entend également autrement. En effet, la lumière qui traverse un prisme est non seulement réfractée, mais elle est aussi réfléchie.

Les artistes interrogés utilisent les indicateurs comme un reflet d’eux-mêmes, c’est-à-dire comme un moyen de réfléchir sur eux-mêmes et sur l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. En ce sens, les mesures ne vous disent pas tant quoi faire que qui vous êtes. Ces chiffres sont donc très intimes et personnels pour les musiciens – parfois même trop personnels. La chanteuse irlandaise Olivia remarque :

Si une vidéo que vous venez de mettre en ligne fait un bide, qu’elle n’atteint pas le public, c’est difficile de ne pas le prendre personnellement. Je pense que cela m’affecte davantage en tant qu’artiste solo que cela ne m’affectait avec un groupe, parce qu’il s’agit uniquement de moi, et que c’est sous mon vrai nom. Il est donc très difficile de ne pas le prendre personnellement47Entretien réalisé par Rosa Kremer le 8 novembre 2018..

Tout comme nous pouvons être déçus par le reflet que nous apercevons de nous-mêmes lorsque nous passons devant une fenêtre ou un miroir, Olivia nous rappelle que les indicateurs ne sont pas toujours flatteurs. Alors qu’une grande attention a été accordée à la violence et aux préjudices que peuvent engendrer les commentaires sur les réseaux sociaux48Koutamanis M. et al., « Adolescents’ comments in social media. Why do adolescents receive negative feedback and who is most at risk ? », Computers in Human Behavior, vol. 53, 2015, p. 486-494., les mesures de performance fournissent en apparence un reflet qui est moins personnel, et donc moins blessant. Cependant, l’apparente objectivité des chiffres est précisément ce qui les rend si efficaces pour semer le doute ; les indicateurs de performance sont plus difficilement mis de côté que les vociférations hasardeuses d’un individu isolé. Un musicien avoue ainsi :

Ce n’est pas que je manque de confiance en moi, mais… ces chiffres ébranlent un peu ma confiance en moi49Entretien réalisé par l’auteur le 28 mars 2017..

Nancy Baym décrit les indicateurs comme façonnant le « sentiment d’estime de soi et de valeur professionnelle » des musiciens50Baym N., « Data not seen », art. cité.. Un guitariste et auteur- compositeur coréen d’indie pop interrogé parle du doute qui peut s’installer après la sortie d’un album et la première vague de réactions :

Travailler sur de la vraie musique, cela prend beau- coup de temps. Par exemple, si vous préparez dix morceaux pour un album, cela signifie qu’il vous faut une année entière de travail… [mais] à l’instant où je jette un œil aux données, je commence à penser que ce que j’ai fait n’est pas assez bien51Entretien réalisé par l’auteur et Seonok Lee le 27 juillet 2021..

Cette estime de soi est toujours développée de manière relationnelle. Au lieu de jauger objectivement leur succès, les musiciens évaluent généralement leur propre performance en comparant leurs indicateurs à ceux d’autres artistes. En effet, comme le soulignent Wendy Espeland et Stacy Lom, l’existence même des mesures fait qu’il est « presque impossible de ne pas comparer52Esp eland W. N. et Lom S. E., « Noticing numbers : How quantification changes what we see and what we don’t », dans M. Kornberger et al. (dir.), Making Things Valuable, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 19. ». Les auteurs d’un récent rapport sur la santé mentale et le bien-être des musiciens britanniques écrivent, quant à eux, que « les réseaux sociaux [sont] souvent le moyen par lequel [les musiciens] observent les succès des autres et […] comparent leur propre réussite à celle de leurs pairs et de leurs concurrents53Gross S. A. et al., Well-Being and Mental Health in the Gig Economy, Londres, University of Westminster Press, 2018, p. 17. ». En outre, les musiciens « se comparent à une version d’eux-mêmes qu’ils imaginaient pouvoir atteindre54Ibid. ».

Bien sûr, de telles comparaisons peuvent aussi se révéler favorables de temps à autre. Hank, un auteur- compositeur-interprète résidant aux Pays-Bas, se déclare très heureux de la hausse de ses statistiques Facebook après sa prestation à De Wereld Draait Door, un talk-show néerlandais qui comporte une partie musicale en direct :

Le premier jour, nous avons obtenu environ 400 likes sur Facebook, sur 1 400 followers. C’est un bon score ! J’ai vu d’autres groupes, qui avaient 14 000 followers sur Facebook, jouer dans cette même émission et ils ont obtenu 300 [likes], ou quelque chose comme ça 55Entretien réalisé par l’auteur le 3 avril 2017..

Ici, Hank détermine le « succès » de sa performance en la comparant à celle de ses pairs. Le fait que son ratio likes/followers soit plus élevé que celui d’un autre groupe ayant joué dans la même émission est considéré comme un « bon score » et comme une preuve suffisante de la réussite de sa performance. Mais il ne s’agit pas d’une compétition « équitable » : le plaisir et le succès sont définis en fonction de l’asymétrie de la compétition. Hank poursuit :

C’était aussi une agréable surprise parce que vous vous sentez un peu comme l’outsider, avec moins de likes que d’autres groupes qui sont beaucoup plus grands et qui ont quatre ou cinq fois votre envergure, et puis vous êtes capable de les battre sur le même terrain56.

Les indicateurs liés au streaming et aux réseaux sociaux offrent ainsi un reflet apparemment objectif de la situation d’un artiste par rapport à un autre. C’est une révolution, particulièrement pour les musiciens exerçant dans des pays manquant traditionnellement de statistiques officielles. Dans le cadre de ses recherches sur les musiciens de hip-hop au Kirghizstan,Florian Coppenrath s’est entretenu avec un rappeur qui s’est montré très enthousiaste quant aux changements apportés par les plateformes de diffusion en continu :

Tu vois, c’est comme si on entrait dans le game pour la première fois… Je sais combien de fois l’album a été téléchargé, combien de fois il a été écouté. Je vais savoir com- bien j’ai gagné56Copp enrath F., « Dreams of “shooting out”. Hip-hop music production in Bishkek in the age of streaming », Leibniz-Zentrum Moderner Orient, vol. 30, 2021..

Pour ce rappeur, comme pour beaucoup d’autres dans des économies musicales où le piratage et la distribution informelle dominaient auparavant, le fait d’avoir accès pour la première fois à des données sur la consommation de musique procure un sentiment de certitude dans un domaine très incertain. Au fur et à mesure que les données sur la diffusion en continu augmentent, un sentiment de progrès se fait jour. Plus précisément, ces mesures fournissent un indicateur de progression quantitative, indépendamment du fait qu’il y ait ou non un changement dans la qualité de la musique. Néanmoins, pour certains musiciens rencontrés dans le cadre de ces recherches, le simple fait de voir leur nombre de vues ou de streams augmenter au jour le jour avait un effet motivant. Grâce aux mesures fournies par les plateformes de streaming et les réseaux sociaux, les musiciens peuvent assister en temps réel à leurs succès ou à leurs échecs, se transformant ainsi en un public à part entière. C’est à travers ces mesures de performance qu’un musicien apprend à se connaître en tant qu’artiste – et à se voir comme un concurrent dans un milieu compétitif. Comme l’a observé Erving Goffman dans un contexte différent, « l’artiste en vient à être son propre public ; il en vient à être l’artiste et l’observateur du même spectacle57Goffman E., The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Doubleday, 1959, p. 86. ».

Cependant, la disponibilité en temps réel et l’omni- présence des mesures de performance peuvent également donner à certains l’impression d’être piégés dans une salle remplie de miroirs. Comme le remarque un artiste :

Le fait que la confiance en soi en tant qu’artiste ne dépende non pas des gens eux-mêmes, mais de l’appréciation des gens, de leurs clics, des likes et des chiffres…, cela vous rend très passif58Entretien réalisé par l’auteur le 3 avril 2017..

Plusieurs musiciens interrogés décrivent à quel point ces reflets numériques d’eux-mêmes sont pesants, et expriment le désir d’échapper à ce jeu de miroirs. Néanmoins, ils admettent tous qu’il est éminemment difficile d’ignorer les statistiques et, apparemment plus encore, de ne pas lire ses critiques. Ils sont nombreux à souligner que les tableaux de bord tels que YouTube Analytics ou Spotify for Artists sont devenus très attractifs. « Personne n’a l’autodiscipline nécessaire pour ne pas regarder ses streams », déclare en riant la chanteuse finlandaise Elsa59Entretien réalisé par Antti Kailio le 5 janvier 2019.. Comme l’illustrent les citations sélectionnées ci-dessus, les musiciens sont influencés par leurs indicateurs, mais cette influence est complexe et ambivalente. Les mesures semblent plus souvent être à l’origine de processus d’introspection et de comparaison sociale que de pratiques d’optimisation et de prise de décision stratégique, comme le fait de modifier délibérément un morceau pour le rendre plus susceptible d’être écouté. Il est ainsi crucial d’examiner comment les mesures de performance se reflètent sur les musiciens, de la même manière que la lumière est reflétée par un prisme, et les effets que cela peut avoir sur leur perception d’eux-mêmes et leur bien-être.

Conclusion

Ce texte s’inscrit dans le cadre de discussions plus larges sur les risques et les conséquences inattendues de la disponibilité et de l’utilisation accrues des données dans la musique, et plus spécifiquement des mesures de performance en ligne. Dans une industrie de plus en plus axée sur les données, et où les musiciens s’adressent à leur public par le biais des plateformes de streaming et des réseaux sociaux, les mesures de leurs performances sont devenues des facteurs déterminants pour la viabilité d’une carrière.

L’objectif était de mieux comprendre la relation des musiciens avec leurs indicateurs de performance, et nous avons à ce sujet montré que l’information sous forme de mesures de performance influence les artistes, mais rarement de manière simple ou directe : bien que l’on puisse sans aucun doute trouver des musiciens qui font preuve d’un « état d’esprit de mesure », la majorité d’entre eux ne suit pas mécaniquement et servilement ce que leur dictent leurs mesures de performance. Au contraire, les indicateurs exercent leur influence d’une manière beaucoup plus ambiguë ou énigmatique qu’une vision simpliste selon laquelle l’information livrée par les mesures de performance devrait être comprise comme un faisceau de lumière qui va directement de la source au sujet sans aucune médiation.

Filant cette métaphore lumineuse, nous avons alors eu recours à l’analogie du prisme qui réfracte et réfléchit la lumière, pour parvenir à se représenter ces processus complexes : nous invitons en effet à conceptualiser les mesures de performance comme une lumière qui est à la fois réfractée et réfléchie jusqu’à l’artiste. Et, tout comme les rayons lumineux qui traversent un prisme optique, les mesures de performance sont réfractées lorsqu’elles passent à travers une variété de prismes d’interprétation. Ces prismes impliquent les artistes dans un travail de création de sens. En retour, les mesures de performance se reflètent également sur le musicien : en suivant l’évolution en temps réel de leurs streams, de leurs écoutes ou de leurs vues, les mesures transforment les musiciens en un public à part entière et les obligent à se voir sous un nouveau jour.

Cette analogie nous présente donc une image plus complexe et ambivalente que celle fournie par les critiques du « pouvoir des indicateurs » ou par les partisans du big data. Nous espérons également qu’elle permettra aux chercheurs de commencer à explorer de manière empirique les pratiques de création de sens et les expériences personnelles d’interaction avec les indicateurs dans divers domaines, cultures et contextes musicaux.

Traduit de l’anglais par Maëlle Mas.

  • 1
    Osborne R. et Laing D. (dir.), Music by Numbers. The Use and Abuse of Statistics in the Music Industries, Bristol, Intellect Books, 2020, p. 2.
  • 2
    La part des utilisateurs entamant l’écoute d’un titre, mais changeant de morceau avant la fin de ce titre.
  • 3
    Mayer-Schönberger V. et Cukier K., Big Data. A Revolution That Will Transform How We Live, Work, and Think, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2013 ; Gandomi A. et Haider M., « Beyond the hype. Big data concepts, methods, and analytics », International Journal of Information Management, vol. 35, no 2, avril 2015, p. 137-144 ; Martin K. E., « Ethical issues in the big data industry », dans R. D. Galliers et al. (dir.), Strategic Information Management, Londres, Routledge, 2020, p. 450-471.
  • 4
    Beer D., Metric Power, Londres, Palgrave Macmillan, 2016, p. 10. Les citations présentées dans ce texte ont été traduites de l’anglais par la traductrice de l’article, Maëlle Mas.
  • 5
    Grosser B., « What do metrics want ? How quantification prescribes social interaction on Facebook », ComputationalCulture, vol. 4, 2014, en ligne : computationalculture.net/what-dometrics-want
  • 6
    Kennedy H., Post, Mine, Repeat : Social Media Data Mining Becomes Ordinary, Londres, Palgrave Macmillan, 2016, p. 150.
  • 7
    Porter T. M., Trust in Numbers, Princeton, Princeton University Press, 1996.
  • 8
    Beer D., Metric Power, op. cit. ; Kennedy H. et Hill R. L., « The feeling of numbers. Emotions in everyday engagements with data and their visualisation », Sociology, vol. 52, no 4, 2018, p. 830-848.
  • 9
    Ibid.
  • 10
    Muller J. Z., The Tyranny of Metrics, Princeton, Princeton University Press, 2018.
  • 11
    Mau S., The Metric Society. On the Quantification of the Social, John Wiley and Sons, 2019.
  • 12
    Prey R., « Performing numbers », dans D. Stark (dir.), The Performance Complex. Competition and Competitions in Social Life, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 242-259.
  • 13
    Beer D., Metric power, op. cit.
  • 14
    Couldry N. et al., « Real social analytics. A contribution towards a phenomenology of a digital world », The British Journal of Sociology, vol. 67, no 1, 2016, p. 119.
  • 15
    Baack S., « Datafication and empowerment. How the open data movement re-articulates notions of democracy, participation, and journalism », Big Data and Society, vol. 2, no 2, 2015, p. 1-11.
  • 16
    Couldry N. et al., « Real social analytics », art. cité.
  • 17
    Kennedy H., Post, Mine, Repeat, op. cit.
  • 18
    Couldry N. et Powell A., « Big data from the bottom up », Big Data and Society, vol. 1, no 2, 2014, p. 3.
  • 19
    Ibid., p. 23.
  • 20
    Baym N. K., « Data not seen. The uses and shortcomings of social media metrics », First Monday, vol. 18, no 10, 2013.
  • 21
    Ibid.
  • 22
    Ang I., Desperately Seeking the Audience, Londres, Routledge, 2006, p. 42.
  • 23
    Maasø A. et Nylund Hagen A., « Metrics and decision-making in music streaming », Popular Communication, vol. 18, no 1, 2020, p. 18-31.
  • 24
    Ibid., p. 18.
  • 25
    Rae A. S., « “Data matters” – Spotify for artists », en ligne : www.academia.edu/33010436/Data_Matters_-_Spotify_for_Artists_-_Rae_A_2017_.
  • 26
    McCabe A., « Why big data has been (mostly) good for music », Wired, 23 décembre 2019, en ligne : www.wired.com/story/big-data-music ; Dutta B., « How is big data revolutionizing the music industry ? » Analytics Steps, 21 février 2022, en ligne : analyticssteps.com/blogs/how-big-data-revolutionizingmusic-industry.
  • 27
    Ahlkvist J. A., « Programming philosophies and the rationalization of music radio », Media, Culture and Society, vol. 23, no 3, 2001, p. 339-358.
  • 28
    Napoli P. M., Audience Evolution. New Technologies and the Transformation of Media Audiences, New York, Columbia University Press, 2010, p. 11.
  • 29
    Morris J. W., « Music platforms and the optimization of culture », Social Media + Society, vol. 6, no 3, 2020, p. 1-10 ; Morris J. W. et al., « Engineering culture. Logics of optimization in music, games, and apps », Review of Communication, vol. 21, no 2, 2021, p. 161-175.
  • 30
    Bolin G. et Andersson Schwarz J., « Heuristics of the algorithm. Big data, user interpretation and institutional translation », Big Data and Society, vol. 2, no 2, 2015, p. 10.
  • 31
    Baym N. et al., « Making sense of metrics in the music industries », International Journal of Communication, vol. 15, 2021, p. 3418-3441.
  • 32
    Ibid., p. 3419.
  • 33
    Les entretiens ont été menés entre le 8 novembre 2018 et le 19 novembre 2020 par Rosa Kremer aux Pays-Bas et Antti Kailio en Finlande et aux Pays-Bas.
  • 34
    McCosker A. et Wilken R., « Rethinking “big data” as visual knowledge. The sublime and the diagrammatic in data visualisation », Visual Studies, vol. 29, no 2, 2014, p. 155-164.
  • 35
    Entretien réalisé par l’auteur le 3 avril 2017.
  • 36
    Weick K. E., Sensemaking in Organizations, Londres, Sage, 1995.
  • 37
    Espeland W. N. et Stevens M. L., « Commensuration as a social process », Annual Review of Sociology, vol. 24, 1998, p. 313-343.
  • 38
    Boltanski L. et Thévenot L., On Justification. Economies of Worth, Princeton, Princeton University Press, 2006.
  • 39
    Ibid.
  • 40
    Ibid., p. 98.
  • 41
    Entretien réalisé par l’auteur le 26 juillet 2017.
  • 42
    Entretien réalisé par l’auteur et Seonok Lee le 11 mai 2021.
  • 43
    Entretien réalisé par l’auteur le 28 mars 2017.
  • 44
    Entretien réalisé par l’auteur le 5 février 2020.
  • 45
    Entretien réalisé par Antti Kailio le 5 janvier 2019.
  • 46
    Negus K. et Pickering M., Creativity, Communication, and Cultural Value, Londres, Sage, 2004, p. 46.
  • 47
    Entretien réalisé par Rosa Kremer le 8 novembre 2018.
  • 48
    Koutamanis M. et al., « Adolescents’ comments in social media. Why do adolescents receive negative feedback and who is most at risk ? », Computers in Human Behavior, vol. 53, 2015, p. 486-494.
  • 49
    Entretien réalisé par l’auteur le 28 mars 2017.
  • 50
    Baym N., « Data not seen », art. cité.
  • 51
    Entretien réalisé par l’auteur et Seonok Lee le 27 juillet 2021.
  • 52
    Esp eland W. N. et Lom S. E., « Noticing numbers : How quantification changes what we see and what we don’t », dans M. Kornberger et al. (dir.), Making Things Valuable, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 19.
  • 53
    Gross S. A. et al., Well-Being and Mental Health in the Gig Economy, Londres, University of Westminster Press, 2018, p. 17.
  • 54
    Ibid.
  • 55
    Entretien réalisé par l’auteur le 3 avril 2017.
  • 56
    Copp enrath F., « Dreams of “shooting out”. Hip-hop music production in Bishkek in the age of streaming », Leibniz-Zentrum Moderner Orient, vol. 30, 2021.
  • 57
    Goffman E., The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Doubleday, 1959, p. 86.
  • 58
    Entretien réalisé par l’auteur le 3 avril 2017.
  • 59
    Entretien réalisé par Antti Kailio le 5 janvier 2019.
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