La musique en mouvements
Horizon 2030

La musique en milieu hospitalier

Quelle place pour les établissements culturels et pour les artistes à la frontière des mondes de l’art ?

Par Françoise Liot
Publié le 21 mars 2022
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Françoise Liot est maître de conférences HDR à l’université Bordeaux Montaigne et chercheuse au Centre Émile-Durkheim (UMR 5116, CNRS-université de Bordeaux). Elle a principalement travaillé sur l’analyse des politiques culturelles territoriales et sur les transformations du travail artistique et des professions culturelles. Elle a publié avec Chloé Langeard et Sarah Montero l’ouvrage Culture et santé. Vers un changement des pratiques et des organisations ? (Éditions de l’Attribut, 2020).



Résumé

La pratique et l’écoute musicales ne cessent aujourd’hui de sortir des lieux et des espaces dédiés et d’investir de nouveaux cadres sociaux. Situés en dehors des scènes habituelles, ces projets proposent d’autres expériences de la musique. À partir d’une recherche portant sur les projets culturels menés dans les établissements de santé, il s’agit d’analyser ce que ce déplacement de la musique hors les murs et hors champ produit, d’une part, sur l’organisation du secteur, et notamment sur l’activité des scènes de musiques actuelles, et, d’autre part, sur la figure du musicien et les compétences qu’il est amené à développer. Ces expériences, jusque-là peu visibles et peu étudiées, offrent un potentiel d’expérimentation et une capacité à donner une place nouvelle à l’écoute et aux pratiques musicales. Dans le contexte actuel de transformation des rapports sociaux, elles sont amenées à sortir de l’ombre et à jouer un rôle dans l’inclusion des personnes et le maintien du lien social.


Introduction

La pratique et l’écoute musicales ne cessent aujourd’hui de sortir des lieux et espaces dédiés et d’investir de nouveaux cadres sociaux. Ces interventions musicales ne sont pas nouvelles, elles relèvent de l’action culturelle et d’un engagement du musicien qui s’exprime selon un kaléidoscope de pratiques, et qui s’est déjà forgé une histoire, notamment au travers des mouvements d’éducation populaire1Arnaud L., Agir par la culture, Toulouse, L’Attribut, 2018.. Favorisés par de multiples dispositifs (la politique de la ville, le protocole d’accord Culture et Justice, la convention interministérielle Culture et Santé ou encore les politiques d’Éducation artistique et culturelle), ces projets n’ont eu de cesse de se renforcer et de se diversifier ces dernières années, en raison d’une demande sociale forte et de l’incitation des collectivités publiques à s’associer à des lieux encore inexplorés et à conquérir de nouveaux publics2Auclair E., « Comment les arts et la culture peuvent-ils participer à la lutte contre les phénomènes de ségrégation dans les quartiers en crise ? », Hérodote, no 122, 2006, p. 212-220 ; Blondel A., « “Poser du Tricostéril sur la fracture sociale”. L’inscription des établissements de la décentralisation théâtrale dans des projets relevant de la politique de la ville », Société et représentations, no 11, 2001, p. 287-310 ; Delalande F., Les activités à caractère culturel dans les établissements pénitentiaires français (de la libération aux années 1980), thèse pour l’obtention du diplôme d’archiviste, École nationale des chartes, 2015 ; Filiod J.-P., « Faire ensemble. Enjeux du partage du travail éducatif en contexte d’éducation artistique », Quaderni, no 92, 2017, p. 49-61..

Formés en dehors des scènes habituelles, ces projets proposent des expériences renouvelées de la musique. Ils se situent aussi en retrait de l’économie de production et de diffusion musicale façonnée par des industries culturelles mondialisées pour lesquelles les enjeux de visibilité sont majeurs et affectent toute la chaîne de fabrication des biens culturels. Au contraire, ces projets à portée sociale supposent une coopération de proximité, ils s’appuient sur des partenariats territoriaux qui conduisent les lieux culturels à devenir des lieux ressources pour leur environnement. La portée de ces projets a rarement été étudiée, sans doute parce que ceux‑ci ne produisent qu’une économie fragile qui a de faibles chances de rivaliser avec l’économie marchande du secteur. Ces projets sont aussi très largement invisibilisés, ils mettent rarement en avant de grandes figures du monde de la musique et ne touchent qu’un public limité, ayant un poids négligeable dans les évaluations quantitatives des structures3Langeard C., Liot F. et Rui S., « Les publics : unités de mesure statistique ou acteurs de l’évaluation ? », dans M. Mespoulet (dir.), Quantifier les territoires. Des chiffres pour l’action publique territoriale, Rennes, PUR, 2017, p. 195-207.. Toutefois, la multiplication et la diversification des projets, l’attention récente portée aux droits culturels et à la participation4Fuchs B. et al. (dir.), « Droits culturels : controverses et horizons d’action », L’Observatoire, no 49, 2017., la crise sanitaire qui a momentanément éloigné les publics des rassemblements festifs et des lieux de diffusion, soulèvent un intérêt nouveau pour l’action culturelle et l’impact social de ces expériences5À ce sujet, voir le colloque « L’engagement social et culturel du musicien » organisé par La Philharmonie de Paris le 2 novembre 2021, en partenariat avec la fondation Royaumont, SIMM (Social Impact of Making Music)..

À partir d’une recherche de quatre ans (2015‑2018) portant sur les projets culturels menés dans les établissements de santé6La recherche a été financée dans le cadre des appels à projets du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, avec la participation de la DRAC et de l’ARS, en partenariat avec le pôle Culture et Santé de Nouvelle-Aquitaine. L’enquête de terrain a été principalement menée en Régions Aquitaine et Pays de la Loire, tout en examinant également la construction politique du partenariat mis en œuvre en Rhône-Alpes et en Île-de-France. L’enquête, essentiellement qualitative, s’est appuyée sur des entretiens semi-directifs avec 135 personnes (acteurs du soin, professionnels du travail social, artistes, acteurs culturels, acteurs politico-administratifs et usagers). Elle a été menée dans 9 hôpitaux et 7 établissements médico-sociaux., nous analyserons ce que ce déplacement de la musique hors les murs et hors champ produit, d’une part, sur l’organisation du secteur et notamment sur l’activité des scènes de musiques actuelles, et, d’autre part, sur la figure du musicien et les compétences qu’il est amené à développer. Les projets étudiés s’inscrivent tous dans un dispositif interministériel Culture et Santé qui se décline en région depuis une vingtaine d’années7 La première convention interministérielle « Culture à hôpital » est signée en 1999. En 2010, la convention est renouvelée sous l’intitulé « Culture et Santé » et intègre le secteur médico-social.. Ce texte s’intéresse tout particulièrement à un exemple d’action mise en œuvre dans un service de néonatologie d’un centre hospitalier. Bien qu’il ne concentre pas à lui seul toute la portée et toute la diversité de ces actions, cet exemple rend palpables les déplacements que ces projets engendrent dans les organisations et ce que ceux‑ci modifient par rapport à la pratique musicale ordinaire8Liot F., Langeard C. et Montero S., Culture et Santé. Vers un changement des pratiques et des organisations, Toulouse, L’Attribut, 2020..

La portée expérimentale des projets artistiques à l’hôpital

La mise en œuvre de la convention interministérielle Culture et Santé est le fruit d’une longue réflexion qui s’appuie sur les expériences développées dès les années 1960‑1970 dans les hôpitaux psychiatriques, dans les établissements spécialisés accueillant des personnes en situation de handicap ou auprès des personnes âgées. Sous la direction de Maurice Fleuret (1981‑1986), dans un contexte d’élargissement de la politique musicale, la réflexion se précise pour envisager une relation entre musique et soin qui ne confonde pas les positions de soignants et d’artistes intervenants, et qui reconnaisse la professionnalité de ces interventions9Veitl A. et Duchemin N., Maurice Fleuret : une politique démocratique de la musique, Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2000 ; Chemillier-Gendreau M., Musique et perspectives de soins, rapport de la Commission interministérielle sur les actions musicales en milieu spécialisé, Paris, La Documentation française, 1985..

Fidèle à ces premiers travaux, la convention interministérielle inaugure une politique de jumelage entre établissements de santé et établissements culturels, et place les lieux labellisés, en particulier les scènes de musiques actuelles (SMAC), au centre de ce partenariat. Ces lieux de diffusion sont facilement repérés par les acteurs du territoire, car leur expertise musicale et leur réseau en font des partenaires privilégiés de ces actions, d’autant plus que les esthétiques qu’ils programment sont globalement accessibles. Parallèlement, les SMAC façonnent des services tournés vers les publics, conformément à leur mission d’action territoriale et d’accompagnement des pratiques en amateur.

Ainsi, ce sont d’abord les services de médiation qui participent à ces projets en expérimentant avec les lieux de soin une grande diversité d’actions. Les premiers partenariats ont eu tendance à envisager l’hôpital comme un lieu de diffusion, certes atypique, mais où les codes habituels du concert (en les adaptant quelquefois) pouvaient s’appliquer et où les actions se sont combinées aux grands événements qui jalonnent le secteur, notamment la Fête de la musique. Toutefois, les partenariats se sont approfondis et enrichis dans la durée en s’adaptant davantage aux lieux, aux services, en choisissant les artistes les plus engagés ou les plus investis dans des démarches d’expérimentation, en favorisant des pratiques coconstruites avec les patients ou les usagers des lieux de soin. Progressivement, des formes hybrides voient le jour, qu’il s’agisse de concerts dans les chambres ou de création partagée dans l’écriture des textes comme dans la production musicale10Ces expériences font écho aux concerts chez l’habitant qui témoignent de relations quelque peu particulières aux publics. En effet, la situation engage fortement l’artiste dans la relation, il est susceptible d’être interpellé par le public, est amené à beaucoup plus d’improvisation et doit s’adapter à des situations atypiques et à des réactions inattendues auxquelles il ne peut se soustraire.. Les frontières entre temps de création, temps de pratique en amateur et temps de diffusion sont plus floues dans ces expériences. Celles‑ci n’engagent pas tous les musiciens de la même manière : si certains recherchent ces situations particulières, d’autres au contraire les redoutent. Elles impliquent en effet des compétences spécifiques peu habituelles dans le métier de musicien. De ce point de vue, l’expertise des médiateurs et leur expérience du terrain, leur capacité à choisir les artistes, à les accompagner dans les services où il est nécessaire d’en comprendre les codes, les règles d’hygiène et de sécurité et, plus généralement, les contraintes organisationnelles, s’avèrent décisives.

Je crois que j’ai une très grande sensibilité et que je sais très bien choisir les gens qui vont intervenir. Je ne choisis pas des artistes que je n’ai pas écoutés en dehors de la scène. Je les rencontre, on en parle beaucoup, je passe beaucoup de temps avec eux, on échange sur tout, je peux passer deux ou trois heures, aller déjeuner avec eux.

Jane, médiatrice culturelle dans une SMAC partenaire d’un CHU

L’élaboration des projets nécessite du temps et induit une coopération avec les référents culturels des établissements de santé, rouage essentiel de ce processus de médiation.

Toutefois, les actions de médiation ne sont pas investies de la même manière dans tous les établissements culturels et sont portées différemment selon les directions. Le projet central des lieux reste la programmation et la diffusion qui influe sur l’ensemble de l’organisation. C’est l’accueil des artistes pour les concerts qui demeure primordial, ce qui rend les autres actions périphériques et dépendantes des contingences des spectacles. Ainsi, il n’est pas rare que le médiateur se sente bien seul dans ce travail d’ouverture et que les actions qu’il mène soient mal comprises dans les établissements culturels, minimisées ou dévalorisées car considérées à la lisière de l’activité des lieux.

Je m’arrache les cheveux pour maintenir les plannings et faire comprendre aux gens d’ici que c’est important et que non, on ne peut pas bouger un atelier comme ça […]. Je m’entends souvent dire « eh bien, tu annules », mais non, je ne l’annule pas, on trouve une solution […]. Le plus difficile est de faire comprendre les projets de médiation ; on se bat pour ça, pas parce que cela n’intéresse pas, mais chacun a le nez dans le guidon. C’est important que la médiation soit placée au cœur du projet [de la structure], que tout le monde s’en saisisse et que le projet soit bien accueilli, pas juste sur le côté.

Léa, médiatrice culturelle dans une SMAC partenaire d’un HP

Si ces projets restent parfois marginaux, très souvent relégués aux dernières pages des programmes de saison, ils révèlent pourtant le potentiel d’inno- vation des lieux culturels et, de ce fait, sont centraux dans la définition ou redéfinition de la place que ceux‑ci occupent dans le paysage artistique local. Ces projets offrent des occasions d’expérimentation et de déplacement en modifiant légèrement le rôle de chacun, en obligeant à communiquer différemment, en sollicitant dans une mission pédagogique des techniciens a priori peu enclins à rencontrer des publics, ou encore en déplaçant le regard porté sur un projet artistique dont l’intérêt ne tient pas uniquement à la qualité musicale mais implique aussi la faculté à construire un lien avec un environnement nouveau.

Cette fonction laboratoire est une plus‑value des SMAC qui trouvent dans ces projets leur dimension de service public et leur capacité à développer d’autres rapports aux territoires et à la musique. Cette mission est pourtant rarement objectivée et valorisée en tant que telle auprès des tutelles des lieux, l’équipement culturel restant encore majoritairement évalué à l’aune de la quantification des publics11Langeard C., Liot F. et Rui S., « Les publics », art. cité..

[Les projets de médiation] peuvent paraître comme une dépense sans retour sur investissement, alors qu’au contraire je pense que cela ancre un public dans des pratiques et peut permettre de toucher un nouveau public, peut‑être au goutte à goutte, mais sur des pratiques plus durables.

Juliette, médiatrice dans un centre culturel partenaire d’un HP

Avec l’appréciation de cette fonction, c’est la capacité des lieux à interroger les pratiques et à s’inscrire dans une perspective réflexive de l’écoute musicale qui est reconnue. Les structures peuvent de cette manière réaffirmer la valeur sociale de la musique en renouant avec une forme d’éducation populaire et un engagement social souvent à l’origine de la création des lieux. Ainsi, ils dépassent un rapport à la musique principalement construit sur un mode consommatoire, tel qu’il s’est bien souvent imposé dans les lieux de diffusion12Plusieurs lieux rencontrés évoquent en effet la difficulté de fédérer aujourd’hui les usagers des lieux autour d’un projet associatif. Même les pratiques en amateur sont rattrapées par cette logique consommatoire qui conduit les adhérents à utiliser les espaces sans se sentir partie prenante du projet.. Ces projets d’action culturelle se situent au cœur des enjeux de changement qui imprègnent aujourd’hui les organisations culturelles, et questionnent également les organisations de santé.

Une expérience en néonatologie : l’hôpital en chantant13Cette expérience a fait l’objet d’un documentaire intitulé La voix sensible, réalisé par Christel Véron et coproduit par le Gam de Pau et Cumamovi, et diffusé sur Arte.

Si les lieux culturels apparaissent comme des relais et des partenaires essentiels, les projets impliquent aussi directement des équipes artistiques (orchestres, ensembles, associations porteuses de projets de création ou de pratique musicale). Ainsi, le service de néonatologie du centre hospitalier de Pau est à l’initiative d’un projet en lien avec le Groupe d’animation musicale installé dans la même ville (Gam). Le Gam a été créé en 1977 avec pour projet de « permettre à chacun de vivre et pratiquer la musique dans une dynamique collective » et de poser « un autre regard sur la musique14gampau.fr. ». Pensée comme un groupe de recherche sur l’expérience musicale, l’association s’investit depuis plus de quarante ans dans l’éveil de l’enfant à la musique via l’écoute et la création musicale.

À l’occasion d’une transformation architecturale du service de néonatologie en 2007, les praticiens ont été amenés à réfléchir à des installations évitant le stress des nouveau‑nés prématurés15Berthoud G., « Médiation technique et relations sociales » dans G. Berthoud (dir.), Vers une anthropologie générale. Modernité et altérité, Genève, Librairie Droz, 1992.. Cette réflexion fait suite à une préoccupation des spécialistes en pédiatrie constatant la stimulation et la sur- stimulation du nouveau‑né en réanimation. Le Gam est ainsi sollicité pour établir un diagnostic des nuisances sonores du service : le bruit des alarmes, les déplacements dans le service, les claquements de porte, l’ouverture intempestive des poches contenant le matériel médical, etc. L’ensemble de l’environnement sonore est enregistré et analysé pour favoriser une prise de conscience du personnel sur l’hypersensibilité sensorielle du nourrisson. Mais les travaux d’aménagement de l’espace sont aussi l’occasion d’équiper le service d’enceintes permettant de diffuser facilement de la musique. Très vite, les personnels investissent ce nouvel équipement en proposant les musiques qu’ils jugent appropriées au contexte et qui leur semblent susceptibles d’améliorer les conditions du soin.

Ce qui fait que lorsqu’on rentrait dans le service de réanimation, c’était Auchan, un supermarché, il y avait de la musique partout, c’était n’importe quoi, pourtant j’adore la musique, mais je me suis dit que ça n’allait pas du tout, ça débloquait complètement. Et surtout, cela était imposé : lorsqu’il y a de la musique, vous ne pouvez pas vous boucher les oreilles.

Chef de pôle, CH de Pau

La deuxième étape du processus consiste à organiser des ateliers à destination du personnel, afin de mieux comprendre l’émotion communiquée par la musique, le sens du chant et la présence musicale pour un bébé. La voix chantée, considérée par l’équipe artistique comme un « lien humain », est travaillée et permet aux soignants d’instaurer un nouveau mode de relation, à la fois avec le jeune patient et avec ses parents. Ce choix se fait en opposition à l’hypertechnicisation des soins imposée aux nouveau‑nés prématurés. Cette situation particulière s’interpose dans la relation parent(s)‑enfant, à un moment de la vie où l’intimité de cette relation est au centre.

Il en faut de l’énergie aux parents pour maintenir le lien avec le bébé coûte que coûte malgré, dans les premiers temps, la technicité, les fils, les tuyaux, l’incertitude du pronostic du devenir…

Cadre de santé, CH de Pau

Loin de rapprocher enfant et parent(s), la musique enregistrée diffusée de façon anarchique dans le service apparaît au contraire comme le prolongement d’une mise à distance imposée par la technique. Les enceintes sont finalement éteintes pour laisser la place à une présence humaine médiée par la voix. Tous les soignants du service bénéficient finalement d’une formation au chant et sont amenés à prendre part à cette expérience singulière qui vient se glisser dans les interstices du soin.

Il ne s’agit pas de tout confondre. Le soin requiert une concentration et une attention complètes, on ne peut pas piquer un bébé et chanter […], cela amène les soignants à s’éloigner de l’activité de soins de façon temporaire.

Chef de pôle, CH de Pau

Il ne s’agit pas pour le personnel soignant de chanter en tout temps et en toutes circonstances, mais plutôt de sortir un instant de son rôle technique pour proposer par le chant un autre type de relation au nouveau‑né, en associant les parents à ce moment et en leur proposant de participer à cette pratique vocale. Rien n’est imposé aux familles, aucun protocole n’est formulé à l’avance ; si les soignants ont travaillé avec les artistes un « répertoire », les parents sont incités à proposer leurs propres chants, qu’ils choisissent souvent en lien avec leurs souvenirs d’enfance ou leurs origines géographiques.

Cette expérience permet à la fois d’apaiser les nouveau‑nés et de travailler la relation parent(s)‑enfant, mise à mal par cette séparation précoce et douloureuse. La voix chantée est décrite par les artistes comme un moyen de travailler le « lien vital entre les parents et leur enfant » dans un univers fortement technicisé et médicalisé.

Mais cette expérimentation a aussi des effets perceptibles sur la relation soignant‑parent(s) et sur l’ensemble des relations dans le service. En effet, elle renforce les liens et l’identité professionnelle des membres du pôle. Le projet accentue chez le personnel soignant la perception de la valeur de son activité professionnelle et crée ou renforce un attachement au pôle. Le retour positif des familles et la médiatisation progressive de l’action ont contribué à la visibilité et à la reconnaissance du travail fourni par les équipes et à leur valorisation. Le choix d’un métier de soin, surtout en pédiatrie, est souvent envisagé pour des raisons altruistes et d’empathie ; or les routines professionnelles, les protocoles médicaux formalisés conduisent parfois à perdre de vue ces motivations initiales16Léchevin J.-P., « Le travail bien fait », dans P. Guinchard et J.-F. Petit (dir.), Une société de soins, Paris, Éditions de l’Atelier, 2011, p. 133-138.. Cette situation est à l’origine d’une souffrance des soignants qui ne parviennent plus à donner du sens à leur engagement. Le projet artistique interroge la relation soignant‑soigné, il est à l’origine d’une réflexivité de l’organisation et entraîne la mise en mouvement de celle‑ci. Il souligne la continuité entre la relation parent(s)‑enfant et les transformations des conditions de travail de l’ensemble des personnels. Cette chaîne d’interactions participe de l’amélioration de la prise en charge, qui n’est plus seulement technique mais devient aussi un accompagnement humain, sensible et englobant, de l’enfant et de ses proches.

Les déplacements de la professionnalité du musicien

Si ces projets à l’hôpital semblent éloigner l’artiste de ses habitudes de production et de diffusion musicales, ils prolongent aussi un éthos artiste qui s’est forgé durant le second XXe siècle en écho aux évolutions de la musique contemporaine. En effet, l’expérimentation, la prise de risque conduisent les artistes vers des actions non reproductibles, les amènent à travailler le son, de diverses manières et dans divers contextes, en s’affranchissant des frontières qui séparent musiques savante et populaire.

Les expériences décrites ci‑dessus transforment le musicien en expert du son et de l’écoute. Il n’est plus le producteur démiurge et médiatisé d’une création personnelle, mais vient donner sens à une expérience esthétique conçue, comme l’évoque Dewey, dans une continuité avec le processus ordinaire de la vie17Dewey J., L’Art comme expérience, Tours-Pau, Farrago-PUP, 2005.. L’art déborde du cadre des lieux dédiés pour faire irruption dans la vie, le social. Il fait corps avec des valeurs qui orientent le quotidien : l’expérience esthétique ne se réduit ni à des jugements de goût, ni à des marques de distinction. Les délimitations entre l’art et le vécu laissent place à une expérience esthétique intégrée dans une forme de vie collective. Ainsi, comme l’évoque l’artiste Andrea Fraser, ce qui est spécifique à l’art qualifié d’art in situ, ou d’art contextuel, est le fait que le processus supplante la production finale, sans pour autant que le travail artistique en soit diminué18Desmet N., « L’art à l’heure de la société de service », Marges, août 2008, p. 86-99..

La particularité, justement, d’un travail contextuel, c’est que l’on n’arrive pas a priori avec les idées de ce que l’on va faire ou de ce que l’on va rencontrer ; c’est‑à‑dire que c’est vraiment par la rencontre avec le terrain et le milieu dans lequel on va travailler que l’œuvre se décide et se met en place.

Daniel, musicien

Dans ces expériences où l’art n’est pas central mais secondaire, où les interlocuteurs ne parlent pas le langage de l’art, où l’hôpital n’est pas au service de l’artiste, la dimension spectaculaire de la prestation musicale disparaît, la figure charismatique de l’artiste s’estompe au profit du sens de l’écoute et de la création musicale dans la relation et l’attention au monde et à l’autre. On assiste ainsi à un déplacement de la valeur de l’œuvre vers le processus et, à travers cela, au développement d’une nouvelle forme de service public. Celui‑ci met en avant une individualisation du rapport au public (qui n’est plus une foule indifférenciée) et un ajustement sur mesure de l’activité aux situations rencontrées.

Surtout, les projets artistiques à l’hôpital engagent l’artiste dans des processus de cocréation, où le travail artistique est le résultat d’une transaction et d’une négociation avec un environnement. Cette forme de coopération implique une articulation des positions : coopérer ne se résume pas à collaborer ponctuellement pour une tâche, mais suppose plutôt de construire ensemble et de dépasser le sens établi par chacun. Autrement dit, il s’agit d’un déplacement des pratiques et des représentations, ainsi que d’une mise en mouvement des savoirs et des identités19Sennett R., Ensemble : pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel, 2014 ; Éloi L., L’impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération, Lonrai, Les Liens qui libèrent, 2018..

Loin d’une dimension événementielle qui prévaut souvent dans le travail artistique, les projets à dimension sociale se fondent sur une autre temporalité. Car la coopération conduit à des apprentissages réciproques entre les partenaires du projet, qui supposent de s’inscrire dans la durée pour s’ajuster au mieux au fonctionnement des services et pour permettre à chacun de s’approprier l’action.

De fait, ces expériences offrent une nouvelle compréhension du rôle du musicien et de la musique, aux antipodes d’une industrie du loisir. Elles permettent d’envisager autrement la place de l’artiste et d’affirmer sa capacité à endosser un rôle dans la transformation sociale20Nicolas-Le Strat P., Une sociologie du travail artistique. Artistes et créativité diffuse, Paris, L’Harmattan, 1998..

Conclusion

Pourtant inscrits dans des pratiques déjà anciennes, les projets artistiques qui investissent l’hôpital ou qui rejoignent des préoccupations sociales ont longtemps suscité peu d’intérêt. Ils pâtissent en effet de plusieurs stigmates qui tendent à les délégitimer. Associées aux pratiques en amateur, souvent au jeune public, ces expériences échappent à l’industrie musicale et n’ont qu’une très faible valeur marchande.

Pourtant, ces actions revêtent une dimension expérimentale et sont porteuses d’innovation. Elles viennent interroger les organisations où elles s’inscrivent, qu’il s’agisse d’établissements culturels ou de santé. Elles déplacent le rôle de l’artiste et conduisent à envisager autrement la valeur de l’activité musicale, en la recentrant sur le sens de l’écoute et de la pratique.

De ce point de vue, ces projets sont aptes à redéfinir la place de l’artiste et de l’art dans les transformations sociales actuelles et à imaginer un rôle nouveau pour les structures culturelles, celui‑ci se mesurant surtout à leur capacité à être une ressource pour leur environnement et un accompagnateur de changement.

Ainsi, si ces expérimentations ont pu sembler marginales ou secondaires, dans un contexte de redéfinition profonde des rapports sociaux, les actions culturelles transversales participent de l’émergence de nouvelles légitimités artistiques, attentives aux processus de création partagée et à l’inclusion des personnes. Ces actions reflètent un renouvellement de la manière de penser la question des publics dans les politiques culturelles, pour faire des lieux de culture des lieux d’expression démocratique capables de prendre part au renouvellement du lien social.

  • 1
    Arnaud L., Agir par la culture, Toulouse, L’Attribut, 2018.
  • 2
    Auclair E., « Comment les arts et la culture peuvent-ils participer à la lutte contre les phénomènes de ségrégation dans les quartiers en crise ? », Hérodote, no 122, 2006, p. 212-220 ; Blondel A., « “Poser du Tricostéril sur la fracture sociale”. L’inscription des établissements de la décentralisation théâtrale dans des projets relevant de la politique de la ville », Société et représentations, no 11, 2001, p. 287-310 ; Delalande F., Les activités à caractère culturel dans les établissements pénitentiaires français (de la libération aux années 1980), thèse pour l’obtention du diplôme d’archiviste, École nationale des chartes, 2015 ; Filiod J.-P., « Faire ensemble. Enjeux du partage du travail éducatif en contexte d’éducation artistique », Quaderni, no 92, 2017, p. 49-61.
  • 3
    Langeard C., Liot F. et Rui S., « Les publics : unités de mesure statistique ou acteurs de l’évaluation ? », dans M. Mespoulet (dir.), Quantifier les territoires. Des chiffres pour l’action publique territoriale, Rennes, PUR, 2017, p. 195-207.
  • 4
    Fuchs B. et al. (dir.), « Droits culturels : controverses et horizons d’action », L’Observatoire, no 49, 2017.
  • 5
    À ce sujet, voir le colloque « L’engagement social et culturel du musicien » organisé par La Philharmonie de Paris le 2 novembre 2021, en partenariat avec la fondation Royaumont, SIMM (Social Impact of Making Music).
  • 6
    La recherche a été financée dans le cadre des appels à projets du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, avec la participation de la DRAC et de l’ARS, en partenariat avec le pôle Culture et Santé de Nouvelle-Aquitaine. L’enquête de terrain a été principalement menée en Régions Aquitaine et Pays de la Loire, tout en examinant également la construction politique du partenariat mis en œuvre en Rhône-Alpes et en Île-de-France. L’enquête, essentiellement qualitative, s’est appuyée sur des entretiens semi-directifs avec 135 personnes (acteurs du soin, professionnels du travail social, artistes, acteurs culturels, acteurs politico-administratifs et usagers). Elle a été menée dans 9 hôpitaux et 7 établissements médico-sociaux.
  • 7
    La première convention interministérielle « Culture à hôpital » est signée en 1999. En 2010, la convention est renouvelée sous l’intitulé « Culture et Santé » et intègre le secteur médico-social.
  • 8
    Liot F., Langeard C. et Montero S., Culture et Santé. Vers un changement des pratiques et des organisations, Toulouse, L’Attribut, 2020.
  • 9
    Veitl A. et Duchemin N., Maurice Fleuret : une politique démocratique de la musique, Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2000 ; Chemillier-Gendreau M., Musique et perspectives de soins, rapport de la Commission interministérielle sur les actions musicales en milieu spécialisé, Paris, La Documentation française, 1985.
  • 10
    Ces expériences font écho aux concerts chez l’habitant qui témoignent de relations quelque peu particulières aux publics. En effet, la situation engage fortement l’artiste dans la relation, il est susceptible d’être interpellé par le public, est amené à beaucoup plus d’improvisation et doit s’adapter à des situations atypiques et à des réactions inattendues auxquelles il ne peut se soustraire.
  • 11
    Langeard C., Liot F. et Rui S., « Les publics », art. cité.
  • 12
    Plusieurs lieux rencontrés évoquent en effet la difficulté de fédérer aujourd’hui les usagers des lieux autour d’un projet associatif. Même les pratiques en amateur sont rattrapées par cette logique consommatoire qui conduit les adhérents à utiliser les espaces sans se sentir partie prenante du projet.
  • 13
    Cette expérience a fait l’objet d’un documentaire intitulé La voix sensible, réalisé par Christel Véron et coproduit par le Gam de Pau et Cumamovi, et diffusé sur Arte.
  • 14
  • 15
    Berthoud G., « Médiation technique et relations sociales » dans G. Berthoud (dir.), Vers une anthropologie générale. Modernité et altérité, Genève, Librairie Droz, 1992.
  • 16
    Léchevin J.-P., « Le travail bien fait », dans P. Guinchard et J.-F. Petit (dir.), Une société de soins, Paris, Éditions de l’Atelier, 2011, p. 133-138.
  • 17
    Dewey J., L’Art comme expérience, Tours-Pau, Farrago-PUP, 2005.
  • 18
    Desmet N., « L’art à l’heure de la société de service », Marges, août 2008, p. 86-99.
  • 19
    Sennett R., Ensemble : pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel, 2014 ; Éloi L., L’impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération, Lonrai, Les Liens qui libèrent, 2018.
  • 20
    Nicolas-Le Strat P., Une sociologie du travail artistique. Artistes et créativité diffuse, Paris, L’Harmattan, 1998.
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