La musique en mouvements
Horizon 2030

« La bamboche, c’est terminé ! »

Expériences musiciennes en temps de crise sanitaire

Par Cécile Prévost-Thomas, Luc Robène, Solveig Serre
Publié le 21 mars 2022
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Cécile Prévost-Thomas est sociologue et musicologue, maître de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle et membre du CERLIS (UMR 8070). Ses recherches portent, d’une part, sur la compréhension des mondes de la chanson francophone contemporaine (création, diffusion, réception) et, d’autre part, sur les enjeux sociaux, institutionnels et professionnels de la médiation de la musique.

Luc Robène est historien, professeur à l’université de Bordeaux et membre de THALIM (UMR 7172). Ses recherches portent sur l’histoire de la culture et des pratiques culturelles en France et en Europe. Dans la continuité de l’analyse des processus culturels, la carrière artistique qu’il mène sans interruption depuis le début des années 1980 en tant que guitariste dans diverses formations rock et punk (Noir Désir, Strychnine, The Hyènes), l’invite à réinvestir ces résultats sur le terrain des musiques populaires au prisme des rapports entre culture et contre-cultures.

Solveig Serre est historienne et musicologue, ancienne élève de l’École nationale des chartes (2001-2005), chargée de recherche HDR au CNRS (CESR, UMR 7323) depuis 2012 et professeure chargée de cours à l’École polytechnique. À l’origine spécialiste des institutions lyriques parisiennes sous l’Ancien Régime, elle est responsable, depuis 2014 avec Luc Robène, du projet de recherche PIND (Punk is not dead), consacré à l’histoire de la scène punk en France depuis 1976 et qui a obtenu un financement de l’ANR pour la période 2016-2020.



Résumé

La pandémie de Covid-19 a eu un impact considérable sur les pratiques artistiques, en particulier sur le spectacle vivant et les conditions d’exercice du métier de musicien. Notre recherche analyse ces inflexions au regard des systèmes de contrainte, des ressources générées par cette crise ainsi que des enjeux qui relèvent de ces transformations. Elle propose un premier séquençage (grille de lecture) permettant de donner sens aux pratiques musiciennes recensées. Elle identifie de grandes tendances significatives et propose des projections réalistes qui permettent d’envisager le monde musical de « l’après ».


Introduction

Au mois de mars 2020, l’épidémie de Covid‑19 frappe le monde de sidération. Le 31 janvier 2020, à peine un mois auparavant, nous réunissons à la Rock School Barbey (Bordeaux) dans le cadre de notre projet de recherche consacré à l’histoire de la scène punk en France, plus de sept cents personnes serrées comme des oignons pour la release party du groupe punk bordelais Strychnine. Le mardi 3 mars, nous nous rendons au Trianon au concert de Cyril Mokaiesh. Nous remarquons une ambiance étrange, mâtinée d’inquiétude. Le jeudi 12 mars, nous participons à une soirée inaugurale organisée par la holding Combat (Nova, Les Inrockuptibles, Rock en Seine), l’un de nos partenaires de travail, dans ses nouveaux locaux. À 20 heures, nous nous isolons avec quelques autres pour écouter Emmanuel Macron qui annonce alors la fermeture des établissements scolaires et universitaires, ainsi que l’interdiction des rassemblements de plus de cent personnes pour la fin de la semaine. Nous comprenons que la fête est finie. C’est peu dire que cela ne tombe pas bien pour nous qui organisons le lendemain à Clermont‑Ferrand une journée d’étude sur la scène punk en Auvergne. Alors même qu’Édouard Philippe annonce la fermeture de tous les lieux publics « non indispensables » à compter de samedi minuit, le soutien sans faille de Frédéric, responsable de la salle de spectacle Le Tremplin, nous permet de maintenir le soir même, dans une jauge restreinte à cent personnes, la tenue de ce qui aura été sans doute l’un des derniers concerts live en France du « monde d’avant ». À la fin de la soirée, alors que chacun accuse le coup, Frédéric, visiblement ému, nous confie son sentiment à chaud : « Il y avait eu le 13 novembre 2015, désormais il y aura aussi le 14 mars 20201Voir Robène L. et Serre S., On Stage Backstage. Chroniques de nos recherches en terres punk, Paris, Riveneuve, 2022.».

Quand l’actualité s’immisce dans la recherche

En mars 2020, dans le monde entier, pour des raisons sans doute très différentes, mais simultanées, les pouvoirs publics, afin de lutter contre la pandémie, ont adopté des mesures d’urgence (confinement, couvre‑feu, distanciation sociale, gestes barrières) qui, en mettant l’espace public et les libertés individuelles sous contrôle, ont eu d’importantes conséquences sur la convivialité et le vivre‑ensemble. Les historiens des épidémies2Rasmussen A., « Le temps long des épidémies », entretien mené par Gabriel Girard et Caroline Izambert, Mouvements, no 105, 2021, p. 55-67. ont bien montré que la pandémie de Covid‑19 n’est exceptionnelle ni par son ampleur, sa diffusion mondiale ou sa létalité, ni par son impact démographique (5 millions de morts au 2 novembre 2021), mais qu’elle est inédite par sa dimension mondiale, sa médiatisation, l’ampleur de l’action publique qu’elle a suscitée et les moyens qui lui ont été consentis. Elle est surtout remarquable par l’importance accordée aux questions sanitaires et à la « vie nue3Agamben G., Homo sacer, Paris, Seuil, 1997. » – ce thème de la « vie nue » a d’ailleurs fait l’objet d’un film réalisé par Antoine d’Agata et commandé par « 3e Scène », la scène virtuelle de création de l’Opéra national de Paris – au détriment de toute autre considération, écartant d’emblée tout le bénéfice qu’une société en crise peut retirer des pratiques porteuses de lien, de joie, d’émotion, de défoulement, de « bien‑être physique, mental et social » (définition de la santé selon l’article 1 de la Constitution de l’OMS).

Notre décision de nous intéresser aux expériences musicales en temps de Covid est née des perspectives nouvelles que l’apparition de cette pandémie impliquait scientifiquement et culturellement. Nous partagions depuis juin 2013, date de notre rencontre lors d’un colloque consacré à l’histoire sociale du rock, des affinités humaines et professionnelles tenant à la fois à l’intérêt que nous portons au fait musical et à la proximité de nos approches, objets, terrains et méthodes, ainsi qu’à notre investissement, à divers titres, dans le milieu musical. La pandémie de Covid‑19, en altérant profondément nos travaux en cours, a fait naître symétriquement de nouveaux horizons de recherche. Elle nous a rassemblés autour d’éléments concrets (premières collectes de données et de témoignages à partir d’une veille sur les réseaux sociaux), d’échanges de points de vue et de problématiques essentielles que nous sentions naître jour après jour, annonce après annonce, et que nous partagions avec les nombreux acteurs représentatifs de la diversité des mondes de la musique, toutes esthétiques confondues, avec lesquels nous avions tissé des liens de longue date lors de nos recherches antérieures.

Quelles conséquences la crise sanitaire a‑t‑elle sur les musiciens4Nous avons privilégié la forme masculine pour un confort de lecture dans l’ensemble du texte, mais il faut lire « musiciennes et musiciens ». et leurs publics ? Quelles réponses les pouvoirs publics et les sociétés civiles ont‑ils offertes au secteur musical, alors même que la musique qui rassemble et qui crée potentiellement les conditions d’un risque sanitaire a pu sembler représenter une pratique dérangeante au sein de l’espace public ? Comment la musique a‑t‑elle apporté du sens face au mal qui s’abat ? Quelle place occupe‑t‑elle dans une société où l’absence de lien social devient la norme ? Quelles ressources musicales les artistes, leurs équipes, les structures qui les soutiennent et leurs publics mobilisent‑ils pour s’adapter, résister, innover ? Quels savoirs pratiques, professionnels, artistiques se dégagent de cette période, alors que se pose avec acuité la question des « lendemains qui chantent » réactivée aujourd’hui par l’instauration du pass sanitaire (puis vaccinal) et par la baisse de fréquentation des salles de spectacle observée depuis septembre 2021, malgré la possibilité d’un retour sur scène pour la plupart des artistes ?

Dans ce contexte, il nous a semblé nécessaire et urgent que la musique trouve pleinement sa place au cœur de l’importante mobilisation internationale de la communauté de recherche en sciences humaines et sociales s’attachant à étudier les effets de la crise sanitaire5[1][1] Gaille M. et Terral P. (dir.), « Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19 : enjeux et formes de la recherche », rapport publié dans le cadre de l’initiative HS3PE-CriSE, Crises sanitaires et environnementales, 20 novembre 2020, en ligne. : nécessaire si l’on considère la musique à la fois comme empreinte du monde, force capable d’exprimer le changement et comme l’un des vecteurs essentiels du rapport de l’homme à son milieu et à son semblable ; urgent au regard des relatives fragilité et volatilité de certains moments de vie musicale. C’est ainsi que l’idée d’un projet structurant, à l’échelle nationale, qui serait consacré aux expériences musicales en temps de Covid émergea : une recherche interdisciplinaire et citoyenne capable d’interroger finement et en temps réel la place nouvelle de la musique vivante dans une société en crise et de fournir aux acteurs professionnels, politiques, économiques et aux citoyens des outils d’analyse, de lecture et de prise de décision leur permettant d’envisager une lecture fine du rapport bénéfice/risque attaché à la vie musicale en temps de pandémie. Notre projet, intitulé « MUSICOVID – L’expérience musicale en temps de Covid : s’adapter, résister, innover », a fait l’objet d’un dépôt fructueux de financement auprès de l’Agence nationale de la recherche pour la période 2022‑2026. Nous en présentons ici les premiers résultats.

La musique qui (sur)vit

Le contexte inédit du premier confinement qui s’est imposé à l’ensemble de la société à la mi‑mars 2020 et a conduit à un arrêt inopiné de la dynamique sociale générée ordinairement par la vie quotidienne, la vie active et la circulation des individus a, une fois le sentiment de sidération passé, contraint les acteurs sociaux à modifier leurs habitudes et à transformer leurs activités. Que ce soit dans l’ensemble des secteurs économiques ou dans nos relations sociales, les rythmes et les interactions se sont modifiés. Nous avons été plongés sans l’avoir choisi dans un nouveau rapport au monde. Ce premier constat conduit à poser comme hypothèse générale que les acteurs sociaux adoptent différentes stratégies individuelles, interindividuelles ou collectives pour traverser l’épreuve de la crise sanitaire : en s’adaptant, ils conviennent « d’ajuster » leurs pratiques aux contraintes conjoncturelles ; en résistant, ils décident de « faire obstacle » aux modèles répressifs d’un imaginaire, d’actions et de décisions politiques qui leur sont imposés ; en innovant, ils choisissent ou sont contraints d’« introduire du neuf dans quelque chose qui a un caractère bien établi6Les expressions entre guillemets renvoient aux acceptions proposées par le Trésor de la langue française informatisée pour les mots « adaptation », « résistance » et « innovation », en ligne. ». Appliquée aux mondes artistiques et culturels, et plus particulièrement à celui de la vie musicale foisonnante de notre pays, cette hypothèse semble opérante pour interroger les façons dont les acteurs (artistes, publics, professionnels, amateurs, etc.) ont vécu et traversé cette période à partir de leurs expériences.

Le concept d’expérience musicale doit donc s’entendre ici au pluriel. Il s’exprime de différentes manières, à partir de l’observation des pratiques musiciennes, musicales et culturelles, des représentations sociales associées à l’imaginaire culturel – que celles‑ci soient exprimées par les acteurs eux‑mêmes, par les institutions qui les soutiennent ou plus largement par les pouvoirs publics. Il renvoie également à différentes réalités eu égard à l’évolution constante de la situation et au cadre légal (lois, décrets et arrêtés) qui a été instauré à partir de la loi no 2020‑290 du 23 mars 2020 : entre mars 2020 et janvier 2022, la population française connaît trois périodes de confinement, plusieurs périodes de fermeture de lieux accueillant du public, différents protocoles sanitaires réglementant les activités usuelles et les jauges dommageables pour la fréquentation des lieux culturels. Les premières investigations que nous avons menées à l’intérieur de ce cadre se sont concentrées sur l’expression des pratiques spécifiquement musiciennes, émanant directement des activités artistiques principalement professionnelles. Ainsi, du seul côté des musiciens, nous avons pu délimiter six grandes catégories : création d’œuvres musicales de circonstance, réalisation de clips, concerts et performances virtuelles sans public, performances musicales dans des lieux inédits, manifestations et concerts résistants et enfin mobilisations artistiques7Au cours des prochaines étapes de notre recherche, nous interrogerons, entre pratiques, ressentis et représentations, les expériences des amateurs, des publics, des institutions musicales, des pouvoirs publics.. Sur la base de ces catégories, nous avons examiné combien la musique était un objet propice à la compréhension de notre monde ébranlé par la crise sanitaire.

La musique comme mémoire

La diversité des formes expressives choisies par les artistes au cours de cette période témoigne de leur capacité à absorber, digérer et traduire avec leur langage (instrumental, vocal, scénique) et leur sensibilité les aléas du temps présent, les mœurs de l’époque. Parmi celles‑ci, la création d’œuvres musicales de circonstance est particulièrement opportune non seulement parce qu’elle consigne l’actualité du moment et se fait ainsi gardienne de la mémoire, mais aussi parce qu’elle perpétue une longue tradition de la chanson traditionnelle, berceau de notre culture. Ainsi, avec les contes et les légendes populaires, les chansons anciennes ont souvent été les seuls témoignages d’épidémies ou de pandémies. Retenons à titre d’exemple « La Peste d’Elliant », complainte bretonne de tradition orale (gwerz) remontant probablement au vie siècle8De La Villemarqué T. H., « La Peste d’Elliant », dans Barzaz Breiz, Paris, Didier et Cie, 1883, p. 52-55., souvent qualifiée de « blues du peuple breton », qui narre, en une succession de petites scènes, comment la peste est arrivée à Elliant, commune du Finistère. Outre son aspect légendaire, cette complainte est intéressante car elle témoigne d’un épisode de peste qui serait passé sous le radar des archives plus classiques, mais aussi par son éclairage des comportements et des sensibilités d’un territoire. Il est de plus tout à fait passionnant de constater que « la peste d’Elliant ne se chante jamais sans qu’on y joigne [une] étrange légende » qui met en scène « une belle dame en robe blanche », allégorie de la peste et qui dit en particulier : « Savez‑vous […] comment on s’y prit pour lui faire quitter le pays ? On la chanta. Se voyant découverte, elle s’enfuit. Il n’y a pas plus sûr moyen de chasser la peste que de la chanter ; aussi, depuis ce jour, elle n’a pas reparu »9Ibid.. Et si l’importante mobilisation des artistes d’aujourd’hui avait une quelconque résonance avec cette légende du fond des temps ?

Parmi les œuvres de circonstance liées à la période que nous traversons actuellement, les représentants de la chanson française ont été particulièrement prolixes. La chanson « Corona Song » de Renaud, rendue publique le 8 juillet 2020 sur les réseaux sociaux, est intéressante en ce qu’elle relaie une bonne partie des théories conspirationnistes qui ont agité la France au début du premier confinement, que ce soit au sujet des origines de la pandémie (« T’as débarqué un jour de Chine/Retournes‑y, qu’on t’y confine/Dans ce pays on bouffe du chien/Des chauves‑souris, du pangolin ») ou de l’efficacité prétendue de l’hydroxychloroquine (« Quand j’pense au brave Docteur Raoult/Conchié par des confrères jaloux/Par des pontes, des sommités/Qui ont les boules de perdre du blé »). Dès mars 2020, ce sont deux autres figures populaires, Calogero et Jean‑Jacques Goldmann, qui publient chacun une nouvelle chanson décrivant le contexte lié aux prémices de la pandémie en France et ses conséquences sur nos vies devenues subitement confinées. Dans ce morceau, intitulé « On fait comme si », qui prend la forme d’un enregistrement piano‑voix interprété à son domicile le 21 mars 2020, Calogero brosse un portrait de l’instant et aborde « le quotidien de chacun : les balcons de résistance, la gestion des enfants, la pression des médias ou encore l’absence du contact avec ses proches – autant de thèmes à la fois inquiétants par leur situation de crise, mais aussi rassurants dans les belles preuves de solidarité qu’ils évoquent10« On fait comme si : la chanson de Calogero pour le personnel soignant », Le Figaro, 26 mars 2020. ». La même semaine et sur le même principe – une vidéo minimaliste enregistrée chez lui, puis la même vidéo accompagnée de photos de personnes représentants les différents corps de métiers dits « essentiels » qu’il énumère et à qui il rend hommage avec cette chanson –, Jean‑Jacques Goldman partage « Ils sauvent des vies » (sur l’air de son tube de 1988 « Il changeait la vie »).

La musique comme pulsion de vie et comme lien social

Au‑delà des témoignages laissés par ces gestes artistiques, il est utile de rappeler qu’en plus de leur portée esthétique, les expressions musicales ont depuis toujours rempli une pluralité de fonctions sociales œuvrant utilement à la cohésion des sociétés. Ainsi, la musique sous toutes ses formes est un art collectif qui, probablement, mieux que tout autre, peut rassembler, émouvoir, susciter de la joie, du mouvement, du partage, de la danse, et par là même être également porteur de bienfaits réels ou supposés pour les individus.

Un exemple particulièrement intéressant nous est fourni par l’épidémie de choléra qui frappe la France de plein fouet en 1832, faisant 100 000 victimes, dont près de 18 500 dans la capitale. En dépit du caractère très contagieux et fulgurant de la maladie, le journal Le Figaro rapporte que, lors de la clôture de la saison théâtrale, « malgré les bruits sinistres de contagion, d’insalubrité, d’épidémie, les fervens dilettanti n’ont pu résister au charme de noms de Rubini et de Lablache, au double attrait des opéras du Pirata et de la Prova : la salle [Favart] était pleine samedi dernier » – un empressement qui est justifié, par le chroniqueur, par « le besoin d’échapper, par des distractions, à de tristes préoccupations »11Le Figaro, 3 avril 1832.. Cette pulsion de vie fait écho, près de deux siècles plus tard au « désir profond de lâcher prise », au « besoin inaliénable » de musique et de fête invoqués pour sa défense par l’organisateur de la rave party clandestine à Lieuron en Ille‑et‑Vilaine le 31 décembre 2020, qui avait rassemblé illégalement et à double titre – une rave en temps de confinement – pendant trois jours plus de 2 500 personnes12Telo L. et Collier É., « Après la free-party de Lieuron, voyage au centre de la rave », Le Monde, 17 février 2021..

Dans cette catégorie méritent également d’être classées les interventions publiques, composées de prises de parole et de chansons, et réalisées selon la technique du flashmob, de l’auteur‑chanteur Kaddour Hadadi, plus connu sous le pseudonyme de HK, ainsi que leur captation et restitution sous forme de vidéos. Mi‑décembre 2020, au lendemain de la levée du second confinement, le fil rouge de ses apparitions dans l’espace public s’est articulé autour de la chanson « Danser encore » qui dénonce l’autoritarisme des mesures adoptées dans le contexte sanitaire, mais qui appelle surtout aux rassemblements dans l’espace public afin que les citoyens retrouvent ensemble le goût de vivre et de renouer le lien social fragilisé par la pandémie. Cette œuvre chorale, qui invite les gens à se regrouper pour chanter et danser, remporte un succès sans commune mesure13Le clip officiel de cette chanson publié le 18 décembre 2020 sur YouTube a été vu exponentiellement 2 377 338 fois le 16 avril 2021, 3 440 142 fois le 6 mai 2021, 4 855 990 le 26 juillet 2021 et 6 276 975 le 18 janvier 2022. et constitue le cœur de la tournée des flashmobs improvisée par HK et son équipe aux quatre coins de l’Hexagone : des places de villages aux centres‑villes en passant par les halls de gares parisiennes comme celui de la gare du Nord à Paris le 4 mars 2021 pendant une période, certes déconfinée, mais toujours sous haute surveillance sanitaire. Grâce à la viralité des réseaux sociaux, « Danser encore » a aussi donné naissance à des versions venues d’Allemagne, du Togo, de Montréal, de La Réunion, de Colombie, etc., répondant ainsi à ce besoin humain de communiquer pour exister, voire de créer en commun une nouvelle relation au monde14Rosa H., Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2018..

La musique comme facteur de risque

Pendant la pandémie, la musique vivante a pu être perçue comme un obstacle au contrôle ou à l’amélioration de la situation sanitaire. L’expérience musicale a ainsi pu entrer en tension avec les dispositifs réglementaires – qu’il s’agisse de la fermeture des salles de spectacle, de l’interdiction de transport de matériel sonore, des préconisations sur le danger de tel ou tel instrument au regard de la contagion, etc. Cette tension n’est pas nouvelle au regard de l’histoire : bien avant la fermeture des salles de spectacle en temps de Covid (présentée par le monde de la musique comme inédit), les capitouls de Toulouse, en 1720, alors que la peste faisait rage, « font defenses à la Cour de continuer les représentations de l’Opéra, et tous autres spectacles, même toutes danses et bals, et à tous joueurs de violons de s’y trouver, et d’y jouer pendant ce temps calamiteux, à peine de punition corporelle ».

Souvent décrite comme un « lieu de la contagion » privilégié ou potentiel, la musique vivante a ainsi été immédiatement appréhendée comme un facteur de risque, sous l’angle du biopouvoir (contraindre pour sauver la société de la contagion) comme de la morale (la musique qui suscite la joie peut être perçue comme décalée en temps de crise et de souffrance15Foucault M., Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2004.). Ces représentations, qui mêlent dangerosité fantasmée de l’expérience musicale, procès d’intention quant à l’irresponsabilité supposée des musiciens et de leurs publics au regard de l’intérêt général, suscitent en retour chez les musiciens et leur public un puissant sentiment d’injustice. On a vu par exemple, à la suite des annonces du Premier ministre Jean Castex du 27 décembre 2021 instaurant des jauges de 2 000 personnes dans les lieux publics, exception faite pour « l’exercice du culte… et les activités politiques électorales [soumises] à des dispositions plus spécifiques dans [le] droit constitutionnel », les artistes s’insurger, à l’instar de Grand Corps Malade, déclarant le lendemain : « La tournée continue en 2022. Je suis donc candidat aux élections présidentielles », de Julien Doré postant sur Instagram une affiche de sa tournée dans laquelle la mention « concert » est remplacée par celle de « meeting », ou encore de Damien Saez publiant sur sa plateforme Culture Contre‑Culture quelques lignes indignées : « Culture sacrifiée mais meetings politiques open bar… Sombre dégénérescence d’une humanité perdue. Les concerts sont plus importants que les meetings. Pourquoi ? Car une Barbara cinq minutes vaut des millions de vous sur une éternité ».

La musique comme examen critique des pouvoirs

Les périodes de crise comme celles que nous traversons aujourd’hui sont également propices à la découverte ou la réappropriation de modes d’expression tels que ceux du contournement, du détournement ou de la parodie. La musique se fait alors contre‑pouvoir à la chape institutionnelle, au discours des experts, et de manière plus large à tout ce qui contraint. Ces phénomènes ne sont évidemment pas nouveaux au regard de l’histoire, que l’on pense au Roman de Fauvel, œuvre chorale du Moyen‑Âge tardif qui critique avec fougue et malice l’Église et la société du début du xvie siècle, aux speakeasies qui fleurissent pendant les années 1920 aux États‑Unis et proposent à une clientèle huppée des soirées interdites animées de concerts aux influences afro‑américaines, ou encore aux bals clandestins pendant l’Occupation, à une époque où organisateurs et musiciens s’exposent à des peines de prison. Ce dernier exemple n’est pas sans rappeler les pratiques clandestines payantes les plus récentes (janvier 2022) rassemblant des centaines de jeunes adultes privés de discothèques depuis décembre 2021 dans des appartements privés huppés de l’Ouest parisien. Alors que ces dernières pratiques illustrent, de la part des artistes comme du public, des stratégies de contournement ou de détournement, une pratique spécifiquement musicienne a largement refait surface au cours de ces deux dernières années : celle de la parodie. Un mois avant qu’elle ne s’installe en France, l’épidémie de coronavirus a en effet suscité, comme nouveau sujet d’actualité venant de Chine, la curiosité du chansonnier Frédéric Fromet qui a chanté, sur les ondes de France Inter le 14 février 2020, « Le Corona(virus) » sur l’air de la chanson « Pandi‑Panda » de Chantal Goya (« Le corona petit virus de Chine/Le corona bien fait pour les Chinois/Le corona le bordel imagine/Le corona si tu étais gaulois, petit virus chinois »). Ce faisant, Fromet pose les premiers jalons du genre parodique qui va devenir pendant deux ans l’un des moyens d’expression musicale les plus répandus pendant la crise sanitaire. Hérité d’une tradition chansonnière qui s’est institutionnalisée à partir du xviiie siècle avec le développement des sociétés chantantes, dont les plus fameuses furent à Paris Le Caveau (1731), La Goguette (1813) et La Lice chansonnière (1831), le genre parodique interprété sur des timbres (airs connus d’œuvres préexistantes) porte le nom de goguette, terme issu de « gogue » attesté dès le xiiie siècle qui signifie « bombance, plaisanterie ». La goguette désigne ainsi à partir des années 1815 à la fois les lieux où l’on chante et le genre parodique que l’on chante dans ces lieux16Brochon P., La chanson française. Béranger et son temps, Paris, Éditions sociales, 1956.. Reconnues peu à peu comme lieu d’expression privilégié de la classe ouvrière, les goguettes ont eu, depuis cette époque, comme double fonction de divertir tout en exprimant une critique sociale et politique plus ou moins prononcée. Dans le sillage de Frédéric Fromet – qui a composé depuis février 2020 une vingtaine de chansons en lien avec la crise sanitaire dont les dernières se nomment « Putano de Omicron » (3 décembre 2021) ; « Coronavirus Story » (10 décembre 2021) ; « Noël tout seul » (17 décembre 2021) ; « PCR particulier » (7 janvier 2022) –, d’autres artistes comme Patrice Mercier avec ses « Mélodies chroniques » ou encore Les Goguettes (en trio mais à quatre) – dont l’activité précédait la crise sanitaire –, ont pu, grâce à la durée de la pandémie, aux débats qu’elle a suscités, et à leurs productions de goguettes très inventives, bénéficier d’une large audience sur les réseaux sociaux. Retenons ici pour seul exemple que le clip de « T’as voulu voir le salon » mis à disposition sur YouTube le 21 avril 2020 par Les Goguettes (en trio mais à quatre) et interprété sur l’air de « Vesoul » de Jacques Brel a été vu plus de 5 millions de fois.

La musique comme terrain pédagogique et didactique

En tant que moyen d’expression et outil de communication, la musique peut être considérée comme un vecteur permettant de sensibiliser aux dangers de la maladie ou de mobiliser les populations pour prévenir de nouvelles infections. La musique se fait donc facilitatrice, vectrice de prescriptions et de bonnes pratiques sanitaires. La période de pandémie a ainsi vu réapparaître des chansons de prévention usant de techniques pédagogiques éprouvées depuis longtemps dans le cadre du sida ou d’Ebola. La chanson « Corona Minus » du chanteur Aldebert – dont la femme est médecin généraliste – en partenariat avec les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture et avec Sony Music, qui expliquait aux enfants les gestes barrière (« Lavez‑vous les deux mains une demi‑minute/En récré prenez soin d’éviter les disputes/Respectez la distance avec tous les copains/D’un mètre dit la science, et puis tout ira bien »), en fait partie. Cette conception pédagogique et didactique peut également traduire un besoin issu du monde médical, comme le montre l’appel lancé en vue de transformer les représentations négatives du vaccin (« Des people au chevet d’Astra Zeneca », Le Parisien, 23 avril 2021) ou plus généralement de chercher à associer culture et soin : « Donnons une place plus large à une représentation moins inquiétante de la pandémie » (« Piqué au vif », Libération, 22 avril 2021). Elle peut enfin servir les intérêts de la recherche, lorsque la musique devient le terrain privilégié de tests destinés à évaluer les risques de contagion et la dangerosité des dispositifs de musique vivante. Un bon exemple en est fourni par le concert‑test d’Indochine, organisé conjointement par l’APHP et le Prodiss à l’Accor Arena le 29 mai 2021 devant 5 000 personnes préalablement testées négatives et masquées, et présenté par la ministre de la Culture Roselyne Bachelot comme une expérimentation « absolument extraordinaire […] menée de manière très scientifique, très rigoureuse, pour en tirer des enseignements ».

Transformer les représentations

Au même titre que d’autres formes artistiques, la musique participe à nous éclairer, à construire et à faire évoluer nos systèmes de références culturelles et nos représentations. Les transformations opérées depuis les processus créateurs peuvent être visibles dans le contenu des œuvres (texte, musicalité, poétique et sens d’une chanson qui exprime ce changement) et éventuellement dans le contenant : un type spécifique de forme – chanson, complainte, blues, messe, etc. – ou de pratique musicale – jouer ou chanter de telle ou telle manière, dans tel ou tel lieu, ou à l’occasion de tel ou tel événement – y compris les enterrements17Prévost-Thomas C., « La mort et le deuil au prisme de la chanson », dans J. July (dir.), Chanson : du collectif à l’intime, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2016, p. 127-146.. Le cadre de contrainte qui marque l’écosystème musical en raison de la pandémie peut conduire les acteurs à transformer leurs représentations et le sens qu’ils donnent à leurs pratiques, amenant un changement plus ou moins radical de leurs expériences musicales. Dans ce sens, on peut déjà souligner, à partir de la veille que nous avons menée depuis le début de la crise sanitaire sur les créations de nouvelles chansons françaises ou les sorties d’albums issus de cette large famille esthétique, que cette période singulière de notre histoire contemporaine est propice à la construction de nouveaux imaginaires. Au‑delà des thèmes déjà évoqués, le pouvoir libérateur ou émancipateur de la musique, qu’illustrent bien les œuvres marquées par des messages d’espérance et de conscientisation (« Après la pluie » de Zazie ; « Le jour d’après » et « Après le déluge » de Cyril Mokaiesh ; « Crois au printemps » de M. ; « Monde nouveau » et « Cristaux liquides » de Feu ! Chatterton), constitue une entrée supplémentaire de catégorie d’analyse, comme nous l’avons montré ailleurs pour les chansons hommages aux victimes des attentats18Prévost-Thomas C., « “Quand novembre allume ses bougies”, “le monde chante encore” », Contemporary French and Francophone Studies, no 24, 2020, p. 457-466., permettant d’étudier les manières par lesquelles la musique transforme les représentations de la maladie et agit potentiellement sur le cadre de l’écosystème considéré.

La musique qui vient

S’il est encore trop tôt pour pouvoir tirer les enseignements définitifs d’une pandémie qui est toujours en cours, les premiers résultats de nos recherches permettent néanmoins d’esquisser les grandes tendances de ce que pourrait être la vie musicale du « nouveau monde » et de faire émerger une première réflexion sur le rôle que la musique peut jouer pour participer à la compréhension de la crise mais aussi à une meilleure gestion des éventuelles crises à venir. Il y a en effet fort à penser que, après la pandémie, « la musique qui vient » sera marquée dans un avenir proche par plusieurs grandes tendances affectant à la fois le spectacle vivant et ses dispositifs, les relations entre les artistes et leurs publics, la place et le rôle des institutions et des pouvoirs publics, les manières d’entrer « dans » la musique pour s’en inspirer, la vivre ou la faire vivre, avec ou contre les institutions. Si certaines de ces tendances étaient en germe avant la pandémie, elles ont pu être renforcées par les systèmes de contraintes et/ou les opportunités nées des épisodes qui ont marqué les deux dernières années.

La première d’entre elles est le risque d’un « spectacle vivant non vivant ». Le confinement et la pénétration subséquente du numérique ont considérablement transformé les pratiques live. Les artistes ont largement participé à ce mouvement en inventant mille manières de ne pas disparaître, sans forcément mesurer les conséquences que cette « continuité des services artistiques » pouvait avoir pour l’avenir. Pendant les périodes de confinement ou de couvre‑feu, nombreux ont été ceux qui ont ainsi succombé aux concerts en livestream qu’ils soient payants – M. Pokora, Jenifer, Gims, Hypno5e, pour ne citer que quelques exemples – ou gratuits. Si ces pratiques, que nous pourrions qualifier de « netflixation » des spectacles, ont eu pour avantage d’assouvir le besoin de musique d’un public privé de spectacle vivant, et dans une certaine mesure d’élargir l’audience des artistes, elles ont également contribué à la désaffection du public pour les salles de spectacle, l’effervescence de leur réouverture passée, celui‑ci préférant rester à domicile pour regarder des captations dans un environnement plus intime, éventuellement un verre à la main (ce qui n’est plus autorisé dans les salles de spectacle pendant la quasi‑totalité de la crise sanitaire). L’ère d’un concert à la carte au moyen d’un juke‑box virtuel, pendant lequel le public sélectionne en ligne ce que l’artiste va jouer en livestreamserait‑elle advenue ? Dans ces conditions, et de manière paradoxale, la distance est devenue un nouveau lien socio‑artistique. L’absence physique de l’autre ne semble plus être un obstacle pour que le spectacle ait lieu. La disparition de toute intimité ou de tout contact, imposée par le législateur (distanciation sociale, gestes barrières, port du masque), affecte directement la coprésence des artistes et des publics, entraînant de fait la disparition de certaines pratiques emblématiques et socialisatrices des musiques vivantes (pogo, mosh, danses, etc.). Le chanteur Cali ne s’y trompe pas, qui, le 2 octobre 2020 au Théâtre de la Ville, devant une assistance assise, masquée et très peu nombreuse – alors que le spectacle était gratuit –, mime un slam, faisant semblant de se faire porter par un public qui fait de même en retour en prolongeant son geste, mimant son retour sur scène. Par ricochet, cette situation scelle l’annulation des concerts qui s’adossent à de tels comportements corporels de contact. La pétition « Les concerts assis ça ne tient pas debout », lancée par la Fédélima en juin 2021 (puis relancée en décembre avec la formule « ça ne tient toujours pas debout »), l’illustre bien : « Nous voulons de la sueur, de la musique, de la danse et des rires. » La pétition note au passage l’absence de cohérence entre les décisions des pouvoirs publics et les conclusions du concert‑test d’Indochine (« On peut conclure au fait que nous n’avons pas déclenché de foyer épidémique dans ce concert », avait déclaré la professeure Constance Delaugerre). Dans ce nouveau « paradigme de la distance », l’absence de l’autre peut‑elle espérer intégrer une nouvelle stratégie économique pour atteindre de nouveaux marchés ? Le show de Michel Polnareff, intitulé « Polnarêves » et programmé au théâtre du Palace entre le 5 mai 2022 et le 1er mars 2023, en témoigne bien : « Ce sera un spectacle d’avant‑garde, un concert du monde d’après […] Il pourrait y avoir des soirs en sa présence, des soirs sans […] dans un décor immersif ».

La deuxième tendance est la dispersion des compétences et la prégnance des exigences d’adaptation pour survivre. Dans le contexte de la pandémie, les artistes ont en effet souvent été obligés de se décentrer de leur projet original pour le décliner sous différents formats. Certains groupes ont ainsi dû reconfigurer leurs esthétiques pour les adapter aux multiples contraintes exercées sur leur activité musicale (écriture, création, diffusion). C’est par exemple le cas du groupe punk rock The Hyènes qui publie en octobre 2020 un album électrique, Verdure, puis bascule en septembre 2021, par suite de l’interdiction de la préfète de la Gironde d’utiliser du matériel amplifié, vers un répertoire acoustique qu’ils n’avaient pas imaginé et n’auraient pas envisagé en temps normal, transformant leurs propres représentations musicales et modifiant leurs identités de musiciens, pour eux et pour leur public. Cette stratégie a assuré la continuité du groupe et leur a notamment permis d’être à l’affiche du spectacle de ré- ouverture du Krakatoa (Mérignac), le 6 juin 2020, alors que les salles de spectacle étaient encore soumises à la règle d’un public assis. Certains ont également multiplié les « side projects », créant des groupes supplémentaires leur permettant d’avoir une plus grande souplesse d’action ou de réaction, et de boucler une intermittence initialement compromise par la crise sanitaire. Si l’on reprend le cas des Hyènes, le chanteur Vincent Bosler a créé un deuxième groupe, Zéro + Zéro (avec seulement un autre musicien, Don Rivaldo), adapté à des formules plus informelles de terrasses, de bars, etc., tandis que le batteur Denis Barthe s’est engagé sur des projets parallèles comme Le Testament d’Aliénor, une pièce mêlant théâtre et rock. D’autres enfin ont dû accepter des activités alimentaires non artistiques en attendant des jours meilleurs.

La troisième tendance concerne l’aggravation des fractures et des inégalités chez les musiciens, qui peut être tout d’abord d’ordre économique et social. Ainsi, les musiciens les moins touchés par cette crise sont ceux qui disposent de ressources économiques et symboliques importantes permettant de capitaliser sur leur succès, d’attendre des jours meilleurs et de reporter des événements à long terme. Ces musiciens, inscrits dans des réseaux de production et de distribution, qui peuvent supporter un plus grand temps de pause et des reports de dates modulables, sont susceptibles d’envahir l’écosystème des artistes indépendants et, parmi eux, les plus modestes. De manière plus souterraine, la fracture peut être également d’ordre politique et idéologique. La très forte polarisation des musiciens et des publics autour des positions de refus ou d’acceptation des mesures politiques et médicales (le masque, le pass sanitaire, puis vaccinal) aura probablement des conséquences dans les années à venir, tant certaines identités artistiques et professionnelles se sont construites en fonction de cette polarisation. Quels seront les ressentis (et les ressentiments), à plus long terme, entre ceux qui auront le souvenir d’avoir résisté en se radicalisant, et ceux qui auront été plus pragmatiques, considérant que le principal était d’assurer la continuité de leurs activités et de leurs projets ?

La quatrième tendance est l’horizon réduit des mobilités, déjà remises en question avant même la pandémie par les enjeux écologiques. La crise mondiale a conduit à un enfermement local : elle a eu pour effet de compliquer considérablement les déplacements, voire de les rendre impossibles. L’exemple du groupe de métal Hypno5e, qui a renoncé à sa tournée internationale, programmée à l’hiver 2021‑2022, estimant que le ratio entre la mobilité et les gains estimés au regard de potentielles annulations était défavorable, conforte cette hypothèse. Jusqu’à quel point cette réduction des mobilités, qui perdurera le temps de la pandémie et au gré de ses différents variants, va‑t‑elle durablement affecter les comportements des artistes ?

La dernière tendance, plus difficile à mesurer, est celle d’une musique positionnée entre surveillance et résistance. La crise sanitaire et les contraintes qu’elle a générées ont eu tendance à poser des formats musicaux « sans risque » (assis, masqués et distanciés) comme norme. On peut imaginer que ce « lissage » de la musique aura des conséquences bien au‑delà de la crise. A contrario, de nouveaux espaces artistiques ont surgi au sein de l’espace public, et de nouvelles opportunités aux marges se sont révélées, engageant les artistes à « faire scène » en dehors de la scène. Ce capital expérientiel continuera‑t‑il à être mobilisé au‑delà de la pandémie ? Il reste que cette tendance à l’ouverture et au bricolage de nouveaux espaces peut à son tour être remise en question du point de vue de l’environnement du spectateur, de son confort ou de la qualité des conditions du spectacle. Enfin, la crise est venue dynamiser certains genres musicaux dont on peut se demander s’ils perdureront avec la même force une fois la crise terminée, ce qui ne va pas sans poser la question de la renaissance de la chanson contestataire et de la revitalisation de la musique en tant que contre‑pouvoir.

Conclusion

Par conséquent, seule une recherche envisagée en temps réel, de manière fine, dans la longue durée et conjointement entre chercheurs et acteurs des mondes de la musique peut permettre de tirer des enseignements de la crise et de dessiner ce que pourrait être la vie musicale dans les années à venir. Les bénéfices d’une telle entreprise sont nombreux et traversent tous les compartiments de la vie sociale.

Il nous semble ainsi important de mener un travail de sauvegarde de la mémoire des expériences musicales en temps de Covid saisies dans la brièveté de l’instant (à l’image des graffitis qui expriment le monde dans lequel ils ont été conçus et dans lequel ils ont disparu, qui peuvent être conservés grâce à la mémoire photographique). Documenter la crise est en effet un enjeu de société majeur non seulement pour les historiens et les chercheurs en sciences humaines et sociales, mais également pour la société, les mondes professionnels et artistiques, et les acteurs politiques en charge des affaires de la cité. C’est d’ailleurs l’une des finalités de l’institut Covid‑19 Ad Memoriam, fondé en 2021 par l’anthropologue Laëtitia Atlani‑Duault (également membre du Conseil scientifique Covid‑19), qui se propose de « créer un lieu de mémoire numérique pour ouvrir le dialogue et préparer gouvernants et citoyens aux crises à venir […] d’écouter et de collecter les expériences pour comprendre et se souvenir, car il n’y a pas d’espérance sans mémoire ». Outre ce travail mémoriel, une réflexion commune, qui privilégierait le partage d’expériences et les dynamiques de l’intelligence collective, doit être menée sur le sens que les musiciens et les publics ont pu donner à leurs expériences en temps de pandémie, car celles‑ci forment une trame très riche, que ce soit en termes d’adaptation, de résistance ou d’innovation, permettant de constituer un réservoir de « possibles » face aux problèmes soulevés par la pandémie et susceptible de servir de modèle de réflexion à d’autres domaines de la culture (sport, théâtre, cinéma, etc.).

Ce bagage de connaissances et d’outils permettra également aux citoyens d’imaginer des moyens différents et complémentaires de lutte contre la pandémie, peut‑être même d’affirmer que la musique est un bien culturel essentiel à la vie (Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, 1993 et 2007), et plus largement un tremplin capable de « recréer l’expérience participative de la démocratie19Honneth A., « Coopérer face à la crise », entretien mené par M. Foessel et J.-L. Schlegel, trad. par J. Chalier, Esprit, no 10, 2020, p. 41-46. ». Les chercheurs et les mondes de la musique ont une vraie carte à jouer pour convaincre les citoyens et les pouvoirs publics qu’il existe d’autres approches de lutte contre la pandémie qui intégreraient la musique vivante aux facteurs de résilience, qui feraient dialoguer l’approche médicale et culturelle dans une vision globale et intégrée du problème : survivre à la crise tout en optimisant les chances de bien‑être.

  • 1
    Voir Robène L. et Serre S., On Stage Backstage. Chroniques de nos recherches en terres punk, Paris, Riveneuve, 2022.
  • 2
    Rasmussen A., « Le temps long des épidémies », entretien mené par Gabriel Girard et Caroline Izambert, Mouvements, no 105, 2021, p. 55-67.
  • 3
    Agamben G., Homo sacer, Paris, Seuil, 1997.
  • 4
    Nous avons privilégié la forme masculine pour un confort de lecture dans l’ensemble du texte, mais il faut lire « musiciennes et musiciens ».
  • 5
    [1][1] Gaille M. et Terral P. (dir.), « Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19 : enjeux et formes de la recherche », rapport publié dans le cadre de l’initiative HS3PE-CriSE, Crises sanitaires et environnementales, 20 novembre 2020, en ligne.
  • 6
    Les expressions entre guillemets renvoient aux acceptions proposées par le Trésor de la langue française informatisée pour les mots « adaptation », « résistance » et « innovation », en ligne.
  • 7
    Au cours des prochaines étapes de notre recherche, nous interrogerons, entre pratiques, ressentis et représentations, les expériences des amateurs, des publics, des institutions musicales, des pouvoirs publics.
  • 8
    De La Villemarqué T. H., « La Peste d’Elliant », dans Barzaz Breiz, Paris, Didier et Cie, 1883, p. 52-55.
  • 9
    Ibid.
  • 10
  • 11
    Le Figaro, 3 avril 1832.
  • 12
    Telo L. et Collier É., « Après la free-party de Lieuron, voyage au centre de la rave », Le Monde, 17 février 2021.
  • 13
    Le clip officiel de cette chanson publié le 18 décembre 2020 sur YouTube a été vu exponentiellement 2 377 338 fois le 16 avril 2021, 3 440 142 fois le 6 mai 2021, 4 855 990 le 26 juillet 2021 et 6 276 975 le 18 janvier 2022.
  • 14
    Rosa H., Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2018.
  • 15
    Foucault M., Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2004.
  • 16
    Brochon P., La chanson française. Béranger et son temps, Paris, Éditions sociales, 1956.
  • 17
    Prévost-Thomas C., « La mort et le deuil au prisme de la chanson », dans J. July (dir.), Chanson : du collectif à l’intime, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2016, p. 127-146.
  • 18
    Prévost-Thomas C., « “Quand novembre allume ses bougies”, “le monde chante encore” », Contemporary French and Francophone Studies, no 24, 2020, p. 457-466.
  • 19
    Honneth A., « Coopérer face à la crise », entretien mené par M. Foessel et J.-L. Schlegel, trad. par J. Chalier, Esprit, no 10, 2020, p. 41-46.
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