La musique en mouvements
Horizon 2030

Le bel avenir du livestream

Par Maya Bacache-Beauvallet,
Publié le 21 mars 2022
A A A
Télécharger en PDF

Maya Bacache-Beauvallet est ancienne élève de l’École normale, professeure de sciences économiques à Sciences Po Paris et Télécom Paris. Elle est membre de l’Institut interdisciplinaire de l’innovation (CNRS-i3). Ses thèmes de recherche portent sur les transformations de l’économie numérique et la régulation de l’innovation, en particulier dans les industries culturelles. Elle est actuellement membre du collège de l’Arcep.



Résumé

Le livestream peut être considéré comme un nouvel enjeu pour le futur de l’industrie musicale. D’une part, il répond à certaines problématiques de coûts et d’accès. D’autre part, il s’inscrit dans une évolution inéluctable des relations entre musique enregistrée et spectacle vivant. S’inscrire dans ce mouvement est d’autant plus nécessaire que de grands acteurs, notamment nord-américains, prennent déjà position, et qu’il est difficile, dans des économies de réseaux, de rattraper un retard dont on sait qu’il devient rapidement cumulatif. C’est pourquoi, même en l’absence à court terme de modèle économique assurant une viabilité au livestream, il importe de se positionner sur cette nouvelle modalité de l’offre, et de le faire en étant accompagné, au moins dans un premier temps, par la politique publique ; cela nécessite une réflexion approfondie et opérationnelle sur la stratégie à adopter sur le plan juridique (droits des créateurs) et économique (coûts de la construction d’une offre).


Introduction

La crise sanitaire a touché de plein fouet les activités culturelles en présentiel reléguées au rang de services non essentiels. De nombreuses initiatives ont vu le jour et les artistes ont expérimenté de nouvelles modalités de création et de prestation pour maintenir et renouveler le lien avec leur public, parmi lesquelles le livestream qui désigne la diffusion en direct d’un spectacle, ici musical, sur une plateforme numérique. S’il préexistait à la crise sanitaire, il s’est particulièrement répandu à la suite des fermetures des salles de spectacle et a constitué l’un des moyens par lesquels les artistes et leurs publics se sont retrouvés.

Cette modalité est‑elle pérenne et appelée à se développer ? Correspond‑elle à une demande durable de la part des internautes ? Les acteurs de la filière musicale ont exprimé maintes fois leur scepticisme, avant la crise et aujourd’hui encore, quant à la viabilité économique de cette modalité de spectacle : les consommateurs ont‑ils vraiment du goût pour le livestream, sont‑ils prêts à payer pour voir une vidéo de spectacle sur leur écran ? Les habitudes de consommation gratuites de vidéos en ligne ne sont‑elles pas trop installées, et est‑il possible d’introduire de nouveaux modes de financement, autres que ceux déjà utilisés pour la musique en ligne, à savoir l’abonnement à une plateforme ou la publicité ? Nous soumettons l’idée que cette dernière question est mal posée. En effet, les plateformes qui prédominent désormais dans d’autres secteurs, telles Netflix ou Spotify, ont élargi leur base d’utilisateurs alors même que leur activité se faisait à perte.

L’autre question qui préoccupe les acteurs de la filière du spectacle vivant est celle de la substituabilité ou la complémentarité du livestream avec le spectacle vivant. Si le livestream est appelé à demeurer et à se développer, sera‑t‑il une nouvelle modalité de la consommation musicale en sus des achats de musique et de places de concert, ou viendra‑t‑il empiéter sur la consommation de spectacle vivant ? Aura‑t‑il un effet de levier sur la consommation physique, en étant une porte d’entrée dans cet univers ? Si, pendant la crise sanitaire, de nombreux acteurs ont expliqué que le format livestream était une modalité dégradée de visionnage du spectacle vivant et qu’il n’offrait qu’un pis‑aller, force est de constater que la réouverture des scènes depuis juin 2021 en France s’accompagne d’une poursuite de la croissance du livestream, comme en témoignent les données du trafic Internet composé à 60 % de streaming vidéo, livestream qui ne se présente donc pas seulement comme une menace, mais offre plutôt de nouvelles opportunités.

Nous voudrions avancer que l’inquiétude, certes légitime, à l’idée d’une cannibalisation des spectacles en présentiel par la diffusion vidéo, que celle‑ci soit simultanée ou décalée, freine les évolutions nécessaires de la part des acteurs de la filière, et conduit à entrer dans des marchés avec un retard souvent irrattrapable, dès lors que la logique en œuvre est celle des économies de réseaux, où les premiers entrants emportent la mise.

Cet article questionne ainsi l’avenir du secteur musical en proposant quatre hypothèses : le livestream est une modalité de consommation de spectacle vivant appelée à se développer ; ce développement est complémentaire des autres formes de consommation et d’usage de biens et services culturels ; les incertitudes quant au modèle économique ne doivent pas brider les efforts des acteurs économiques pour s’approprier les outils nécessaires à son développement et constituer une offre significative ; ces efforts requièrent un soutien public dans le cadre d’une politique d’accompagnement de l’innovation et de développement des industries de la culture.

La première partie de ce texte rappelle qu’il faut partir à temps plutôt que de tenter de rattraper le train de l’innovation. La deuxième partie insiste sur l’ancrage du livestream dans l’ensemble des nouvelles pratiques de consommation. Enfin, la troisième partie souligne le rôle des politiques publiques.

On connaît la chanson

La crise sanitaire a agi comme un choc exogène qui a poussé les acteurs à adopter les modalités parallèles de représentation encore possibles, alors que les salles étaient condamnées à rester fermées. Si la rentabilité du livestream avant la crise peinait à convaincre, avec la crise, la balance coût‑avantage a poussé les acteurs à se produire et à diffuser en ligne la prestation, puisqu’aucune autre possibilité n’existait et que le coût d’opportunité pour faire un livestream était presque nul, là où auparavant l’artiste et le producteur de spectacles devaient statuer entre différents modes de consommation. D’une certaine manière, la crise sanitaire n’a été que le catalyseur de ce genre de consommation et a rendu crédible l’entrée d’acteurs industriels dans ce type d’offre. Ainsi, une étude (UTA IQ1« New study shows physical events more important than ever », IQ Magazine, 25 janvier 2021. ) sur les pratiques de consommation culturelle aux États‑Unis indique que si 96 % des consommateurs ont l’intention de retourner aux spectacles, les événements virtuels continueront à être demandés.

Pourquoi a‑t‑il fallu attendre la crise sanitaire pour se poser les questions stratégiques que soulève le livestream et pour voir ce dernier se développer de façon plus significative qu’auparavant ? Certes, de nombreuses raisons peuvent être avancées : coût de changement du matériel, coût des diffusions, difficulté à trouver un équilibre s’agissant des droits de cession des interprètes, dont la question, complexe, est loin d’être réglée. Mais aussi probablement parce que les acteurs installés craignaient les conséquences économiques de la nouveauté et d’un bouleversement de modèle d’affaires2Thomas M. D., « Digital performances Live-streaming music and the documentation of the creative process », dans E. Mazierska, L. Gillon et T. Rigg (dir.), The Future of Live Music, New York, Bloomsbury, 2020, p. 83-96.. Rien de neuf ici : cela a été amplement illustré en économie de l’innovation. Ce n’est pas Kodak qui peut introduire les appareils photo numériques sur le marché, car l’effet de cannibalisation est trop coûteux pour l’acteur installé qui préfère améliorer son efficacité, réduire ses coûts ou encore élargir sa base de consommateurs pour améliorer ses marges3Lucas H. C. Jr et Goh J. M., « Disruptive technology. How Kodak missed the digital photography revolution », The Journal of Strategic Information Systems, vol. 18, no 1, 2009, p. 46-55.. À l’inverse, un nouvel entrant sur le marché a intérêt à développer un produit pour attirer la demande vers lui.

Ce constat n’est pas nouveau dans les industries culturelles, et l’on sait la réticence des acteurs à adopter des pratiques numériques potentiellement créatrices de valeur, mais qui peuvent détruire de la valeur pour les acteurs installés.

Après un temps long de sidération, l’industrie musicale s’est in fine adaptée au numérique et, malgré les luttes contre le piratage, le secteur a su négocier avec les plateformes et construire de nouveaux modèles d’affaires avec le streaming et les plateformes payantes, ou encore avec la pratique de concerts qui vient gonfler le parc des consommateurs et fans que le piratage ou le streaming – même gratuit – a fidélisés.

La réticence des acteurs installés de la chaîne du spectacle vivant n’est donc pas nouvelle, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un élément déclencheur extérieur ait été nécessaire pour accélérer l’adoption de modalités inédites ; mais cette adoption peut se faire sous domination de plateformes non européennes, ou bien se faire dans un souci d’éditorialisation « à la française », avec mise en avant d’une certaine diversité, ou avec des critères et des stratégies différentes. On connaît le refrain de la chanson mais on en ignore encore la conclusion…

De l’effet Lignac à la sortie… à la maison

Le sacre de l’intimité

Le spectacle musical est un bien de réseau. En discuter, partager avec son réseau social la pratique culturelle augmente le plaisir d’aller voir un spectacle. C’est l’une des faiblesses du modèle économique des spectacles : si l’on attend le bouche‑à‑oreille pour aller voir un spectacle, il n’est, la plupart du temps, déjà plus en salle et il n’est plus temps de le voir. À l’inverse, c’est l’intérêt de la déclinaison des films de cinéma en vidéo – vidéo à la demande, diffusion télévisuelle, etc. Néanmoins, la diffusion retardée ne procure pas la même expérience que le live. S’agit‑il d’une expérience dégradée, ou bien simplement d’une autre expérience ?

Le livestream renvoie à une expérience différente, dégradée et enrichie tout à la fois. Certes, l’ambiance du spectacle est moins palpable, mais l’artiste rentre dans l’intimité du foyer, et le spectateur peut rentrer dans l’intimité de l’artiste. L’exemple de l’émission de cuisine menée depuis l’appartement du chef cuisinier Cyril Lignac est probant : le succès phénoménal de la première édition a mis en lumière les potentialités du point de vue du contact avec les fans. De même, de nombreuses plateformes de livestream ont mis en place des « salons » pour rencontrer d’autres fans et discuter du spectacle, comme lors d’un concert live. Le livestream offre ainsi des possibilités de différentiation du modèle d’affaires : une session de questions‑réponses après le concert avec les artistes, des interviews, des invités en exclusivité sur le livestream, des vidéos additionnelles, des effets de mise en scène, des prouesses techniques avec des lives synchronisés et retransmis dans deux endroits (comme dans le cas du concert de Mika en octobre 2020). C’est donc bien une expérience unique, intime, en direct, différente du spectacle en salle, mais attractive et sujette à valorisation.

Current Productions, start‑up française créée par Cyril Zajac, propose une nouvelle technologie de captation et diffusion de concerts en direct et en multicaméra : Omnilive. Omnilive peut agréger et gérer simultanément jusqu’à neuf flux vidéo, et permet à l’utilisateur de se transformer en réalisateur et de choisir son point de vue parmi les angles offerts à tout moment pendant la diffusion, sans temps de latence ni interruption des flux. L’enrichissement de l’expérience procède alors d’une technologie qui introduit une part de participation du spectateur.

Ce contact renouvelé avec le public permet aussi de rassembler de nouveaux publics, éventuellement difficiles à atteindre pour des raisons d’éloignement physique ou sociologique. La plateforme Twitch apporte la musique au joueur, sur ordinateur et pas uniquement sur mobile, dans un moment collectif de détente et de jeu, avec des événements live. Citons les premiers livestreams intégrés dans les plateformes de jeu, Marshmallo dans Fortnite en 2019, suivi par le concert de U2 dans Second Life.

Cette nouvelle modalité numérique reconnecte les artistes avec le public, alors que les plateformes de musique enregistrée comme Deezer ou Spotify les avaient en partie déconnectés. Un exemple : Apple Music et Kanye West ont conclu un accord pour la diffusion en exclusivité et le livestream d’un spectacle produit à Atlanta pour le lancement du dernier disque du chanteur Donda. Plus de 3,3 millions de personnes ont suivi l’événement.

Les concerts à la maison de M, comme la cuisine à la maison de Cyril Lignac, ont ainsi permis de tisser de nouveaux liens avec le public. « Ce qui fait la beauté de tous ces lives sur les réseaux sociaux, c’est qu’ils nous humanisent. On enlève tous nos apparats, on ne maîtrise pas tout, on est face à vous et face à nous‑mêmes. C’est très initiatique », note Matthieu Chedid.

Comme pour le foot, sortir chez soi

Les jeunes ont développé une pratique alliant recherche de convivialité et goût pour le sport. On se réunit chez l’un d’eux et l’on projette le match sur un mur de l’appartement en buvant des bières… L’expérience n’est pas la même ? Bien sûr, on y perd l’ambiance survoltée du stade, mais on y gagne en socialisation, on évite une dépense, on déjoue l’exclusion par la distance. La convivialité, le partage se sont déplacés et invités chez soi. Il s’agit, en quelque sorte, de « sortir chez soi ».

Le livestream s’inscrit dans le sillage du développement des pratiques consistant à sortir chez soi. Dans le discours de nombre d’artistes ou de responsables de compagnies et de salles, on retrouve le réflexe du « ce n’est pas la même expérience ». C’est bien là notre hypothèse initiale : le livestream apporte tout à la fois une expérience enrichie (on voit mieux, on s’approche des artistes – certes virtuellement –, on en saisit certaines émotions) et dégradée (c’est le live sans le live, en quelque sorte !). L’évaluation du consentement à payer doit intégrer cette double dimension.

Stephen White, directeur de l’entreprise StageIt, déclare : « Nous avons organisé 6 400 spectacles en 2020, soit environ un tiers de ce que Live Nation produit : c’était donc une année folle pour nous en termes de volume, dans la mesure où les artistes n’avaient juste aucun autre moyen d’interagir avec leurs fans4Masson G., « How does livestreaming fit in a post-pandemic industry ? », IQ Magazine, 18 août 2021. Enquête disponible sur livestreamingmusic.uk. » StageIt répartit les bénéfices sur une base de 80 %/20 % de partage avec les artistes.

Territoires et télétravail

Le monde de la musique est enchâssé, en quelque sorte, dans les grands mouvements de société. À plus long terme, l’essor du télétravail, qui a reçu un coup d’accélérateur avec la pandémie, est une évolution sur laquelle on ne reviendra pas (ou très peu). Elle porte en elle la possibilité pour toute une génération de jeunes (et de moins jeunes) de vivre hors des grandes villes, éventuellement loin des centres‑villes, afin de bénéficier de prix immobiliers moins élevés tout en continuant à travailler à distance.

Les populations concernées par ces mouvements ne sont pas les moins instruites et sont plutôt consommatrices de culture. Notre hypothèse est que ces mouvements démographiques ne sont pas neutres pour l’offre et la consommation de culture. Ils peuvent induire, à long terme ou à moyen terme, des déplacements d’une partie de l’offre et pousser le consommateur vers de plus en plus de produits digitalisés en concentrant le live sur les périodes de vacances, grâce à la richesse et la diversité de l’offre festivalière, tandis que le livestream offre plutôt une nouvelle forme d’accès à la culture, complémentaire de toutes les autres.

Aider à monter au bon moment dans le train de l’innovation

En finir avec Baumol

Le livestream présente une modification intéressante dans le processus de production et permet, pour certains spectacles, de s’émanciper du paradoxe des coûts mis en avant dans les années 1960 par l’économiste William Baumol. Un spectacle représente un coût fixe important et est en quelque sorte emprisonné dans le hic et nunc, dans le moment du spectacle et dans sa non‑reproductibilité. Pour nombre de spectacles, une représentation supplémentaire creuse encore le déficit.

Le livestream démultiplie l’audience, ce qui réduit drastiquement le coût moyen par spectateur et soulève donc des possibilités de rentabiliser le spectacle. L’audience n’est plus cantonnée à la salle de spectacle, et elle n’est plus cantonnée au moment de la représentation. Le spectacle peut être diffusé en direct, mais également en replay. Se pose bien entendu la question du prix et du différentiel entre le live et le replay, avec une potentialité de faire payer plus cher le direct et de développer un modèle d’affaires soit gratuit soit publicitaire pour les replays. Se pose également le problème des spectacles dont le coût fixe est tellement important que même le livestream ne suffit pas à compenser intégralement le coût fixe.

Ainsi, le groupe coréen BTS a produit un concert dans une salle londonienne en juin 2020, relativement intimiste et vu en livestream par plus de 750 000 personnes, originaires de 107 pays. Avec des places vendues entre 23 et 35 euros, ce concert aurait rapporté près de 20 millions de dollars. Le spectacle n’est donc plus dépendant de l’artiste, de l’unicité de la représentation : il est démultiplié.

Une étude a été menée par le King’s College London sous la forme d’un questionnaire adressé à des musiciens et à des spectateurs de concerts. 90 % des musiciens et 92 % des fans de concerts sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle le livestream est un moyen efficace d’atteindre l’audience dans le futur. Plus des deux tiers pensent que le livestream est amené à perdurer après la pandémie. Plus de 72 % et des musiciens et des spectateurs sont d’accord avec l’idée de payer cette diffusion. 62 % des fans pensent que le coût n’est pas une barrière5Sallé C., « YouTube va inaugurer une salle de spectacle à Los Angeles », Le Figaro, 30 juin 2021..

On pourrait rétorquer que filmer les spectacles n’est pas nouveau et que le spectacle vivant n’est pas réductible à sa captation. Pourtant, ce qu’a montré la pandémie, c’est bien une expérience renouvelée du spectacle vivant à travers le livestream, qui ne se réduit précisément pas à une captation.

Composer avec la dictature du modèle d’affaires

Avec la crise, on a assisté à l’apparition de modèles d’affaires variés : le spectacle pouvait être gratuit ou payant, en direct ou en replay, sur des pages dédiées ou des plateformes, etc. Après des captations vidéo de type amateur, diffusées sur des réseaux sociaux, le livestream s’est professionnalisé, grâce à d’importants moyens de production, et il devient aujourd’hui une modalité à part entière de spectacle. Là encore, cette diversité rappelle les premiers temps des fichiers musicaux, échangés, téléchargés, gratuits, parfois piratés, payés à l’unité ou selon un abonnement, avant la stabilisation des modèles d’affaires autour de l’abonnement et de la publicité.

Les acteurs vont également être amenés à se diversifier. S’il est plus que probable que de nouveaux acteurs s’intéresseront au livestream, on peut avancer que les plateformes déjà installées dans la filière musicale reprendront la main. Le mouvement est déjà engagé : Spotify est l’un des investisseurs de Moment House, une start‑up qui organise des livestreams. YouTube inaugure une salle de spectacle de 6 000 sièges à Los Angeles d’où les spectacles seront diffusés en livestream6Dredge S., « Zoom to launch dedicated events platform including ticketing », MusicAlly, 20 mai 2021.. La plateforme Zoom a élargi ses services à la captation et diffusion de spectacles7Millman E., « Live Nation Buys Veeps, Joel and Benji Madden’s Livestreaming Company », Rolling Stone,19 janvier 2021.. Quant au géant américain Live Nation, il a fait l’acquisition de la plateforme Veeps en janvier 20218Naveed K., Watanabe C. et Neittaanmäki P., « Co-evolution between streaming and live music leads a way to the sustainable growth of music industry – Lessons from the US experiences », Technology in Society, vol. 50, 2017, p. 1-19. ; les grands producteurs/diffuseurs de spectacles sont ainsi en train de s’intégrer aux producteurs de livestream, ce qui, au demeurant, démontre qu’ils prennent en compte, dans leurs stratégies industrielles, le fait que les deux modalités (présentiel/distanciel) seront bien complémentaires et non substituables, les bénéficiaires des spectacles vivants tirant aussi profit de la diffusion en direct.

La diversité des modèles d’affaires recouvre également une diversité de gestion des droits, avec soit une cession des droits de diffusion comme dans la production audiovisuelle, soit des ventes de billets pour accéder à la plateforme comme dans le spectacle vivant, soit des rémunérations liées au streaming comme dans la musique à écouter. Bandsintown, une plateforme de vidéo active en livestream depuis la pandémie, a diffusé un questionnaire auprès de 7 688 usagers de la plateforme. Il en ressort que 86 % des spectateurs ont regardé au moins un spectacle en livestream au cours de l’année qui vient de s’écouler et plus d’un tiers en a vu au minimum 7. En outre, 62 % d’entre eux ont dû payer pour ces livestreams, et 55 % déclarent qu’ils continueront à payer pour ce type de diffusion, même après le retour des concerts en présentiel. 70 % des musiciens déclarent avoir diffusé l’une de leurs représentations en ligne et en direct, 41 % le font plus d’une fois par mois et 85 % ont l’intention de continuer à le faire quand la pandémie sera passée. Bandsintown évalue à 22 000 artistes le nombre de ceux qui ont diffusé plus de 79 500 livestreams sur la plateforme depuis mars 2020.

De prime abord, cette innovation dans les modalités de diffusion est une nouvelle étape dans la récente, mais relativement longue, histoire du numérique et de ses impacts sur les industries culturelles. Nous faisons l’hypothèse que le livestream trouvera son modèle d’affaires et que la crise n’a été que le catalyseur d’une transformation plus pérenne.

Cette hypothèse est illustrée par la croissance des revenus de l’industrie musicale qui est partiellement attribuable au streaming, et tout particulièrement au livestream qui intègre les innovations du numérique et l’évolution des pratiques de consommation.

Les revenus de l’industrie musicale aux États‑Unis9 Masson G., « How does livestreaming fit in a post-pandemic industry ? », art. cité.

Sources : Recording Industry Association of America (RIAA), Pollstar (Trade publication for the concert tour industry).

Définir et mener une stratégie offensive

Néanmoins le modèle économique peut s’avérer rentable très tardivement. Les exemples sont légion. Spotify (malgré 356 millions de comptes actifs, dont 158 millions payants dans le monde) peine à générer des profits. Il nous semble que dès l’instant où les pratiques s’installent, prendre position sur ce marché est essentiel. Trois questions se posent alors.

La première est celle du futur modèle d’affaires et de sa stabilisation, sachant que la rentabilité ne doit pas être évaluée uniquement à l’aune des recettes encore aléatoires, mais doit plutôt inclure la prise en compte d’un éventuel effet d’élargissement du public physique qui aura découvert tel ou tel artiste sur la Toile (effet de levier), d’un effet de construction d’un public de fans avec valorisation via des produits dérivés, etc., et, plus largement, de la plateformisation des activités, c’est‑à‑dire des effets de réseau indirects sur d’autres aspects du marché ou d’autres marchés. De ce point de vue, il y a sans doute beaucoup à apprendre des stratégies développées dans le secteur du jeu vidéo.

La deuxième est celle des effets du livestream sur la diversité. Est‑on plus ouvert à une écoute diversifiée sur Internet ? À cet égard, l’expérience du streaming est plutôt décevante, mais la question demeure ouverte et incite à réfléchir à l’amélioration de l’éditorialisation des contenus. Le coût d’atteinte d’une audience étant réduit, le livestream peut présenter un intérêt pour les musiciens moins connus qui produisent eux‑mêmes leur musique et leurs concerts.

La troisième, enfin, est celle de la politique publique, dont le rôle ne doit pas se résumer à la question de la législation applicable à la gestion des droits. Elle doit accompagner la structuration de ce marché (quels acteurs ? quelle concentration ?, etc.), cofinancer l’innovation, évaluer les évolutions des pratiques et de l’offre, via, par exemple, un observatoire dédié interactif, réfléchir à la fiscalité la plus adaptée. Certes, on note de nombreuses initiatives, petites ou grandes, adossées ou non à des établissements culturels. Quelques exemples : Triller est une start‑up qui développe des spectacles diffusés en direct, tant musicaux que sportifs, en particulier des matchs de boxe et des défilés de mode. Son abonnement, le TrillerPass est de 29,99 dollars par mois. En mai 2021, est lancée la plateforme live de l’opéra de Versailles (live‑operaversailles.fr) qui propose les dernières captations vidéo du label Château de Versailles spectacles, avec une tarification à l’unité ou selon un abonnement. Culturebox, plateforme française de captation de spectacles devenue chaîne télévisée, et qui partage son canal avec France 4, est intéressante ; mais elle n’a pas de budget propre. Arte concert offre certes de belles perspectives… Mais, dans l’ensemble, il manque une stratégie cohérente, coordonnée et offensive, assortie de moyens, y compris en R&D. Pendant ce temps, certains n’hésitent pas à afficher leurs ambitions. Concert Vision propose un modèle de diffusion de spectacles par abonnement : « Cela va être l’équivalent de Disney Plus pour les concerts », déclare son directeur.

… et l’on se prend, en conclusion, à prôner la création d’un équivalent : une sorte de Disney Plus à la française pour les concerts.

10