Le CNMlab
Éclairer l’avenir de la filière musicale et des variétés
L’article 1er de la loi du 30 octobre 2019 relative à la création du Centre national de la musique définit, en une quinzaine d’alinéas serrés, les larges compétences de l’établissement avec, entre autres, le soutien à l’écriture, à la création et à la diversité, en France et à l’international, pour tous les types de musiques et tous les modèles économiques, mais encore la formation professionnelle, la veille technologique, la valorisation du patrimoine musical et, sujet majeur, l’observation économique de la filière. Alors même que la crise sanitaire gravissime que le monde traverse frappe durement la filière musicale et des variétés, il a semblé utile, nécessaire même, de renforcer cette mission d’observation par une dimension plus prospective, reposant sur un lien nouveau et étroit avec le monde académique. Telle est l’origine du CNMlab, un think tank, dont j’ai appelé la création de mes vœux aux tout premiers jours du CNM et dont je suis heureux de présenter la publication du premier ouvrage.
La mission du CNMlab ? Éclairer le CNM, les acteurs de la filière musicale, les pouvoirs publics, les médias sur les enjeux auxquels la filière musicale, réunie tout entière au sein de l’établissement, est confrontée. Comment ? En confiant à des experts, notamment issus du monde universitaire, le soin de rédiger des contributions pouvant aller de la note politique stratégique à l’essai plus substantiel, couvrant l’ensemble du champ musical, musiques actuelles et de patrimoine, création contemporaine, etc. Sollicités par le CNM, nos autrices et auteurs jouissent d’une liberté d’analyse et de propos qui contribuera pleinement à la réflexion commune. Le rôle du CNMlab est ainsi distinct de la mission d’étude et d’évaluation également conduite par l’équipe du CNM et qui a fait l’objet de publications de nombreux travaux depuis 2020 (étude sur le user centric, données sur l’état de santé de la filière musicale française en 2021, observatoire de la diversité musicale dans les médias, etc.). Ces deux missions partagent une exigence de rigueur de la démarche et d’exactitude des données.
C’est pourquoi nous avons installé, aux côtés de la direction des études et de la prospective de l’établissement, un conseil scientifique, chargé de contribuer à la définition et à la réalisation d’un programme de recherche permettant de penser les sujets d’actualité et ceux de demain. Composé d’une vingtaine de membres du monde académique, il se réunit chaque trimestre pour assurer un lien optimal entre le monde de la recherche et l’établissement public. Ce lien fonctionne dans plusieurs directions : d’une part, les membres du conseil scientifique peuvent « remonter » les thèmes de recherche dont ils ont connaissance dans leur environnement universitaire ; d’autre part, ils apportent leur regard sur les travaux conduits par le CNM, dans l’exercice de ses compétences. Surtout, les travaux du conseil scientifique sont là pour aider l’établissement à adopter une vision longue, détachée de la gestion quotidienne, spécialement pendant la crise, au profit d’une approche résolument prospective. Économistes, sociologues, historiens, musicologues, juristes, qui pour la plupart ne se connaissaient pas ou peu, ces experts n’ont pas mis beaucoup de temps à mesurer l’intérêt de ces travaux transdisciplinaires pouvant examiner aussi bien des thématiques générales et transversales que des thèmes très pointus.
Pour le premier recueil que le CNMlab publie aujourd’hui, la mission confiée aux membres du conseil scientifique était tout à la fois simple et vertigineuse : imaginer, à partir de leurs objets de recherche, des tendances qu’ils observent, de leur expérience d’auditeur, de spectateur et de mélomane, de spécialiste du droit, de la technologie, de la sociologie, des politiques culturelles également, ce que pourrait être la musique demain, après‑demain même. D’autres publications suivront : des « ondes courtes », dans notre vocabulaire, pour dessiner en quelques pages un enjeu, une prospective, un état des lieux… Quelques « ondes longues », plus fouillées, mettront en perspective une problématique plus transversale, une mutation récente, un déplacement que la musique et tout ce qu’elle véhicule du vivre‑ensemble sera capable de mettre en mouvement. Dans ce premier opus, à partir d’une réflexion autour des enjeux et mutations de la musique, ils élaborent ainsi des pistes d’évolution des usages, du droit, des politiques culturelles, de la « consommation » et des métiers de la musique à moyen terme : l’horizon 2030. Leurs contributions se trouvent à mi‑chemin entre la recherche scientifique et l’essai prospectif.
Lever la tête pour voir loin, s’interroger sur les défis à relever, sur les évolutions probables, souhaitables ou au contraire sur les menaces est plus que jamais nécessaire. Sans doute est‑ce pour cela que nous avons choisi d’intituler ce recueil La musique en mouvements en référence aux évolutions, polymorphes et variées, qui traversent la filière musicale, bien loin d’une seule tendance, uniforme et univoque.
Comme l’explique Thomas Paris, les bouleversements récents de la filière, en déjouant les pronostics, ont fait apparaître un changement de nature « tectonique » plus que passagère. Quatre défis particuliers méritent d’être évoqués ici.
Le premier, c’est le défi de la diversité qui est une formidable richesse pour notre pays et qui doit être préservée. Du point de vue du CNM, cela implique d’aider les créateurs, permettre à tous les talents d’éclore, aux festivals et aux salles de concert de les programmer, partout sur le territoire, croiser les esthétiques, sortir des couloirs, mêler musiques actuelles et musique patrimoniale… jusqu’à oublier ces étiquettes si imparfaites. La capacité de l’économie de la musique à assurer des conditions pérennes pour la création se joue également au niveau de la propriété intellectuelle : face à l’explosion des exploitations numériques, Valérie‑Laure Benabou s’interroge ainsi, de manière stimulante et de nature à faire débat, sur la capacité du droit exclusif à assurer un partage de la valeur efficace pour les ayants droit.
La mission d’intérêt général concerne tous les acteurs de la musique, de la petite salle de quarante places à l’Arena, du label indé à la major. Il est entendu que ces entreprises doivent assurer leur chiffre d’affaires et leurs revenus… mais elles participent également à la création de valeur non matérielle, et cette diversité véhicule un message sur la société que nous voulons, inclusive, faisant vivre les droits culturels et permettant une véritable création de spectacles, de musique et de richesses. Les festivals en constituent un cas remarquable, eux qui, comme le notent Aurélien Djakouane et Emmanuel Négrier, mélangent les modèles économiques, hybrident les expériences pour les spectateurs et s’associent dans des modes originaux de coopération. C’est d’ailleurs cette coopération croissante qui conduit les auteurs à esquisser des scénarios prospectifs, celui d’une « interdépendance exaltée » répondant à celui d’une « interdépendance dépressive ». Et si les festivals constituent un parangon de la diversité, promouvoir celle‑ci c’est aussi montrer l’étendue de ses expressions : par l’étude d’interventions artistiques en milieu hospitalier, Françoise Liot montre que la musique peut sortir de ses champs de diffusion habituels, invitant à penser l’artiste hors de son monde premier.
Le deuxième défi est tourné vers l’international : dès que la situation le permettra, il faudra soutenir nos acteurs pour amplifier les succès français sur tous les continents. Les quelque 5 000 concerts donnés en 2019 par des équipes françaises doivent pouvoir, demain, continuer à se multiplier, pour que la musique française soit de plus en plus présente, dans un contexte ultra‑concurrentiel. L’analyse des tendances aux quatre coins de la planète et l’appui aux créateurs, aux artistes, dans la bataille mondiale des contenus, deviennent indispensables, et l’équipe du CNM est là pour appuyer celles et ceux qui agissent et se projettent partout dans le monde. Sur l’observation et l’accompagnement financier, on peut estimer que l’échelon européen offre un potentiel de mutualisation et d’amplification extrêmement important, dont le secteur musical bénéficie pourtant encore trop peu, surtout en comparaison avec d’autres industries culturelles. Fabien Miclet souligne à raison qu’il faut mieux appréhender les programmes européens de financement à venir et réfléchir à la création d’un observatoire européen de la filière musicale auquel le CNM prendra toute sa part.
En 2022, la mondialisation résonne malheureusement aussi avec le choc pandémique du coronavirus. Par des mises en perspective historiques et une analyse des périodes de confinement, Cécile Prévost‑Thomas, Luc Robène et Solveig Serre décrivent comment les expressions musicales se vivent en temps d’épidémie. Il s’en dégage un rôle pionnier de la musique lorsqu’il s’agit de penser le monde de demain : un monde qui place la musique entre présence et distance, entre nouvelles compétences et nouvelles exigences, « entre résistance et surveillance ». Cette réalité hybride, nous la retrouvons dans la projection fictionnelle stimulante d’Emmanuel Vergès qui imagine le futur à une autre échelle, celle des villes. Le numérique y serait omniprésent, les habitudes seraient peuplées par les recommandations personnalisées tandis que les espaces urbains seraient habités par l’intelligence artificielle et que le « dernier kilomètre » musical n’aurait pour autant pas disparu, ce qui doit conduire les professionnels à s’interroger sur les pratiques de demain.
Le défi de l’innovation est, lui aussi, stratégique et il est inexorablement lié au numérique. Depuis plus de deux décennies, l’arrivée de nouveaux usages digitaux a bouleversé l’économie de la musique, suscitant de vifs débats dans la filière. Certains font l’actualité depuis de nombreuses années : c’est le cas du fonctionnement algorithmique des plateformes d’écoute musicale, qui affecte le degré d’autonomie laissée à leurs utilisateurs, une crainte à nuancer selon Jean‑Samuel Beuscart et Samuel Coavoux. Plus récemment, deux tendances semblent agiter de nouvelles promesses. D’une part, l’intelligence artificielle est en train d’innerver l’ensemble de la chaîne de valeur, avec le potentiel d’en reconfigurer les modèles économiques, explique Joëlle Farchy, tout en précisant que le développement de cette technologie ne se fera qu’à la condition de l’acculturation du grand public et d’une exigence de transparence des concepteurs. D’autre part, le livestream s’impose, selon Françoise Benhamou et Maya Bacache‑Beauvallet, comme un format prometteur qui fait à son tour basculer le spectacle vivant dans le numérique, sans que les potentialités exactes aient pu être mesurées.
Alors que le premier quart du XXIe siècle se termine bientôt, nous devons nous saisir des opportunités qui se présentent, dans l’expérience physique du concert comme dans le numérique. L’environnement de la filière musicale est, là encore, concurrentiel avec un temps d’attention disponible très contraint. Mais il faut dire et répéter que les acteurs de la musique de notre pays ont des atouts très forts à faire valoir, reconnus dans le monde entier. Le CNM sera à leurs côtés, avec les autres partenaires qui soutiennent ceux qui prennent des risques et qui innovent au quotidien.
Enfin, la filière musicale a commencé à s’engager dans la construction d’un modèle plus durable de développement, au sens le plus large de ces mots. Comme le précisent Gérôme Guibert et Samuel Étienne avec l’étude de la presse magazine musicale, le numérique, en recomposant les métiers de la filière musicale, conduit ces derniers à « intégrer davantage des préoccupations légitimes ». Transition écologique, égalité et inclusion, lutte contre les discriminations, nous devons, ensemble, progresser vers une filière plus exemplaire car la société le demande et car il s’agit d’un défi majeur qui affecte notamment la relation au public et la soutenabilité économique et sociale. Un défi qui, comme l’affirme Alexandre Monnin, constitue une contrainte autant qu’une opportunité : il suggère en ce sens un recentrement sur la pratique musicale, dans un mouvement de « suffisance intensive » capable d’allier sobriété énergétique et épanouissement culturel.
Dans le domaine de la lutte contre les violences et harcèlements à caractère sexuel et sexiste, la filière musicale a démontré en quelques mois qu’elle pouvait s’engager et accélérer un changement culturel absolument nécessaire. Le protocole de prévention dont le respect conditionne l’obtention des aides publiques depuis le 1er janvier 2021 est un modèle à suivre, dont on peut penser qu’il produira des résultats profonds et durables. La question des inégalités est éclairée par Myrtille Picaud, qui explique pourquoi les femmes sont sous‑représentées au sein des postes de programmation, ce qui constitue un enjeu crucial pour la musique dans les années à venir. En 2022, la mise en place de « bonus RSE » dans les dispositifs d’aides du CNM et les efforts de formation permettront d’aller plus loin et, là encore, de donner des résultats mesurables.
Sur tous ces sujets, par la concertation permanente, par les moyens financiers qu’il mobilise, par les études prospectives, et, bien évidemment, par tous les partenariats que nous nouons autour de l’établissement, le CNM ambitionne de jouer un rôle déterminant, au service de l’intérêt général, pour que, tout simplement, la musique dans notre pays soit plus forte, plus variée, plus vivante que jamais.
Je vous souhaite une très bonne lecture.