La musique en mouvements
Horizon 2030

La presse magazine musicale

État des lieux et enjeux du tournant numérique

Par Samuel Étienne, Gérôme Guibert
Publié le 21 mars 2022
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Samuel Étienne est directeur d’études à l’École pratique des hautes études-université PSL. Il mène des recherches entre sciences et arts, notamment via les fanzines. En 1998, il a cofondé les Éditions Mélanie Seteun, puis la revue de recherche Volume ! En 2020, il a créé la revue internationale ZINES, dédiée à l’étude des fanzines et autres médias amateurs (Éditions Strandflat et Les Presses du réel). Il est l’auteur d’une série d’essais sur les fanzines (Bricolage radical) et est également artiste plasticien sous le pseudonyme Seitoung.

Gérôme Guibert est professeur des Universités en sociologie à la Sorbonne Nouvelle, où il est directeur de l’Institut de la communication et des médias. Spécialiste des musiques populaires, il a cofondé en 2002 la revue de recherche Volume ! et dirige la collection « Musiques et société » aux Éditions Mélanie Seteun (Les Presses du réel). Il a dirigé plusieurs programmes de recherche, dont une cartographie du spectacle vivant des musiques actuelles pour le DEPS du ministère de la Culture (2010-2012) et une analyse du tournant numérique de la musique live pour le laboratoire d’excellence ICCA (2017-2018). Il est également responsable d’une équipe pour le programme ANR sur les scènes culturelles SCANEA (2019-2023). En 2019, il a organisé la quatrième biennale des recherches mondiales sur la musique metal pour l’ISMMS.



Résumé

Le secteur de la presse magazine musicale a connu au cours des vingt dernières années un bouleversement structurel majeur avec l’émergence des médias numériques et la crise du disque. Nous analysons les différentes stratégies d’adaptation développées par les médias ou menées par des investisseurs pour ajuster leur modèle économique. À l’horizon 2030, nous imaginons des solutions d’adaptation intégrant le renforcement du numérique, la valorisation du support papier et la déverticalisation de la production de l’information musicale.


Introduction

Pendant un demi‑siècle, le journalisme musical a œuvré essentiellement dans des magazines spécialisés imprimés et vendus en kiosque ou par abonnement1Ce texte est une synthèse prospective sur la presse magazine musicale élaborée sur proposition du CNMlab. Il n’est pas le résultat d’une étude spécifique, mais intègre des éléments de nos recherches sur le sujet, ainsi que des éléments bibliographiques et pose les bases de potentiels travaux futurs. Nous remercions le CNM, en particulier Margaux Demeersseman et Mathias Milliard pour les échanges.. Depuis vingt ans, ces derniers subissent un déclin de leurs volumes de vente. Après des éléments de contextualisation, et le rappel des principales étapes de croissance puis de recul du chiffre d’affaires de la presse papier, cet article évoquera les solutions adoptées par les titres de presse musicale qui restent investis dans la période contemporaine, leur point de vue sur la musique comptant dans l’espace public2Guibert G., « La presse magazine musicale : production d’un univers cultural », dans Claire Blandin (dir.), Manuel d’analyse de la presse magazine, Paris, Armand Colin, 2018, p. 229-243.. Le document localisera ensuite les espaces au sein desquels s’est déplacé le journalisme musical. Enfin, il proposera différentes perspectives de développement à dix ans.

Historiquement, et jusqu’à l’affirmation des usages Internet à la fin des années 2000, le magazine possède un modèle économique « biface3Osterwalder A. et Pigneur Y., Business Model nouvelle génération, Paris, Pearson France, 2003.», les recettes provenant à la fois du nombre d’exemplaires vendus4L’impact réel d’un magazine est évalué par le nombre de lecteurs, supérieur au nombre d’acheteurs, chaque exemplaire pouvant être lu par plusieurs personnes (il suffit de penser aux magazines mis à disposition du public dans les salons de coiffure ou les salles d’attente des cabinets médicaux). Ces éléments expliquent l’apparition d’instances de certification du nombre d’exemplaires vendus, tout comme le calcul d’indicateurs du nombre de lecteurs potentiels (supérieurs au nombre d’acheteurs) pour négocier la valeur des espaces publicitaires. (diffusés par abonnements ou commercialisés chez des magasins de vente au détail) et des ventes de publicité aux annonceurs. Dans la période contemporaine, comme on le verra, le magazine imprimé apparaît comme la figure de proue de discours plus larges sur la musique.

Rappels historiques

Les débuts de la presse musicale

Après une longue préhistoire, celle de la production culturelle de masse qui débute par les ouvrages et journaux au xixe siècle5Ibid., la presse magazine prend corps dans les années 19306Charon J.-M., La presse magazine, Paris, La Découverte, 2008.. La presse magazine musicale explose plus tardivement, au cours des années 1960 avec le développement du mode de vie adolescent7Guibert G., La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France, Paris, Irma-Mélanie Seteun, 2006.. Parmi les précurseurs, on peut mentionner le magazine Jazz Hot, créé en 1935. Il est contemporain de plusieurs publications professionnelles et techniques qui sont destinées aux musiciens (dont le Melody Maker en Angleterre ou Jazz Tango en France) ou qui évoquent le spectacle vivant8On peut citer Down Beat (États-Unis), Swing Music (Grande-Bretagne), Ballrooms and Bands (Grande-Bretagne), Rytmi (Finlande), De Jazz Wereld (Hollande), H.O.T. (Danemark) dans « Les revues en 1935 », Jazz Hot, no 314 « spécial 1935-1975 », mars 1975, p. 12-13.. Mais l’innovation majeure de Jazz Hot réside dans le lectorat visé, celui des amateurs d’un style musical et non plus seulement les musiciens ou les professionnels. Il est ainsi le premier magazine international focalisé sur un genre musical spécifique et destiné aux amateurs, aux fans. Jazz Hot est d’ailleurs publié simultanément en anglais et en français jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et lu dans l’ensemble du monde occidental avant qu’une presse jazz plus étoffée ne voie le jour, puis que le jazz lui‑même soit concurrencé par de nouveaux genres musicaux comme le rock’n’roll.

Dans les années 1950, la presse magazine musicale, associant textes et photos en couleurs, mais aussi articles et chroniques d’enregistrements sonores, se développe et se diversifie (chanson, music‑hall, jazz, musique classique). Mais c’est au tournant des années 1960 qu’elle devient un média de masse, en premier lieu parce que les jeunes (adolescents puis post‑adolescents) dont l’effectif a explosé (conséquence directe du baby‑boom qui succéda à la guerre) s’emparent de la forme magazine. C’est tout d’abord Salut les copains, qui tire à 1 million d’exemplaires en 19639Déclaration de Filipacchi & Filipacchi Média qui édite Salut les copains, puis Mademoiselle âge tendre. Le monde du jazz à un effet sur l’explosion de cette presse spécialisée, car Filipacchi avait commencé par la revue Jazz Magazine en 1954. Et c’est l’équipe de Jazz Hot, rue Chaptal, qui lancera Rock & Folk d’abord comme un hors-série en 1966 (via Philippe Koechlin)., puis plusieurs magazines concurrents (Bonjour les amis, Nous les garçons et les filles…). La presse des copains est à la fois lancée et soutenue par les radios périphériques et la croissance de la vente de vinyles. Des groupes de presse comme Filipacchi Médias ou Bertelsmann se développent et la presse magazine accompagne la croissance et le développement de l’industrie de la musique enregistrée jusqu’à son sommet en 200010Guibert G. et Sagot Duvauroux D., Musiques actuelles. Ça part en live. Analyse économique d’une filière culturelle, Paris, DEPS-Irma, 2013.. Il faut cependant distinguer deux étapes.

L’apogée de la presse musicale papier

La première période court du début des années 1960 jusqu’aux années 1980 : le magazine spécialisé en musique est alors le média roi. Durant cette période, les musiques populaires auprès des jeunes ne sont pas évoquées dans les médias mainstream et ce sont donc en premier lieu les magazines spécialisés qui détiennent les exclusivités des interviews. Rock & Folk et Best, deux magazines créés respectivement en 1966 et 1968, voient leurs ventes augmenter jusqu’au début des années 1980 pour atteindre plus de 300 000 exemplaires mensuels11Latour B., « De la presse des idoles au monopole. Remarques sur l’histoire du groupe de presse Filipacchi », Société française, no 7, mai 1983, p. 50-62., alors même que des magazines plus spécialisés se développent : l’émergence du hard rock/heavy metal, par exemple, donne lieu à deux nouveaux magazines en 1983, Enfer Magazine et Metal Attack, puis un troisième en 1984, Hard Rock Magazine, qui vendent chacun plus de 50 000 exemplaires par mois ; ce mouvement se poursuit pour les musiques électroniques, le rap ou le punk dans les années 199012Guibert G., « La presse magazine musicale », art. cité.. Apparaît aussi une profusion de publications papier ultra‑spécialisées13Vieau G., Une histoire de la presse rock en France, Marseille, Le Mot et le reste, 2021. dont certaines, d’avant‑garde, réalisées par des amateurs passionnés, tirent à quelques centaines d’exemplaires, les fanzines14Certains d’entre eux deviendront d’ailleurs des magazines professionnels en kiosque (comme Les Inrockuptibles qui débute en 1986, voir Servat V., « Once upon a time Les Inrockuptibles, a French zine like no other », Zines, no 1, Strandflat, 2020, p. 59-64. Voir également : Étienne S., « “First & Last & Always” : les valeurs de l’éphémère dans la presse musicale alternative », Volume !, vol. 2, no 1, 2003 ; et du même auteur, Bricolage radical. Génie et banalité des fanzines do-it-yourself, t. 1, Paris, Strandflat-Les Presses du réel, 2016.. Économiquement, cette spécialisation médiatique par styles, genres ou « communautés » et la multiplication de « micromarchés » s’apparente à un phénomène de « longue traîne »15Anderson C., « The Long Tail », Wired, 18 janvier 2004..

Mais la centralité du magazine (qui permettait l’embauche d’une équipe salariée et de nombreux pigistes) décline à compter de la seconde partie des années 1980. Jusqu’aux années 2000, le rock, la pop et les musiques populaires, qui n’étaient que marginalement relevés par les médias traditionnels (télévision, radios périphériques, journaux quotidiens), sont davantage pris en compte. Le magazine spécialisé perd ainsi de son influence au profit des médias plus généralistes : Télérama, Libération, puis plus largement les quotidiens, l’ouverture des radios à la FM, les nouvelles chaînes télévisées (Canal+, M6, les chaînes musicales payantes comme MCM ou MTV). Les journalistes circulent ainsi entre magazines spécialisés et presse, voire médias généralistes.

Si la loi Evin (1991)16Qui vise à lutter contre le tabagisme et l’alcoolisme. amène les recettes publicitaires à décroître, le modèle économique des magazines musicaux reste pérenne via la publicité dans le domaine « captif » (les majors du disque battent des records de vente jusqu’en 2001 et prennent donc de la publicité), et « hors captif » avec le développement d’Internet à compter de 1995 : les fournisseurs d’accès Internet investissent dans des pages de publicité pour promouvoir leurs offres d’abonnement, un mouvement prolongé par la démocratisation de l’équipement informatique et des terminaux multimédias qui offre un autre créneau à exploiter. Les annonces couvrant les looks vestimentaires, en particulier les lignes ou les marques de vêtements ou de chaussures associées aux subcultures musicales, constituent une autre source de revenus publicitaires qui se développe et qui permettra, dans un premier temps, d’atténuer la crise de l’industrie musicale.

Le déclin de la presse papier et l’essor du numérique

Les vingt premières années du xxie siècle sont celles du déclin des ventes de magazines spécialisés en général, et de musique en particulier. Malgré l’intérêt grandissant des médias pour les musiques populaires (qu’il s’agisse des artistes, de la musique elle‑même ou des comportements des consommateurs), les magazines imprimés sont peu à peu concurrencés et dépassés. Ce phénomène est renforcé par le développement d’Internet, les blogs, les sites, les forums, les webzines puis les réseaux sociaux et les plateformes qui produisent du contenu sur la musique. Par ailleurs, le chiffre d’affaires de l’industrie des musiques enregistrées décroît, la production est en crise, passant de 1,4 milliard d’euros en 2000 à moins de 500 millions en 201617Guibert G., Rebillard F. et Rochelandet F., Média, culture et numérique, Paris, Armand Colin, 2016.. Il faut attendre 2017 pour que l’essor du streaming permette de stopper l’hémorragie de la monétisation de la musique. Ceci entame grandement la part du financement publicitaire des magazines (l’achat de couverture, la publicité, les voyages de presse, la promotion).

Les revues essaient diverses stratégies pour perdurer. La part de la publicité hors captif et la collaboration avec des régies publicitaires extérieures progressent, certaines, comme Hi Média, rachetant même des magazines au tournant des années 200018Guibert G., « Régie publicitaire et projet éditorial. La première décennie du magazine musical Magic RPM (Revue pop moderne), 1995-2005 », communication au colloque « Marques, publicités et création audiovisuelle », Paris, Maison de la recherche/université Paris 3 Sorbonne Nouvelle-Labex ICCA/université Paris 13, 9 février 2018.. La part de la publicité captive se transforme aussi. En effet, avec la baisse progressive du chiffre d’affaires de la production de musique enregistrée et la montée de celui de la musique live19Guibert G. et Sagot Duvauroux D., Musiques actuelles, op. cit., les publicités pour les festivals, les salles de concert et les groupes en tournée deviennent plus nombreux20Plus tard, dans les années 2010, concernant les musiques enregistrées, la réapparition significative du vinyle puis l’essor du streaming amèneront ces modes de diffusion de la musique à s’affirmer au sein des pages de publicité des magazines.. Les CD proposant des extraits des nouveautés d’artistes se généralisent. Les magazines tentent de nouvelles formules (augmentation du prix de vente en proposant davantage de pages, ou à l’inverse, de baisse du prix pour tenter de vendre plus de copies). Certains, comme Trax, essaient divers formats (format tabloïd, format A4, format plus petit que le A4, format plus grand que le A4…) ou associent des sites Internet proposant du contenu inédit complémentaire au magazine papier (Obsküre, Les Inrockuptibles, Hard Force). Au cours de la première décennie, cela s’avère relativement convaincant. Mais, dans les années 2010, la place d’Internet devient prépondérante avec l’affirmation des réseaux sociaux et les applications sur smartphones ; le déclin du nombre d’exemplaires paraît inexorable.

La presse magazine musicale papier : résumé des tendances

Les principales stratégies adoptées par les magazines musicaux

Continuer ou abandonner la distribution en kiosque ?

La diffusion en kiosque et la disponibilité sont deux critères traditionnels qui permettent de reconnaître un magazine et de tester sa fiabilité21Debaussart E., « Pavane pour la presse morte », Rock & Folk, hors-série 30 ans, 1996.. Depuis les relais Hachette présents dans les gares à compter de la fin du xixe siècle22Taveaux K., « Réseaux de bibliothèques de gare et du métropolitain, et messagerie Hachette dans l’aire parisienne, 1870-1914 », dans C. Delporte (dir.), Médias et villes, XVIIIe-XXe siècles, Tours, Publications de l’université François Rabelais, 1999, p. 73-86., jusqu’aux milliers de kiosques à journaux de la fin du xxe siècle23Lorelle Y., La presse, Paris, Alphabétiques RETZ, 1992, p. 111., la distribution était fortement centralisée (Messageries Hachette, Messageries françaises de presse, Nouvelles Messageries de la presse parisienne, Messageries lyonnaises de presse). Ne pas être distribué en kiosque équivalait à ne pas exister pour un magazine musical. Or, entrer dans le circuit des NMPP nécessitait une trésorerie assez solide, car le bilan des ventes/retours et le paiement se faisaient à échéance de plusieurs mois. Cependant, la fin de l’oligopole de distribution et la crise de Presstalis (liée à l’ouverture du marché à la concurrence entre de nombreux distributeurs) autorisèrent plusieurs scénarios de rabattage des cartes de la diffusion et donc plus largement de l’économie des magazines. Les magazines ont pu alors choisir de perdurer en passant par un diffuseur alternatif. Les magazines imprimés peuvent investir d’autres espaces (comme les rayons « art » des librairies)24C’est par exemple la stratégie d’Audimat, né en 2014, qui se présente comme un semestriel sous forme de livre de poche présentant de longs essais sans illustrations et uniquement disponible en librairie ou ne miser que sur une diffusion par abonnement (c’est la stratégie que privilégie aujourd’hui Magic RPM pour sa relance25La campagne participative lancée fin 2021 sur KissKissBankBank par Magic RPM pour une nouvelle formule hebdomadaire réduite à 16 pages a engrangé 560 abonnés annuels pour le format papier et 411 abonnés annuels numériques. La version trimestrielle (mook) a séduit 405 abonnés. Source : www.kisskissbankbank.com/fr/projects/abonnez-vous-a-magic-hebdo-pop-moderne-trimestriel/tabs/description.).

La distribution régulière par les messageries fut la modalité centrale de dissémination de la presse papier vendue au sein des maisons de la presse et kiosques à journaux jusqu’à l’orée des années 2010 ; longtemps, abandonner ce système n’était pas une option envisageable en termes de visibilité et de volume de ventes potentielles. Désormais, cette stratégie s’avère possible, car les moyens de travailler la mise en avant et la vente directe peuvent passer par le numérique. Il en résulte une baisse substantielle des coûts de diffusion du journal – un argument de poids en faveur du numérique. À ce stade, la société éditrice peut répercuter les gains par une baisse du prix de vente (objectif : augmentation des ventes) ou maintenir le prix de vente (objectif : accroissement des bénéfices).

La place prise par le numérique, le distanciel et la vente par correspondance a relativisé l’incontournable présence en kiosque pour assurer des ventes hors abonnements26En 2019, les termes « CD » et « vinyles » totalisaient 75 000 recherches mensuelles en France, deuxième catégorie de produits culturels après les jeux vidéo, devant la catégorie « livres » (71 000).. Dans le sillage d’Amazon qui a fait du commerce en ligne une pratique de masse, la consommation de produits culturels s’est étendue en dehors des lieux traditionnels. Des plateformes d’abonnement en ligne aux magazines sont ainsi apparues (Info‑presse, Viapresse, a2presse, pressedefrance).

Cette évolution, comme celle de la mise en concurrence de la livraison à domicile et de la systématisation des points de dépôts de proximité, a ainsi amené les magazines musicaux à repenser les priorités de leurs publications.

La baisse des coûts

L’histoire de la presse musicale est marquée par des essais stratégiques entre, d’une part, l’affirmation d’une présence variable en kiosque en termes de contenu rédactionnel, de nombre de pages, de fréquence de parution, de cadeaux ajoutés (CD, posters…), de qualité du papier ou de l’objet et, d’autre part, le prix proposé au consommateur et l’espace destiné aux annonceurs. Certains magazines, comme L’Optimum (1996‑2017), espéraient augmenter leur diffusion en baissant drastiquement le prix de vente (la baisse de recette au numéro étant compensée théoriquement par des volumes de vente plus importants), mais cela n’a pas toujours été efficace.

Baisser les coûts d’équipe (salariés/pigistes)

La rédaction des magazines musicaux remplissant des fonctions répertoriées (interviews, articles de fond, chroniques, critiques des nouveautés) est partagée entre le travail de journalistes salariés, et de pigistes ayant souvent des compétences spécialisées (ils peuvent être des correspondants dans divers pays) ou des pigistes auxquels on fait appel ponctuellement. La tendance actuelle est de fonctionner avec un noyau de journalistes en contrat long le plus petit possible. Lorsque nous avons étudié Magic RPM27Guibert G., « Magic RPM (Revue pop moderne). Du print au web. Éléments d’enquêtes sur un travail journalistique (2004-2017) », communication au colloque « La critique culturelle sur le web : espaces, discours, valeurs », université de Caen-université de Rouen, 24-25 juin 2021., nous avons constaté une diminution de l’équipe rédactionnelle de journalistes salariés, passant de 4 permanents et 10 pigistes à 1,5 permanent et 20 pigistes en dix ans (de 2007 à 2017). Par ailleurs, un autre moyen de faire des économies est de baisser le prix du feuillet pour les pigistes, jusqu’à parfois, lorsque le statut juridique le permet, collaborer avec des bénévoles (c’est le cas de plusieurs magazines en kiosque comme New Noise). Le magazine, indépendant, fait ici appel à des passionnés qui sont des amateurs (ayant un emploi ailleurs le plus souvent), dont l’éthique, régie par le don/contre‑don, est fortement ancrée dans une démarche DIY et de défense des cultures alternatives28Haenfler R., « The Entrepreneurial (Straight) Edge : How Participation in DIY Music Cultures Translates to Work and Careers », Cultural Sociology, vol. 12, no 2, 2018, p. 174-192. : la rémunération est donc symbolique (contribuer à un média qui défend des cultures autodéterminées) et non pécuniaire, si ce n’est la réception de copies papier du magazine, d’enregistrements promotionnels, l’accès gratuit à certains concerts et, parfois, la rencontre directe avec les artistes. Face à une « ubérisation » progressive de la profession, cette attitude « désintéressée » est aussi une forme de résistance à la dévalorisation du travail de pigiste. Le problème majeur de cette stratégie est que les opportunités d’emploi dans la filière de production disparaissent elles aussi progressivement.

Des produits moins qualitatifs

Au‑delà de la main‑d’œuvre, les coûts peuvent être abaissés par des coupes budgétaires sur le produit lui‑même : périodicité, pagination, papier, remplacement du CD par une compilation dématérialisée, qualité de la relecture, investissement dans les illustrations et les droits photographiques, dans le design, les matières premières utilisées ou encore le lieu d’impression du magazine qui peut être délocalisé en Europe ou même hors Europe.

Actuellement, la question du packaging ou du design, de la forme du magazine est plutôt considérée comme quelque chose de stratégique, et les baisses de coût concernant l’image et le design sont plutôt associées aux modalités d’emploi (sous‑traitance et prestations de services auprès de travailleurs indépendants) qu’à l’effort réalisé pour le visuel. En effet, le visuel et la qualité de l’objet ont toujours été des points attractifs des magazines29Dakhlia J., « Propriétés et fonctions de la presse magazine », dans C. Blandin (dir.), Manuel d’analyse de la presse magazine, Paris, Armand Colin, 2016, p. 51-65., qu’on lit (la qualité textuelle prime), mais qu’on feuillette aussi (la qualité graphique prime).

La cadence de parution (périodicité) est en revanche un argument fort pour abaisser les coûts de production. C’est pour des raisons économiques que Les Inrockuptibles sont repassés à un rythme mensuel plutôt qu’hebdomadaire en 2021 ; que Magic RPM propose une reprise hybride, à la fois newsletter hebdomadaire et mook trimestriel, après être déjà passé de mensuel à trimestriel ; que la revue Best doit ressortir en 2022 sous la forme d’un mook trimestriel ; ou que Trax se stabilise sur un gros volume semestriel.

Augmenter les recettes

Malgré la baisse du nombre d’exemplaires physiques, les magazines musicaux peuvent chercher à maintenir leur entreprise à flot en accroissant leurs recettes.

Le crowdfunding

Le financement participatif (crowdfunding) est la possibilité de faire appel à la communauté la plus attachée à une parution donnée en lui proposant de contribuer à une cagnotte. En général, cette stratégie est ponctuelle et sert à lancer un nouveau titre (Epsiloon en 2021, créée par l’ancienne rédaction démissionnaire de Science et vie) ou financer un événement particulier. L’échange à cette contribution peut être symbolique (avoir son nom imprimé sur le magazine), ou donner lieu à diverses récompenses (qui peuvent parfois se limiter à un abonnement). L’argent versé est en quelque sorte un prépaiement du magazine que le contributeur recevra à la sortie. À l’origine, le crowdfunding est donc une stratégie à un coup. Elle est rarement utilisée de manière chronique. Pourtant, certains titres de presse tentent d’ajuster leur modèle économique en recourant plus régulièrement au soutien des lecteurs via le financement participatif. C’est le cas de Trax qui l’a utilisé pour contribuer au financement de ses numéros d’été 2020 puis 2021. C’est une perspective qu’a utilisée également Magic RPM en 2017 pour relancer le magazine par son nouveau propriétaire, puis en 2019 et en 2021. Ayant pour objectif de réinjecter des capitaux dans le magazine, la campagne participative de décembre 2019 annonce que le dépassement des objectifs ira « en intégralité à la consolidation des fonds propres de la SAS Magic »30www.kisskissbankbank.com/fr/projects/deux-hors-series-magic-pour-finir-l-annee.. Concernant la campagne de décembre 2021, où 15 lecteurs sont devenus actionnaires du magazine, la combinaison des formules hebdomadaires, trimestrielles, papier et numériques a permis de lever plus de 160 k€.

Les publicités

Au début de la crise du disque, dans les premières années du nouveau millénaire, l’appel à des régies « hors captif » a permis aux magazines musicaux de proposer des publicités relevant d’autres domaines comme les produits numériques ou le street wear. L’activité des régies impliquées dans l’édition musicale de magazines a pris de l’importance, certains magazines musicaux mutualisant par exemple cette activité, alors que d’autres travaillent avec plusieurs régies selon le type d’annonces. Il peut être cependant risqué de faire appel à des domaines trop éloignés de la culture du lectorat visé. La période contemporaine voit apparaître le branding des contenus qui convergent entre rédactionnel et publicité, ce qui peut poser des problèmes déontologiques31En répondant en chantant à une question de la présentatrice du 20 h de TF1, le 9 janvier 2022, Stromae a proposé un format inédit de promotion de son nouvel album Multitude. Fusionnant journalisme et promotion, le format promotionnel a suscité des réactions vives et variées, partagées entre le coup de génie marketing et le coup de canif déontologique..

Les subventions

La presse quotidienne bénéficie d’un fonds de soutien à l’émergence et l’innovation de la presse qui échappe à la presse magazine32www.vie-publique.fr/en-bref/280520-aides-la-presse-ecrite-faut-il-reformer-le-systeme. ; dans des mouvements récents, plusieurs représentants de la presse musicale posent la question d’un soutien à la presse magazine, en raison de la dimension culturelle de leur activité33CNM, État des lieux de la presse musicale en France. Propositions de cadrage, Paris, CNM, juin 2021..

Augmenter le prix du numéro et/ou de l’abonnement

Un titre de presse magazine peut justifier auprès de ses lecteurs l’augmentation du prix de l’abonnement, en proposant par exemple des contreparties en termes d’albums (ou des jeux concours avec des cadeaux à gagner). L’augmentation du prix au numéro est risquée si des produits que le consommateur estime substituables existent. Elle permet néanmoins de jauger la fidélité des lecteurs.

La réédition du back catalogue

Certaines revues historiques trouvent de nouvelles sources de revenus en réutilisant une partie de leur back catalogue : il est ainsi possible de recycler des articles en proposant des rééditions du contenu historique appartenant au magazine sous la forme de hors‑séries thématiques (collection Rock & Folk hors‑série : punk, Beatles, apparition de pages reprenant rituellement des contenus anciens « il y a 5 ans… »), des focus sur des années emblématiques, ou des numéros spéciaux consacrés à un artiste spécifique (comme à l’occasion de la sortie d’un nouvel album). Les Inrockuptibles ont beaucoup utilisé cette formule à partir de 1995, durant leur période hebdomadaire.

On peut aussi, dans le cadre de hors‑séries, utiliser des articles provenant de Grande‑Bretagne ou des États‑Unis et les traduire pour sortir des versions françaises. C’est ce que font souvent Rolling Stones ou Classic Rock.

Autres stratégies

Un magazine étant un produit spécifique, une édition limitée revêt une valeur qui augmente dans le temps lorsqu’il est recherché (c’est souvent le cas des magazines musicaux), une tendance actuelle étant de diversifier le produit en proposant plusieurs couvertures différentes (Les Inrockuptibles, New Noise, Trax, etc.). Le façonnage du magazine devient un ingrédient de valorisation : le broché est associé au consommable et jetable, tandis que le « dos carré collé » se rapproche du livre, durable et archivable. Le format mook contribue ainsi à développer les valeurs du produit (investir dans une publication qui va « rester », une logique de « contenu pérenne » plutôt que de « flux ») qui se conserve davantage avec une reliure « dos carré collé ». Il peut être aussi plus facilement vendu en boutique hors kiosque, en premier lieu en librairie.

Lorsqu’ils lancent de nouvelles formules, les magazines musicaux cherchent aussi par des études à tester les préférences des consommateurs. Par exemple, lorsque Les Inrockuptibles ont lancé leur nouvelle formule mensuelle à l’été 2021, le magazine a été recentré sur la musique, et les numéros ont été construits autour des attributs des plus grandes ventes hebdomadaires des vingt‑cinq dernières années : CD inclus, numéro spécial « sexe », numéro « rentrée littéraire », numéro « sélection de l’année », etc.

Quelques tendances nouvelles

Face à la baisse des ventes et à la multiplication drastique des usages numériques34Lombardo P. et Wolff L., « Cinquante ans de pratiques culturelles en France », Cultures Études, DEPS, 2020., la presse magazine a innové en termes de modèles économiques, s’éloignant de la simple logique binaire (ventes au consommateur par le kiosque et/ou l’abonnement d’un côté, et espaces publicitaires de l’autre côté)35Le début des années 2000 est aussi un moment où l’on essaie de pousser radicalement le modèle biface, à la fois en se limitant aux recettes publicitaires qui financent intégralement (journaux gratuits, à l’instar de Metal Obs’), et, à l’opposé, aux publications sans publicité financées intégralement par le prix de vente (comme Audimat).. L’ouverture de sites Internet, d’abord focalisés sur la communication et la publication de news alimentées par des néo‑entrants (souvent des stagiaires, la rédaction sur le web ayant longtemps été sous‑valorisée), évolue vers la mise en place de plateformes où, plus que les journalistes eux‑mêmes, c’est l’image du média qui est au centre.

La stratégie de marque

Il y a quelques années, Libération avait défrayé la chronique lorsque ses salariés avaient refusé, par un mouvement de protestation, que le quotidien soit transformé en une entreprise mue par une « stratégie de marque »36D’où provenait le slogan explicite « nous sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar […] » (une du 8 février 2014). Ledoux B., « Vers une restructuration “très conséquente” à Libération », Libération, 6 mars 2014.. Il semble que la situation ait bien changé puisqu’aujourd’hui les propriétaires de noms de magazines cherchent à diversifier leur activité pour maintenir les sources de revenus (curation de compilation ou d’événements, organisation de concerts, collaboration avec des plateformes de streaming, etc.). On pense bien évidemment aux Inrockuptibles, mais aussi à tous les magazines qui combinent plateforme numérique et magazine imprimé. De ce point de vue, la publication papier est envisagée comme une activité clé dont les caractéristiques de fonds et de formes peuvent être modifiées selon des contraintes, des opportunités et des stratégies37À l’inverse, on trouve d’autres médias qui développent des magazines papier, comme Radio Metal qui propose un magazine gratuit mensuel disponible en Fnac, ou encore le webzine américain Pitchfork qui a publié quelques numéros d’un magazine mook à dos carré collé (The Pitchfork Review, entre 2013 et 2015) incluant un 45 tours vinyle (premier numéro papier en 2013 après dix‑sept ans en ligne). On pense aussi en France à Gonzaï, d’abord un site Internet (2007) qui devient un magazine papier (2013), en même temps que l’entreprise édite des livres et des disques et organise des soirées. Vice Media, groupe de médias américain, édite le magazine papier gratuit Vice (un fanzine québécois à l’origine), dont une version française (distribuée dans les galeries d’art, magasins de vêtements, cafés et bars, cinémas…) existe depuis 2008. Dans un domaine plus large, on pense à France Culture Papier, un magazine papier en kiosque qui reprend des contenus radiophoniques..

Une rédaction externalisée

Un autre modèle se propage depuis quelques années avec l’apparition d’agences de presse indépendantes qui fournissent aux magazines le contenu que ceux‑ci ne produisent pas eux‑mêmes38Le modèle fonctionne aussi pour des sites Internet. Dassonville A., « Les médias à l’heure de la sous-traitance », Le Monde, 17 juillet 2021.. Les coûts d’une main‑d’œuvre sous‑traitée peuvent ainsi être régulés en fonction de la demande et, en particulier, des étapes d’édition du magazine (de l’élaboration au bouclage). Cela a également un impact sur les opportunités d’emploi dans la filière et sur « l’identité » ou la spécificité du titre.

Stratégiquement, cela peut permettre d’avoir une réponse plus élastique par rapport à la demande de contenu de la direction, de modifier aussi le profil des rédacteurs (âge, genre, milieu social, domaine de connaissance) en même temps que le contenu rédactionnel est rendu plus impersonnel, moins hétérogène, mais plus standardisé et interchangeable.

Vers un lectorat générationnel

Lors d’une journée d’étude sur l’écriture rock à l’université de Montpellier (octobre 2021), un journaliste pigiste de Rock & Folk expliquait qu’il avait cessé de collaborer avec le magazine quand il lui avait été demandé de réduire sa rubrique de 4 700 signes à 4 000 signes afin de grossir les caractères imprimés dans les pages du magazine. Cette anecdote avait pour but de montrer que le lectorat vieillissait et que la publication se positionnait sur la cible qui lui avait été fidèle depuis longtemps. Au terme de cinquante ans de presse musicale, on peut faire l’hypothèse qu’il y a un effet générationnel associé aux publications, et que le public fidèle d’un magazine évolue en grande partie avec la publication. Si cela se vérifie, le lectorat de Rock & Folk est en moyenne plus âgé que celui des Inrockuptibles qui, lui‑même, se situe autour de la cinquantaine. À l’ancienneté des magazines, il faut ajouter leur positionnement initial : ainsi My Rock et Plugged (édités par Komakino Publishing de Pierre Veillet) semblent viser un lectorat âgé de 20 à 30 ans.

Les magazines peuvent soit confirmer cet ancrage sur des tranches d’âges en mettant en avant des artistes générationnels sur leur couverture, soit chercher à atteindre d’autres publics. Par exemple, il y a une vingtaine d’années, alors que Philippe Manœuvre dirigeait le mensuel, au moment de la scène « baby rockers » dans laquelle le média était impliqué, Rock & Folk se donnait pour but de viser deux générations (les vingtenaires et les cinquantenaires).

Les musiques populaires ailleurs que dans la presse musicale

Une partie des journalistes spécialisés dans les musiques populaires trouve une entrée dans d’autres types de magazines qui ont davantage de financements, la musique pouvant servir à donner « un coup de jeune » ou de « fashion » à ces publications. Il peut s’agir de publications destinées à un public féminin (Vanity Fair, GQ, Grazia… et les publications Condé Nast), sur la mode vestimentaire ou le lifestyle (Crash, Numéro, French Touch…) ou d’actualités un peu décalées comme Society.

Préparer le tournant numérique

S’engager dans le tournant numérique à l’horizon 2030 est indispensable pour une société éditrice d’un magazine imprimé, mais elle ne doit pas confondre les deux déclinaisons d’un même titre. Ce sont en effet deux médias différents. Maîtriser les objectifs et respecter les codes de chaque domaine permet d’entrevoir des stratégies de développement qui reposent sur l’un et l’autre des domaines. La presse magazine et le contenu numérique se côtoient, se complètent, fusionnent parfois, mais ils répondent à des logiques de production journalistique bien différenciées, comme le synthétise le tableau sur les modes d’évaluation des productions journalistiques, extrait de l’ouvrage d’Angèle Christin, Metrics at work. Journalism and the contested meaning of algorithms et de ses travaux commentés39Notamment Larregue B., « Le travail des algorithmes », Zilzel, no 9, octobre 2021, p. 475-485.. Du début du XXIe siècle jusque 2015 environ, c’est le modèle éditorial qui mène la danse. L’ouverture des sites Internet associés aux magazines papier est là pour la promotion et la communication de la revue imprimée. Les stagiaires alimentent avec des « news » les pages web des magazines, l’accès au magazine papier étant réservé à ceux « qui savent écrire », journalistes salariés ou pigistes habitués. Mais la transformation des usages des lecteurs (liée aux smartphones), la migration des dépenses publicitaires vers Internet et la généralisation des réseaux sociaux déplacent le centre de gravité vers Internet dont les valeurs et les registres de justification diffèrent40Boltanski L. et Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.. En suivant Christin, qui utilise les travaux de Thornton, Ocasio et Lounsbury41Thornton P. H., Ocasio W. et Lounsbury M., The Institutional Logics Perspective. A New Approach to Culture, Structure, and Process, Oxford, Oxford University Press, 2012., on pourrait dire qu’on passe d’une « logique professionnelle » à une « logique de marché ».

Deux modes d’évaluation des productions journalistiques42Traduit de Christin A., Metrics at Work. Journalism and the Contested Meaning of Algorithms, Princeton, Princeton University Press, 2020, p. 72.

Logiques transmédiatiques

La presse papier a donc la possibilité de quitter des perspectives de distribution centralisée, en particulier parce que le magazine n’est pas (ou n’est pas l’unique) source de revenu (on pense à des agences telles que Vice ou des entreprises de branding publiant sur la musique comme We Love Green). Elle doit se redéfinir comme un producteur de contenus culturels critiques, fortement authentifiable par un « style » unique : ton, qualité littéraire, etc. Il ne s’agit plus d’une presse à vocation uniquement promotionnelle (liée à la sortie de nouveaux enregistrements), mais qui développe une vision culturelle où la musique est le pivot central, sans en être toujours l’exclusivité. Ces contenus sont alors déclinés au‑delà du titre papier qui peut être la tête de pont de l’entreprise, mais ne peut plus être isolé. C’est tout un écosystème de diffusion des contenus culturels critiques qu’il faudra associer au titre papier. Voici des pistes de diversification de l’offre qui permettent potentiellement soit d’augmenter les revenus, soit d’élargir le lectorat.

La marque média et la notoriété

Le renouvellement de certains titres peut s’appuyer sur la notion de « marque média » : un média est associé à une marque ou un individu à fort tropisme qui devient producteur/éditeur de contenus médiatiques. Fortement répandue dans l’univers du numérique, cette stratégie s’est déjà appliquée dans la presse magazine. Ainsi, dans les années 1970, on pense au Podium et Claude François ou, plus récemment, le Rock & Folk de Philippe Manœuvre, la personnalité de ce dernier attirant des lecteurs. L’invitation de rédacteur en chef « star » est une pratique courante dans la presse musicale, mais elle reste ponctuelle, l’invité vedette pouvant être franchement hors du domaine musical ou culturel ; des exemples récents dans la presse magazine montrent que faire reposer un journal sur la notoriété d’un individu peut être bénéfique (à l’instar de Dr Good ! et Dr Good ! C’est bon !, les deux magazines portés par Michel Cymes qui totalisent 300 000 exemplaires payés). Ainsi, on peut envisager que certains titres de la presse musicale s’associent, épisodiquement ou durablement, avec des artistes prescripteurs qui géreraient des pages, des rubriques, voire un numéro entier sur le modèle systématisé du rédacteur en chef invité. Les risques ne sont pas négligeables et l’artiste porteur ne doit pas être clivant : c’est ainsi que s’explique l’échec de MS Magazine, incarné par Michel Sardou, dans les années 1970. La notoriété d’un artiste populaire (vedettariat) ou d’un courant musical reste longtemps ancrée chez les fans même lorsqu’il n’y a plus d’actualités discographiques, la presse peut encore s’appuyer sur ce phénomène43On trouve toujours en kiosque des magazines dédiés à Mylène Farmer, Johnny Hallyday (même après son décès) ou spécialisés dans la K-pop (pop coréenne), genre peu traité par la presse mainstream, mais qui dispose d’une fan base importante..

La haute couture et l’artialisation du format

Certains titres de la presse papier pourraient adopter un modèle économique proche de celui de la haute couture : un vaisseau amiral (les collections de luxe) qui rapporte peu, voire est déficitaire, mais qui se finance par la déclinaison de produits grand public (prêt‑à‑porter, parfumerie). L’enjeu est de créer de l’émotion, de nourrir le désir, le rêve, puis de transformer le désir en acte, l’intérêt en achat, notamment au sein des autres catégories de produit que la collection de luxe, généralement inaccessible au grand public44 Veblen T., Théorie de la classe de loisirs [1899], Paris, Gallimard, 1970.. La presse magazine doit associer son titre courant à un avatar de luxe à travers une artialisation du format, tendance entamée au cours des années 2010. En 2030, la musique pourrait devenir un matériau intégré dans un travail plastique plus large ; les collaborations entre plasticiens et musiciens existent déjà à travers le design des pochettes – Röyksopp et Banksy en 2001, Kanye West et Takashi Murakami en 2007, ce dernier collaborant ensuite avec Britney Spears, Pharrell Williams, Billie Eilish – l’édition d’artzines musicaux45Un artzine ou fanzine d’artiste est une publication à faible tirage autoéditée par un artiste ou par des petites structures indépendantes. Sa diffusion publique se fait en galerie d’art ou lors de salons. La rareté, voire l’unicité des publications (certaines sont rehaussées à la main), autorise des tarifs de vente bien au-dessus des pratiques habituelles dans l’édition indépendante, avec une dérive spéculative chez des artistes stars (par exemple, la série des Yeezy, fanzines édités par Kanye West lui-même pour promouvoir ses collections streetwear). étant une des propositions artistiques possibles. En ouvrant ses espaces graphiques aux designers et plasticiens contemporains, la presse musicale pourrait élargir son lectorat à la marge. Des tirages de tête en édition ultralimitée (couverture rehaussée par exemple) et à prix élevé seraient à négocier avec les artistes plasticiens et ouvriraient la voie à une diffusion ponctuelle en galerie ; c’est une stratégie d’essaimage vers un public de fans collectionneurs, doublée d’une dimension événementielle. La presse musicale papier peut renouveler son approche du support papier en développant des projets périphériques créant de l’intérêt à long terme et non limité au « buzz » sans lendemain. En réservant la primeur de quelques événements à ses abonnés, elle peut fidéliser une partie du lectorat et agréger de nouveaux lecteurs.

Back catalogue et bibliophilie

Les revues historiques exploitent déjà une partie de leur back catalogue à travers l’édition de hors‑séries thématiques, mais elles n’ont pas encore exploité l’option bibliophilique, c’est‑à‑dire une réédition luxueuse en version originale, revue et augmentée : en choisissant des thèmes particuliers (à l’instar des numéros thématiques), il s’agirait de ressortir les articles originels « dans leur jus » (fac‑similés d’époque) et augmentés – sur un support numérique associé, DVD ou support USB – de photographies non sélectionnées au moment de la parution, d’extraits sonores ou vidéos des interviews réalisées, etc. Des coffrets collector avec tirages photos, cassette ou vinyles pourraient également être envisagés. Cela représente un investissement coûteux d’exploration d’archives et d’acquisition de droits, mais une édition bibliophilique, commercialisée au prix afférent à ce type de publication (éventuellement préfinancée par du crowdfunding), pourrait être rentable. Une certaine presse magazine s’est déjà essayée, avec succès, à l’exercice : la série des Marvel Masterworks, par exemple, ou, plus proche de notre sujet, la réédition de la revue iconique Midi‑Minuit fantastique46midiminuitfantastique.com.par les éditions Rouge profond entre 2014 et 2021..

La distribution itinérante

Diversifier les points de vente en ciblant les lieux de diffusion de la musique live : la presse musicale peut suivre un artiste en tournée (lors des concerts, des publications ciblées, récentes ou anciennes, peuvent figurer en vente aux côtés du merchandising d’un artiste ; on pense notamment à des numéros de magazines avec l’artiste en couverture). Plus largement, un partenariat avec les réseaux SMAC47« Scènes de musiques actuelles », label du ministère de la Culture. pourrait permettre l’ouverture de points de vente ciblés auprès d’un public amateur de musique.

Les split‑magazines 

On peut penser à des numéros spéciaux de magazines qui associeraient deux titres spécialisés dans deux niches culturelles complémentaires (par exemple un split‑mag RapRnB48Magazine de rap disponible sur abonnement. et Graffiti Art), ou bien même un magazine papier et un autre média. En termes d’avantages, cela permettrait d’atteindre de nouveaux publics et de diffuser les publications hors du cercle des lecteurs habituels. Côté inconvénients, il peut en résulter une insatisfaction de la part des lecteurs non intéressés par l’autre niche (limiter la fréquence de l’expérience).

La participation symbolique du public

Le web 2.0 a contribué à « déverticaliser » le rapport entre professionnels et amateurs, ces derniers devenant des producteurs de contenus pouvant rapidement accaparer une large audience. Une plus grande participation du lectorat au contenu éditorial permettrait de s’adapter à cette trajectoire tendant à l’horizontalité. Au‑delà du « numéro des lecteurs » annuel que Les Inrockuptibles avaient lancé à la fin des années 1990 lors de sa période hebdomadaire, c’est une participation plus fréquente qui pourrait être imaginée en créant des conférences de rédaction en visioconférence où la parole pourrait être donnée à des lecteurs.

La contre‑narration journalistique

L’histoire du journalisme musical témoigne de l’omniprésence de l’écriture masculine49Jones S., Pop Music and the Press, Philadelphie, Temple University Press, 2002.. L’élargissement du lectorat peut aussi se faire en renouvelant les prismes éditoriaux et rédactionnels : ainsi, une contre‑narration journalistique doit davantage intégrer des préoccupations légitimes mises en avant, outre‑Manche et outre‑Atlantique par les gender et racial studies et plus largement des cultural studies : points de vue critiques des femmes, des minorités ethniques et sexuelles, des populations subalternes50On peut lire à cet égard les travaux concernant la polémique « rocktimism » vs « poptimism », voir Kramer M. J., « Rocktimism ? Pop Music Writing in the Age of Rock Criticism », Journal of Popular Music Studies, vol. 24, no 4, 2012, p. 590-600, traduction à paraître dans Guibert G. et Heuguet G. (dir.), Penser les musiques populaires, Paris, La Rue musicale, 2022..

La presse digitale : professionnelle et amateur

L’éditorialisation de l’image et des autres contenus

La presse digitale professionnelle propose une éditorialisation poussée des contenus au sein des plateformes de streaming (existantes ou nouvelles), intégrant de plus en plus le support vidéo51Bonin M., « La production de contenus audiovisuels autour du live du webzine américain Pitchfork », communication à la journée d’étude « La presse musicale, 1980-2020 », Aubervilliers, Campus Condorcet, 27 mai 2021.. Les plateformes pourraient devenir fortement prescriptrices grâce à une éditorialisation personnifiée des contenus diffusés (rôle des « influenceurs/influenceuses musicaux »). Dans cette perspective, les titres doivent imposer leur marque au sein d’une plateforme de streaming à travers des capsules critiques prescriptrices (stratégie de « placement de produit », le produit étant devenu l’expertise critique). La monétisation peut passer par l’acte d’achat subséquent (stream) ou par la proposition d’acquisition de contenus plus détaillés.

Le média américain Pitchfork a ouvert la voie d’une presse digitale créant du contenu événementiel spécifique en ligne comme le live, à travers des séries de capsules vidéo à l’identité esthétique marquée (série Green Dreams ; ADD ; Surveillance ; Pitchfork 3D), jouant sur les codes vintage propres aux réseaux sociaux (filtres types Instagram, Snapchat), avec un positionnement souvent décalé (Cemetery Gates ; Don’t Look Down). Cela a permis de construire l’aura critique et toujours innovante du webmagazine, dont le sous‑titre actuel « The Most Trusted Voice in Music » est significatif. En lançant en 2021 The Pitchfork Review Explorer, le webzine thésaurise sur sa base de données critiques (28 000 albums recensés depuis 1995) pour créer un outil de redécouverte de la musique populaire en partant des goûts des lecteurs. Allant au‑delà du simple moteur de recherche, le Review Explorer s’impose d’emblée comme un guide intuitif personnalisé. Il y a là une forme de renversement du flux critique qui ne part plus d’un journaliste omniscient imposant son sens critique, mais de l’auditeur/lecteur que l’on guide vers un approfondissement de ses connaissances personnelles en fonction de ses propres goûts.

La production de contenus exclusifs

La production de contenus exclusifs (coproductions, concerts réservés52Riom L., Faire compter la musique. Comment recomposer le live à travers le numérique (Sofar Sounds, 2017-2020), Paris, Écoles des Mines, 2021.) est une piste majeure de consolidation et d’attraction du lectorat. Ce sont des contenus monnayables (abonnements, publicités). De ce point de vue, il faudra surveiller la démocratisation des métavers53Le métavers désigne un univers parallèle, virtuel et en réalité augmentée. Il est considéré comme le prochain pivot majeur des technologies numériques après le smartphone. Permettant des interactions sociales immersives et sensibles, le métavers doit couvrir les mondes physique et virtuel, contenir une économie à part entière et offrir une interopérabilité sans précédent : les utilisateurs doivent pouvoir transporter leurs avatars et leurs biens d’un endroit à l’autre du métavers, quel que soit le propriétaire d’une partie du métavers., axe stratégique de développement à moyen terme (autour de 2026) adopté par le groupe Meta (Facebook, Instagram) : si l’expérience Second Life a fait long feu dans la décennie 2000 (en partie en raison des limites technologiques de l’époque), la création de contenus culturels immersifs (concerts54À l’image des concerts de Travis Scott sur la plateforme de jeu Fortnite en avril 2020, suivis par 12 millions (!) de joueurs., interviews d’artistes) peut devenir un enjeu économique important, d’autant plus que les confinements induits par la crise du Covid‑19 ont augmenté et étendu la consommation culturelle à domicile, créant donc un terreau favorable et durable à ces nouveaux modes de consommation des produits culturels. Mark Zuckerberg considère d’ailleurs que le métavers ne sera pas une énième extension de l’univers du jeu vidéo, mais un univers de divertissement global à part entière où public et artiste pourront se rencontrer55Newton C., « Mark in the Metaverse. Facebook’s CEO on why the social network is becoming “a metaverse company” », The Verge, 22 juillet 2021, en ligne.. La presse musicale pourrait alors faire valoir ses compétences et ses contacts pour proposer du contenu métavers aux GAFA et autres entreprises d’entertainment ancrées dans le métavers (Roblox, Fortnite), voire dupliquer ses titres dans le métavers (pourquoi ne pas penser à des kiosques culturels virtuels avec magazines en réalité augmentée ?).

Perspectives 2030 pour la presse musicale papier et digitale.

Des contenus artistiques géolocalisés 

Le contenu culturel actuellement proposé par la presse digitale nationale est essentiellement « isotrope », c’est‑à‑dire qu’il se décline de façon identique sur tout le territoire. On pourrait intégrer l’itinérance des lecteurs en ajustant le contenu (numérique) à leur localisation. Au contenu isotrope s’ajouterait une couche géolocalisée qui permettrait la découverte des scènes locales par, et pour, ceux qui y évoluent ou les visiteurs qui veulent la découvrir. La presse nationale n’a pas obligatoirement les moyens humains et financiers de défricher un territoire, mais en s’associant ou en recrutant des producteurs de contenus locaux ou spécialisés56Pour la musique, on pense à la plateforme Irmawork, évolution des bases de données des entreprises et acteurs professionnels de la filière jusqu’ici publiées par l’Irma à travers L’Officiel de la musique. Avec la création du CNM, cette base de données, rebaptisée CNMwork, est amenée à évoluer (et à intégrer notamment la musique classique)., la presse digitale garderait son rôle de défricheur/vecteur d’informations. Elle se déclinerait territorialement avec des relais rédactionnels faisant remonter du contenu57Bousquet F. et Smyrnaios N., « L’information en ligne et son territoire : positionnement comparé entre un pure player départemental et un quotidien régional », dans J. Noyer, B. Raoul et I. Paillart (dir.), Médias et Territoire. L’espace public entre communication et imaginaire territorial, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 193-214. à l’instar des fanzines des années 1980‑1990. Cette fonction locale pourrait faire l’objet d’une option payante temporaire (activée, par exemple, lors des vacances du lecteur). Techniquement, cette option pourrait être réalisée grâce à l’interopérabilité de bases de données (nationales/locales) qui permettent d’ajuster géographiquement le contenu proposé au lecteur ou le développement d’un système d’information géographique participatif dédié aux musiques populaires (sur le modèle open source OpenStreetMap – concurrent libre de Google Maps – où une couche dédiée pourrait être créée)58Ces deux possibilités reposent sur deux stratégies opposées : une gestion top-down, via les bases de données institutionnelles, ou une version bottom-up, via une plateforme libre participative (à l’image de Wikipédia)..

La personnification de la critique et l’innovation par les « amateurs‑professionnels » 

Avec la concurrence et l’apprentissage du dispositif, les influenceurs musicaux (YouTube) se spécialisent dans des styles musicaux de plus en plus pointus et développent des prismes éditoriaux imprégnés de culture web (gimmicks, mèmes). Ainsi, le youtubeur américain Antony Fantano agrège près de 4 millions d’abonnés sur ses deux chaînes, The Needle Drop59Qui est aussi un site de critiques musicales en apparence « classique » : www.theneedledrop.com. et une chaîne éponyme – et cumule plus de 1,1 milliard de vues depuis 2009). L’une des particularités de ces chaînes est de ne pas diffuser de musique, mais de parler de musique : écrire différemment sur la musique est la clé du succès d’Antony Fantano ; son écriture, subjective, repose sur les émotions ressenties et non sur des démonstrations où la surenchère d’expertise domine. Il démontre donc que la critique musicale intéresse toujours et traverse les générations, mais il est aussi l’exemple que les innovations individuelles n’ont plus nécessairement besoin de soutiens structuraux importants, le web 2.0 permettant potentiellement à n’importe quel amateur de se faire une place si le talent et l’originalité sont présents dans le projet. Il sera important également pour la presse musicale de 2030 de retravailler le back catalogue avec innovation. Par exemple, les jumeaux Williams (chaîne YouTube : TwinsthenewTrend60Chaîne YouTube de TwinsthenewTrend.) redécouvrent et réécrivent une histoire de la musique avec un créneau éditorial fort et original (« First time hearing »). L’influenceur, amateur au départ, est désormais l’équivalent du fanzineur, à ceci près que les possibilités de monétisation des contenus numériques permettent rapidement de « professionnaliser » l’activité de l’amateur ayant introduit une innovation rédactionnelle appréciée. La presse digitale se doit d’assurer une veille sur ces innovations des « pro‑ams61Leadbeater C. et Miller P., The Pro-Am Revolution. How enthusiasts are changing our society and economy, Londres, Demos, 2004, en ligne. » et de mesurer l’opportunité d’intégrer certains de ces producteurs dans leur réservoir de contenus.

Conclusion

Si l’on se projette en 2030, la presse magazine musicale aura fortement évolué avec une affirmation du secteur digital. La presse papier aura perdu en volumes de ventes, mais elle aura trouvé refuge dans des niches à haute valeur ajoutée, poursuivant la tendance entamée par l’apparition des mooks, ou en développant une marque média associée à des personnalités notoires. Elle maintient son format papier à travers une stratégie d’essaimage (split‑mags, distribution en salles de concert) et avec un renouvellement de son traitement de l’information et des lecteurs. La presse musicale affirme sa valeur à travers son expertise critique qu’elle valorise en dehors de ses vecteurs traditionnels, s’appuyant sur sa forme digitale : elle éditorialise les contenus de partenaires diffuseurs (plateformes de streaming), elle produit des contenus exclusifs qui renforcent sa marque et attirent des lecteurs (le succès éventuel des métavers pouvant offrir un nouvel espace de diffusion hors presse). Le développement du titre peut passer par une adaptation géolocalisée à l’itinérance des lecteurs induisant une demande d’informations locales. Cet axe stratégique repose sur le développement de relais locaux qui peuvent se situer soit dans le secteur institutionnel soit dans la sphère amateur. Cette dernière peut, notamment par la filière « pro‑ams » dont le poids économique croissant62Flichy P., Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Paris, Seuil, 2017. s’appuie sur le web 2.0, être une source d’innovation majeure et requiert a minima une veille. Ces éléments n’empêcheront pas le maintien d’une multitude de fanzines papier à faible diffusion (disponibles chez les disquaires, disquaires ou lieux de diffusion spécialisés) qui, bien que peu significatifs économiquement, sont lancés par leurs auteurs comme des « bouteilles à la mer »63Zaytseva A., « Les objets qui conduisent à l’action : transformation des fanzines punk do-it-yourself dans les années 2000-2010 en Russie », Volume !, vol. 15, no 1, 2018, p. 45-70. et sont porteurs de visions à la fois subjectives et communautaires essentielles à la compréhension de la production et de la réception musicale d’une époque et culturellement significatifs.

  • 1
    Ce texte est une synthèse prospective sur la presse magazine musicale élaborée sur proposition du CNMlab. Il n’est pas le résultat d’une étude spécifique, mais intègre des éléments de nos recherches sur le sujet, ainsi que des éléments bibliographiques et pose les bases de potentiels travaux futurs. Nous remercions le CNM, en particulier Margaux Demeersseman et Mathias Milliard pour les échanges.
  • 2
    Guibert G., « La presse magazine musicale : production d’un univers cultural », dans Claire Blandin (dir.), Manuel d’analyse de la presse magazine, Paris, Armand Colin, 2018, p. 229-243.
  • 3
    Osterwalder A. et Pigneur Y., Business Model nouvelle génération, Paris, Pearson France, 2003.
  • 4
    L’impact réel d’un magazine est évalué par le nombre de lecteurs, supérieur au nombre d’acheteurs, chaque exemplaire pouvant être lu par plusieurs personnes (il suffit de penser aux magazines mis à disposition du public dans les salons de coiffure ou les salles d’attente des cabinets médicaux). Ces éléments expliquent l’apparition d’instances de certification du nombre d’exemplaires vendus, tout comme le calcul d’indicateurs du nombre de lecteurs potentiels (supérieurs au nombre d’acheteurs) pour négocier la valeur des espaces publicitaires.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Charon J.-M., La presse magazine, Paris, La Découverte, 2008.
  • 7
    Guibert G., La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France, Paris, Irma-Mélanie Seteun, 2006.
  • 8
    On peut citer Down Beat (États-Unis), Swing Music (Grande-Bretagne), Ballrooms and Bands (Grande-Bretagne), Rytmi (Finlande), De Jazz Wereld (Hollande), H.O.T. (Danemark) dans « Les revues en 1935 », Jazz Hot, no 314 « spécial 1935-1975 », mars 1975, p. 12-13.
  • 9
    Déclaration de Filipacchi & Filipacchi Média qui édite Salut les copains, puis Mademoiselle âge tendre. Le monde du jazz à un effet sur l’explosion de cette presse spécialisée, car Filipacchi avait commencé par la revue Jazz Magazine en 1954. Et c’est l’équipe de Jazz Hot, rue Chaptal, qui lancera Rock & Folk d’abord comme un hors-série en 1966 (via Philippe Koechlin).
  • 10
    Guibert G. et Sagot Duvauroux D., Musiques actuelles. Ça part en live. Analyse économique d’une filière culturelle, Paris, DEPS-Irma, 2013.
  • 11
    Latour B., « De la presse des idoles au monopole. Remarques sur l’histoire du groupe de presse Filipacchi », Société française, no 7, mai 1983, p. 50-62.
  • 12
    Guibert G., « La presse magazine musicale », art. cité.
  • 13
    Vieau G., Une histoire de la presse rock en France, Marseille, Le Mot et le reste, 2021.
  • 14
    Certains d’entre eux deviendront d’ailleurs des magazines professionnels en kiosque (comme Les Inrockuptibles qui débute en 1986, voir Servat V., « Once upon a time Les Inrockuptibles, a French zine like no other », Zines, no 1, Strandflat, 2020, p. 59-64. Voir également : Étienne S., « “First & Last & Always” : les valeurs de l’éphémère dans la presse musicale alternative », Volume !, vol. 2, no 1, 2003 ; et du même auteur, Bricolage radical. Génie et banalité des fanzines do-it-yourself, t. 1, Paris, Strandflat-Les Presses du réel, 2016.
  • 15
    Anderson C., « The Long Tail », Wired, 18 janvier 2004.
  • 16
    Qui vise à lutter contre le tabagisme et l’alcoolisme.
  • 17
    Guibert G., Rebillard F. et Rochelandet F., Média, culture et numérique, Paris, Armand Colin, 2016.
  • 18
    Guibert G., « Régie publicitaire et projet éditorial. La première décennie du magazine musical Magic RPM (Revue pop moderne), 1995-2005 », communication au colloque « Marques, publicités et création audiovisuelle », Paris, Maison de la recherche/université Paris 3 Sorbonne Nouvelle-Labex ICCA/université Paris 13, 9 février 2018.
  • 19
    Guibert G. et Sagot Duvauroux D., Musiques actuelles, op. cit.
  • 20
    Plus tard, dans les années 2010, concernant les musiques enregistrées, la réapparition significative du vinyle puis l’essor du streaming amèneront ces modes de diffusion de la musique à s’affirmer au sein des pages de publicité des magazines.
  • 21
    Debaussart E., « Pavane pour la presse morte », Rock & Folk, hors-série 30 ans, 1996.
  • 22
    Taveaux K., « Réseaux de bibliothèques de gare et du métropolitain, et messagerie Hachette dans l’aire parisienne, 1870-1914 », dans C. Delporte (dir.), Médias et villes, XVIIIe-XXe siècles, Tours, Publications de l’université François Rabelais, 1999, p. 73-86.
  • 23
    Lorelle Y., La presse, Paris, Alphabétiques RETZ, 1992, p. 111.
  • 24
    C’est par exemple la stratégie d’Audimat, né en 2014, qui se présente comme un semestriel sous forme de livre de poche présentant de longs essais sans illustrations et uniquement disponible en librairie
  • 25
    La campagne participative lancée fin 2021 sur KissKissBankBank par Magic RPM pour une nouvelle formule hebdomadaire réduite à 16 pages a engrangé 560 abonnés annuels pour le format papier et 411 abonnés annuels numériques. La version trimestrielle (mook) a séduit 405 abonnés. Source : www.kisskissbankbank.com/fr/projects/abonnez-vous-a-magic-hebdo-pop-moderne-trimestriel/tabs/description.
  • 26
    En 2019, les termes « CD » et « vinyles » totalisaient 75 000 recherches mensuelles en France, deuxième catégorie de produits culturels après les jeux vidéo, devant la catégorie « livres » (71 000).
  • 27
    Guibert G., « Magic RPM (Revue pop moderne). Du print au web. Éléments d’enquêtes sur un travail journalistique (2004-2017) », communication au colloque « La critique culturelle sur le web : espaces, discours, valeurs », université de Caen-université de Rouen, 24-25 juin 2021.
  • 28
    Haenfler R., « The Entrepreneurial (Straight) Edge : How Participation in DIY Music Cultures Translates to Work and Careers », Cultural Sociology, vol. 12, no 2, 2018, p. 174-192.
  • 29
    Dakhlia J., « Propriétés et fonctions de la presse magazine », dans C. Blandin (dir.), Manuel d’analyse de la presse magazine, Paris, Armand Colin, 2016, p. 51-65.
  • 30
  • 31
    En répondant en chantant à une question de la présentatrice du 20 h de TF1, le 9 janvier 2022, Stromae a proposé un format inédit de promotion de son nouvel album Multitude. Fusionnant journalisme et promotion, le format promotionnel a suscité des réactions vives et variées, partagées entre le coup de génie marketing et le coup de canif déontologique.
  • 32
  • 33
    CNM, État des lieux de la presse musicale en France. Propositions de cadrage, Paris, CNM, juin 2021.
  • 34
    Lombardo P. et Wolff L., « Cinquante ans de pratiques culturelles en France », Cultures Études, DEPS, 2020.
  • 35
    Le début des années 2000 est aussi un moment où l’on essaie de pousser radicalement le modèle biface, à la fois en se limitant aux recettes publicitaires qui financent intégralement (journaux gratuits, à l’instar de Metal Obs’), et, à l’opposé, aux publications sans publicité financées intégralement par le prix de vente (comme Audimat).
  • 36
    D’où provenait le slogan explicite « nous sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar […] » (une du 8 février 2014). Ledoux B., « Vers une restructuration “très conséquente” à Libération », Libération, 6 mars 2014.
  • 37
    À l’inverse, on trouve d’autres médias qui développent des magazines papier, comme Radio Metal qui propose un magazine gratuit mensuel disponible en Fnac, ou encore le webzine américain Pitchfork qui a publié quelques numéros d’un magazine mook à dos carré collé (The Pitchfork Review, entre 2013 et 2015) incluant un 45 tours vinyle (premier numéro papier en 2013 après dix‑sept ans en ligne). On pense aussi en France à Gonzaï, d’abord un site Internet (2007) qui devient un magazine papier (2013), en même temps que l’entreprise édite des livres et des disques et organise des soirées. Vice Media, groupe de médias américain, édite le magazine papier gratuit Vice (un fanzine québécois à l’origine), dont une version française (distribuée dans les galeries d’art, magasins de vêtements, cafés et bars, cinémas…) existe depuis 2008. Dans un domaine plus large, on pense à France Culture Papier, un magazine papier en kiosque qui reprend des contenus radiophoniques.
  • 38
    Le modèle fonctionne aussi pour des sites Internet. Dassonville A., « Les médias à l’heure de la sous-traitance », Le Monde, 17 juillet 2021.
  • 39
    Notamment Larregue B., « Le travail des algorithmes », Zilzel, no 9, octobre 2021, p. 475-485.
  • 40
    Boltanski L. et Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • 41
    Thornton P. H., Ocasio W. et Lounsbury M., The Institutional Logics Perspective. A New Approach to Culture, Structure, and Process, Oxford, Oxford University Press, 2012.
  • 42
    Traduit de Christin A., Metrics at Work. Journalism and the Contested Meaning of Algorithms, Princeton, Princeton University Press, 2020, p. 72.
  • 43
    On trouve toujours en kiosque des magazines dédiés à Mylène Farmer, Johnny Hallyday (même après son décès) ou spécialisés dans la K-pop (pop coréenne), genre peu traité par la presse mainstream, mais qui dispose d’une fan base importante.
  • 44
    Veblen T., Théorie de la classe de loisirs [1899], Paris, Gallimard, 1970.
  • 45
    Un artzine ou fanzine d’artiste est une publication à faible tirage autoéditée par un artiste ou par des petites structures indépendantes. Sa diffusion publique se fait en galerie d’art ou lors de salons. La rareté, voire l’unicité des publications (certaines sont rehaussées à la main), autorise des tarifs de vente bien au-dessus des pratiques habituelles dans l’édition indépendante, avec une dérive spéculative chez des artistes stars (par exemple, la série des Yeezy, fanzines édités par Kanye West lui-même pour promouvoir ses collections streetwear).
  • 46
  • 47
    « Scènes de musiques actuelles », label du ministère de la Culture.
  • 48
    Magazine de rap disponible sur abonnement.
  • 49
    Jones S., Pop Music and the Press, Philadelphie, Temple University Press, 2002.
  • 50
    On peut lire à cet égard les travaux concernant la polémique « rocktimism » vs « poptimism », voir Kramer M. J., « Rocktimism ? Pop Music Writing in the Age of Rock Criticism », Journal of Popular Music Studies, vol. 24, no 4, 2012, p. 590-600, traduction à paraître dans Guibert G. et Heuguet G. (dir.), Penser les musiques populaires, Paris, La Rue musicale, 2022.
  • 51
    Bonin M., « La production de contenus audiovisuels autour du live du webzine américain Pitchfork », communication à la journée d’étude « La presse musicale, 1980-2020 », Aubervilliers, Campus Condorcet, 27 mai 2021.
  • 52
    Riom L., Faire compter la musique. Comment recomposer le live à travers le numérique (Sofar Sounds, 2017-2020), Paris, Écoles des Mines, 2021.
  • 53
    Le métavers désigne un univers parallèle, virtuel et en réalité augmentée. Il est considéré comme le prochain pivot majeur des technologies numériques après le smartphone. Permettant des interactions sociales immersives et sensibles, le métavers doit couvrir les mondes physique et virtuel, contenir une économie à part entière et offrir une interopérabilité sans précédent : les utilisateurs doivent pouvoir transporter leurs avatars et leurs biens d’un endroit à l’autre du métavers, quel que soit le propriétaire d’une partie du métavers.
  • 54
    À l’image des concerts de Travis Scott sur la plateforme de jeu Fortnite en avril 2020, suivis par 12 millions (!) de joueurs.
  • 55
  • 56
    Pour la musique, on pense à la plateforme Irmawork, évolution des bases de données des entreprises et acteurs professionnels de la filière jusqu’ici publiées par l’Irma à travers L’Officiel de la musique. Avec la création du CNM, cette base de données, rebaptisée CNMwork, est amenée à évoluer (et à intégrer notamment la musique classique).
  • 57
    Bousquet F. et Smyrnaios N., « L’information en ligne et son territoire : positionnement comparé entre un pure player départemental et un quotidien régional », dans J. Noyer, B. Raoul et I. Paillart (dir.), Médias et Territoire. L’espace public entre communication et imaginaire territorial, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 193-214.
  • 58
    Ces deux possibilités reposent sur deux stratégies opposées : une gestion top-down, via les bases de données institutionnelles, ou une version bottom-up, via une plateforme libre participative (à l’image de Wikipédia).
  • 59
    Qui est aussi un site de critiques musicales en apparence « classique » : www.theneedledrop.com.
  • 60
  • 61
    Leadbeater C. et Miller P., The Pro-Am Revolution. How enthusiasts are changing our society and economy, Londres, Demos, 2004, en ligne.
  • 62
    Flichy P., Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Paris, Seuil, 2017.
  • 63
    Zaytseva A., « Les objets qui conduisent à l’action : transformation des fanzines punk do-it-yourself dans les années 2000-2010 en Russie », Volume !, vol. 15, no 1, 2018, p. 45-70.
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