Réduire les inégalités genrées dans la musique
Faut‑il repenser les pratiques de programmation ?
Introduction
Les champs culturels ont récemment été bouleversés par des mobilisations contre les violences sexuelles et sexistes, dont le phénomène #MeToo, initialement issu du cinéma, a été l’un des précurseurs1Cet article est une version modifiée d’un article de recherche, dont la lecture est recommandée aux personnes souhaitant une version plus approfondie de l’enquête et des mécanismes en jeu : Picaud M., « Quand le genre entre en scène. Configurations professionnelles de la programmation musicale et inégalités des artistes dans deux capitales européennes », Sociétés contemporaines, vol. 119, no 3, 2020, p. 143‑168. Ce dernier s’ancre néanmoins dans des mouvements plus transversaux dénonçant les inégalités genrées dans les mondes artistiques, avec des campagnes telles que celles du Mouvement HF en France. Le constat de ces inégalités n’est pas nouveau2Prat R., « Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation », rapport d’étape, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2006.. Néanmoins, la création d’un observatoire des inégalités femmes‑hommes3Picard T., « Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication », Paris, Ministère de la Culture et de la Communication-DEPS, 2016., tout comme la mise en place de formations destinées à lutter contre les violences, auxquelles peuvent être conditionnées les aides publiques4Voir, par exemple, le protocole mis en place par le Centre national de la musique : « Le CNM lance sa feuille de route en faveur de l’égalité femmes-hommes », CNM.fr, décembre 2021, en ligne., ou l’organisation d’événements culturels par des organisations privées promouvant la programmation de femmes, et parfois plus largement de minorités sexuelles et de genre, montre que ces mobilisations conduisent à une évolution des pratiques. Toutefois, la reconnaissance des inégalités genrées est tardive, et elles demeurent difficiles à chiffrer, en particulier dans le domaine de la musique vivante, étant donné la diversité des lieux, des personnes, des formes musicales et des statuts d’emploi concernés par ce secteur.
La faible part d’artistes femmes programmées sur les scènes par rapport à celle des hommes renvoie à différents phénomènes5Gouyon M., Patureau F. et Volat G., « La lente féminisation des professions culturelles », Culture études, no 2, 2016, p. 1‑20.. Le genre peut être défini par un système de division et de hiérarchisation entre le masculin et le féminin6Scott J., « Genre. Une catégorie utile d’analyse historique », trad. par É. Varikas, Les Cahiers du GRIF, vol. 37, no 1, 1988, p. 125‑153 ; West C. et Zimmerman D. H., « Doing gender », Gender and Society, vol. 1, no 2, 1987, p. 125‑151.. Sa prégnance dans les hiérarchies artistiques7Naudier D. et Rollet B. (dir.), Genre et légitimité culturelle. Quelle reconnaissance pour les femmes ?, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Sofio S., Yavuz P. E. et Molinier P., « Les arts au prisme du genre : la valeur en question », Cahiers du genre, vol. 43, no 2, 2007, p. 5‑16.peut s’expliquer par la persistance de représentations stéréotypées qui affectent l’évaluation du « talent8Buscatto M. et Leontsini M., « Éditorial », Sociologie de l’art, vol. 17, no 2, 2011, p. 7‑13 ; Trasforini M. A., « Du génie au talent : quel genre pour l’artiste ? », Cahiers du genre, vol. 43, no 2, 2007, p. 113-131.». Les enquêtes sur la féminisation de professions « masculines » ont également souligné l’importance des voies d’accès à ces métiers, à travers la création de formations ou de diplômes spécialisés9Lapeyre N., Les professions face aux enjeux de la féminisation, Paris, Octarès, 2006., puisque la cooptation et le capital social favorisent au contraire l’accès des hommes10Buscatto M., « La féminisation du travail artistique à l’aune des réseaux sociaux », Sociologie de l’art, vol. 23‑24, no 2, 2014, p. 129‑152.. L’étude de genres musicaux aussi divers que le jazz11 Buscatto M., Femmes du jazz. Musicalités, féminités, marginalisations, Paris, CNRS Éditions, 2007.ou le rap12Aterianus‑Owanga A., « “Tu t’en es pris à la mauvaise go !” Transgresser les normes de genre sur les scènes rap du Gabon », Ethnologie française, vol. 161, no 1, 2016, p. 45‑58.montre ainsi comment ces réseaux favorisent les hommes.
Je propose ici d’examiner deux points. D’abord, on dressera un court panorama des inégalités genrées dans le domaine musical. Ensuite, on interrogera le rôle de la programmation dans l’inégal accès à la scène dans la musique dite « vivante ». Il s’agit donc de réfléchir aux processus en amont de la présence sur scène, afin de pointer les marges de manœuvre qui existent pour réduire ces inégalités à l’avenir en travaillant sur les pratiques de programmation. Je m’appuie sur une enquête réalisée entre 2012 et 2017 à Paris et Berlin, dans les salles de spectacle, ainsi qu’auprès de leurs programmateurs et programmatrices et des responsables de politiques culturelles locales et nationales13Picaud M., Mettre la ville en musique (Paris-Berlin), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2021.. Les matériaux empiriques croisaient observations d’événements, entretiens et analyses statistiques.
Un accès inégal à la scène musicale
Contrairement aux meilleures ventes ou aux albums les plus écoutés14Lafrance M., Scheibling C., Burns L. et Durr J., « Race, gender, and the Billboard Top 40 charts between 1997 and 2007 », Popular Music and Society, vol. 41, no 5, 2018, p. 522‑538., il est difficile de quantifier les inégalités genrées d’accès à la scène musicale, puisqu’il n’existe pas de recension exhaustive des concerts dans une même ville. Dans un contexte de multiplication des données concernant les pratiques de consommation, tout comme des indicateurs de performance pour l’évaluation des politiques publiques, le peu de statistiques publiques dans ces domaines peut étonner. Au‑delà des difficultés à réunir ces données, elles témoignent aussi des résistances, particulièrement en France, à objectiver des inégalités, qu’elles soient genrées ou ethnoraciales. En effet, l’objectivation des inégalités contrevient aux représentations sur le « talent », tout comme à la tradition égalitariste et universaliste nationale. Les controverses sur la « parité » dans le champ politique témoignent de la transversalité de ces résistances15Bereni L., La bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris, Economica, 2015.. Malgré ces difficultés, la période récente a vu croître les efforts de diverses organisations, publiques et privées, pour produire et publiciser des chiffres, qui attestent de la faible représentation des femmes dans le secteur musical16Farchy J., « Visibilité des femmes dans les festivals de musique », Paris, École des médias et du numérique de la Sorbonne-Centre national de la musique, 2020, en ligne ; SACD, « Où sont les femmes ? Toujours pas là ! Bilan 2012-2017 », Paris, 2016 ; The Trouble Makers, « Facts 2020 », Female:pressure, 2020.. On peut estimer qu’à l’avenir, l’accès à de tels chiffres sera ainsi facilité.
En effet, en musique, en comparaison avec d’autres formes de spectacle vivant, comme la danse ou le théâtre, l’effet du genre sur les trajectoires des artistes est particulièrement fort et discrimine les femmes17Coulangeon P., Ravet H. et Roharik I., « Gender differentiated effect of time in performing arts professions. Musicians, actors and dancers in contemporary France », Poetics, vol. 33, no 5, 2005, p. 369‑387., qui peinent à se maintenir dans le marché du travail musical18Perrenoud M. et Bataille P., « Vies musiciennes. Portrait des musiciens ordinaires en Suisse romande », dans L. Riom et M. Perrenoud, La musique en Suisse sous le regard des sciences sociales, Genève, Université de Genève-Sociograph, 2018, p. 101‑126.. Celles‑ci font face à un double phénomène de ségrégation. D’abord, horizontale, comme dans les musiques classiques ou le jazz19Buscatto M., Femmes du jazz, op. cit., où les femmes sont souvent cantonnées au chant ou à certaines familles d’instruments20Ravet H., Musiciennes. Enquête sur les femmes et la musique, Paris, Autrement, 2011.. Or, ces différenciations recoupent aussi des hiérarchies artistiques, qui sont imprégnées des principes de vision et de division genrés : de fait, les domaines occupés par les hommes sont généralement dotés d’une légitimité culturelle plus importante, à l’image de la musique instrumentale dans le jazz. On retrouve cela dans les hiérarchies entre genres musicaux, par exemple entre le rock et la pop, entre le rap et le RnB21Hawkins S., Queerness in Pop Music. Aesthetics, Gender Norms, and Temporality, Abingdon, Routledge, 2016 ; Negus K., Music Genres and Corporate Cultures, Londres-New York, Routledge, 1999., qui renvoient aussi à des hiérarchies entre « masculin » et « féminin ». Ces distinctions s’ajoutent à des divisions racialisées, le RnB ou le rap ayant été inscrits dans la filiation des départements de « race music » de l’industrie états‑unienne de la musique enregistrée du début du xxe siècle. La ségrégation est également verticale, puisque ces hiérarchies se traduisent dans l’organisation de l’emploi musical22Pégourdie A., « L’“instrumentalisation” des carrières musicales. Division sociale du travail, inégalités d’accès à l’emploi et renversement de la hiérarchie musicale dans les conservatoires de musique », Sociologie, vol. 6, no 4, 2015, p. 321‑338., les femmes accédant moins souvent aux postes les plus prestigieux, tels que ceux de solistes ou de chefs et cheffes d’orchestre23Ravet H., L’orchestre au travail. Interactions, négociations, coopérations, Paris, Vrin, 2015.. En France, les femmes représentent 1 % des compositeurs et compositrices, 4 % des chefs et cheffes d’orchestre et 23 % des instrumentistes entre 2013 et 201724SACD, « Où sont les femmes ? », art. cité..
La part des femmes est plus élevée dans les musiques dites savantes que dans celles dites actuelles ou populaires. L’existence de formations dédiées dans les musiques classiques, qui formalisent l’apprentissage, semble y soutenir leur présence, même si elles demeurent assignées aux positions moins prestigieuses. Dans les musiques populaires, la part d’artistes femmes varie en fonction des représentations masculines ou féminines associées aux genres musicaux et augmente dans les styles chantés. Les inégalités genrées sont plus marquées chez les instrumentistes dans les musiques populaires, avec 8 % de femmes dans les musiques actuelles contre 39 % dans les musiques classiques en 2001, alors que la part des chanteuses est similaire, avec respectivement 55 % et 58 % de femmes25Ces enquêtes reviennent sur les musiciennes et musiciens en exercice mais ne disent rien de leur fréquence de programmation sur scène et donc de la féminisation des programmations. Ravet H., Musiciennes, op. cit., p. 283.. Les rares comptages dans les domaines des musiques électroniques témoignent aussi de ces inégalités. Ainsi, entre 2012 et 2017, le groupe militant Female:pressure dénombrait 14 % de femmes en moyenne dans les festivals de musiques électroniques (10,4 % en France)26L’étude porte sur 182 festivals (dont près des trois quarts en Europe), avec 322 éditions, entre 2012 et le 30 juin 2017. Voir « Facts 2017 – Results », Female:pressure, consulté le 8 juillet 2018. Voir aussi : « Female artists representation within the electronic music industry – a preliminary study by L’Appel du 8 mars », Female:pressure, consulté le 8 mars 2020..
La programmation, au cœur des inégalités genrées d’accès à la scène
Les inégalités genrées d’accès à la scène sont donc avérées. Leurs causes sont multifactorielles et ne peuvent être renvoyées à une soi‑disant absence de femmes artistes ou de « talent » chez celles‑ci. Comme pour l’accès des femmes à la haute fonction publique, l’explication de ces inégalités « s’est déplacée des femmes et de leur supposée moindre ambition, liée à leur socialisation familiale et aux contraintes de leur “double vie” – interprétation résumée sous le vocable de “l’autocensure” –, vers les avantages procurés aux hommes à toutes les étapes de leur vie27Marry C. et al., « Le genre des administrations. La fabrication des inégalités de carrière entre hommes et femmes dans la haute fonction publique », Revue française d’administration publique, no 153, 2015, p. 45‑68, en particulier p. 47. ». La division genrée du travail, qui fait reposer le travail domestique et d’éducation des enfants principalement sur les femmes, tout comme la différenciation genrée des pratiques culturelles, ne serait‑ce qu’en amateur28Albenga V., Hatzipetrou-Andronikou R., Marry C. et Roharik I., « Pratiques musicales des amateurs à l’âge adulte : emprise ou déprise du genre ? », dans S. Octobre (dir.), Questions de genre, questions de culture, Paris, Ministère de la Culture-DEPS, 2014, p. 101‑124., sont également des facteurs de ces inégalités. Ces dernières sont liées aux organisations dans lesquelles évoluent les artistes, leurs pratiques et leurs modes de fonctionnement produisant des hiérarchies et des inégalités de genre, mais aussi ethnoraciales. Pour les étudier, un maillon central apparaît souvent délaissé, alors même qu’il est déterminant dans l’accès des artistes à la scène : les intermédiaires culturels29Lizé W., Naudier D. et Roueff O., Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l’art et du commerce, Paris, La Documentation française, 2011., ces professionnelles et professionnels qui orchestrent la rencontre entre publics et artistes. Dans le monde musical, les programmateurs et programmatrices qui sélectionnent les artistes se produisant sur scène s’avèrent être des agents essentiels pour comprendre ces inégalités.
Deux éléments, que cette analyse choisit de distinguer bien qu’ils se superposent régulièrement dans les faits, sont centraux dans l’étude des inégalités. D’abord, la façon dont les intermédiaires (re)produisent des stéréotypes et normes de genre30Hammou K., « Prises et “décrochages” de genre : la réception critique de Diam’s et Booba dans les années 2000 », dans M. Buscatto, M. Leontsini et D. Naudier (dir.), Du genre dans la critique d’art, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2017, p. 95‑108 ; Octobre S. et Patureau F., Normes de genre dans les institutions culturelles, Paris, Presses de Sciences Po, 2018 ; Provansal M., « Carrières des plasticiennes sous contrainte des normes de genre des intermédiaires », dans S. Octobre et F. Patureau (dir.), Normes de genre dans les institutions culturelles, op. cit., p. 61‑74. et de « race »31Guillard S. et Sonnette M., « De la position à la posture. Assignations et revendications genrées du monde du rap en France », dans S. Octobre et F. Patureau (dir.), Sexe et genre des mondes culturels, Lyon, ENS Éditions, 2020, p. 43‑54., qui cadrent l’appréciation, et donc l’inégale valorisation, des artistes. L’hétérosexisme se traduit en effet par la marginalisation d’un ensemble d’expressions dévalorisées par rapport aux productions du groupe majoritaire, dans lesquelles se retrouvent plus souvent des femmes et minorités de genre et de sexualité. La lutte contre les inégalités interroge alors aussi les hiérarchies esthétiques dominantes et ne se limite pas à l’injonction faite aux groupes minorisés de rentrer dans les normes existantes. Ensuite, pour comprendre ces inégalités, il faut examiner les pratiques de travail des intermédiaires culturels, dont certaines favorisent la permanence de la domination des hommes sur les scènes. C’est sur ce point que nous revenons, à partir des pratiques de programmation différenciées des salles de concert non classiques à Paris et Berlin, les femmes semblant un peu plus présentes sur les scènes berlinoises dans certaines esthétiques, comme les musiques électroniques (où elles demeurent malgré tout minoritaires).
Paris et Berlin, deux scènes musicales différenciées
Les contextes historiques et urbains des deux scènes musicales ont abouti à un fonctionnement relativement distinct de la programmation dans les salles parisiennes et berlinoises. Schématiquement, on peut opposer une scène musicale parisienne très professionnalisée à une scène berlinoise qui l’est bien moins, avec un nombre plus important de salles où les effectifs ne sont pas rémunérés, à l’instar, parfois, des artistes eux‑mêmes. Autre trait marquant : dans les salles parisiennes présentant des esthétiques diverses (rock, pop, chanson, musiques électroniques, etc.) et qui sont relativement centrales et reconnues, les programmateurs et programmatrices se connaissent tous et toutes bien, voire ont travaillé dans plusieurs salles successivement. À Berlin, les réseaux sont moins denses entre différentes salles, et ce, y compris parmi les plus centrales ; on constate moins de « cliques32Ce terme, issu de la sociologie qui analyse les réseaux, renvoie traditionnellement à un groupe d’individus tous liés, qui se connaissent tous. ». Ces caractéristiques de l’activité musicale vont avoir des effets sur les pratiques de travail des programmateurs et programmatrices. Deux éléments importants se distinguent, qui influent ensuite sur les pratiques de programmation : la diversité parmi les intermédiaires culturels et leurs pratiques ; la proximité entre scènes musicales et militantes.
Programmer en collectif pour diversifier les réseaux de sélection
À Berlin, un certain nombre de lieux sont programmés par des collectifs, composés de quelques personnes à plus d’une dizaine. Ces collectifs sont issus à la fois de traditions militantes d’extrême gauche, liées notamment à l’histoire de la ville. Dans certains cas, ils peuvent permettre aux membres de cumuler l’activité de programmation, bénévole, avec un emploi rémunéré, parfois en dehors du secteur culturel. Le marché immobilier, plus accessible qu’à Paris, facilite ces situations en garantissant des coûts de gestion réduits en ce qui concerne les salles de musique. Dans d’autres cas, cela peut être des collectifs militants, certains rémunérant par exemple à parts égales l’ensemble des individus employés dans la salle (billetterie, programmation, bar, etc.). À Paris, les salles programmées par des collectifs sont très peu nombreuses, bien que de multiples collectifs se soient formés ces dernières années, notamment dans les musiques électroniques. Toutefois, ils organisent le plus souvent des événements itinérants, sans être rattachés à des lieux fixes.
Or, la programmation par des collectifs a des effets importants sur la diversité des sélections. En effet, les collectifs rassemblent plus souvent des individus aux parcours hétéroclites (en termes de nationalité, de formation, etc.), œuvrant dans des esthétiques musicales et pour des publics divers. A contrario, la concurrence qu’implique l’existence d’un seul poste de programmation tend à restreindre les profils et à produire une normalisation des parcours, comme on le constate à Paris où les trajectoires des programmateurs et programmatrices se ressemblent, par exemple au niveau de la formation et du mode d’accès au métier. Cela contribue aussi à une focalisation autour de certaines esthétiques musicales plus dominantes que d’autres.
La diversité des trajectoires se traduit généralement par une plus forte diversité des réseaux sur lesquels les intermédiaires se fondent pour sélectionner les artistes. De surcroît, il n’est pas rare à Berlin que les programmateurs et programmatrices des salles moyennes s’appuient sur les demandes directes des artistes auprès des salles, alors que cela est perçu par leurs collègues parisiens et parisiennes comme un indicateur de non‑professionnalisation des artistes. La préférence est ainsi donnée aux artistes recommandés par les « bons » intermédiaires – managers, manageuses, tourneurs, tourneuses, etc. – déjà connus des programmateurs et programmatrices. Ces réseaux et modes de sélection diversifiés à Berlin abaissent les barrières à l’entrée pour les artistes moins notoires, plus marginalisés, et donc pour les artistes femmes et les minorités de genre. À Paris, ces artistes peinent à intégrer les réseaux des cliques d’intermédiaires prévalents, aux yeux desquels ils demeurent « invisibles », alors qu’il suffit parfois de « soulever le tapis » pour les voir (c’est‑à‑dire de regarder ailleurs que d’habitude), comme le montre cet extrait d’entretien :
Quand on a commencé à travailler […], le propos c’était de dire « mais y a aucune femme sur les scènes de musiques rock en fait ». C’est une musique qui est très machiste, très codée, et à ce moment‑là, il y avait encore assez peu de femmes qui se mettaient en avant, au niveau scénique en tout cas. Les PJ Harvey, les Cat Power, c’était très naissant. Et en fait, c’est en soulevant un peu le tapis, qu’on s’est rendu compte qu’il fallait juste faire sortir du lot plein de jeunes filles, ou de moins jeunes d’ailleurs, qui ont de vraies carrières musicales, qui n’étaient juste pas mises en avant.
Programmateur d’une salle de taille moyenne présentant des esthétiques diverses33Entretien réalisé à Paris le 29 octobre 2015.
Les critères professionnels de la sélection : qu’est‑ce qu’un critère « artistique » ?
La seconde différence déterminante est que la plus faible professionnalisation de la programmation à Berlin a conduit à une interpénétration plus forte entre les scènes musicales et militantes, notamment féministes et LGBTQI+. Cela ne signifie pas qu’à Paris ces milieux soient totalement distincts, puisqu’il existe des événements dédiés qui se sont fortement développés ces dernières années. Néanmoins, la proximité est plus forte à Berlin, où certains lieux sont financés par des associations militantes et retraduisent ces principes politiques dans leur fonctionnement, y compris dans des lieux relativement centraux et renommés. Certains clubs, par exemple, prêtent une attention particulière au nombre de femmes et de personnes LGBTQI+ dans leur programmation, tout comme au sein de leurs équipes artistiques, techniques et de sécurité. C’est le cas du club reconnu de musiques électroniques About Blank (écrit « ://about blank »). Dès le départ, ces critères sont intégrés au fonctionnement et cela contribue aussi à les légitimer auprès d’autres salles.
À l’inverse, à Paris, il est fréquent de rencontrer des intermédiaires culturels pour lesquels ces critères sont perçus comme illégitimes, car « extra‑ artistiques », c’est‑à‑dire non professionnels. Néanmoins, ce jugement méconnaît et nie la construction sociale (et donc genrée, mais aussi ethnoraciale) des hiérarchies artistiques, tout en assimilant souvent la programmation de groupes minorisés à une dévaluation des choix artistiques. L’attention portée aux propriétés sociales des artistes dans la programmation est un critère qui est légitimé à Berlin par des représentantes et représentants des politiques culturelles, qui insistent par ailleurs sur la parité relative des programmations dans la sélection des projets financés : « J’ai dit au jury [qui sélectionne les artistes en résidence], “la qualité de la musique et l’artiste, c’est le point le plus important ; deuxièmement, choisissez 50 % d’hommes et de femmes” et ils l’ont fait et c’est vraiment super34Responsable dans une organisation publique locale de soutien aux musiques populaires, entretien réalisé à Berlin le 15 novembre 2013.. »
Conclusion
Les inégalités d’accès à la scène musicale pour les personnes minorisées ne peuvent être comprises uniquement à l’aune des contraintes différenciées qui pèsent sur les artistes. Le rôle des hiérarchies artistiques, des politiques culturelles et des intermédiaires culturels dans leur production doit faire l’objet d’une attention renouvelée. La lutte contre ces inégalités passe d’abord par leur visibilisation et leur reconnaissance. Elle se traduit aussi par la compréhension des « biais de genre » qui se nichent dans les représentations et les pratiques des professionnelles et professionnels de la musique. Les différences entre Paris et Berlin montrent que les pratiques de sélection rendent partiellement compte de ces inégalités. Néanmoins, la remise en question des inégalités, genrées ou autres, ne peut faire l’économie d’une réflexion plus aboutie sur les structures professionnelles, les trajectoires et les hiérarchies propres à ces métiers, qui sont également au fondement des hiérarchies artistiques portées par les intermédiaires culturels. C’est ce que révèle le débat sur les « bons » critères de sélection des artistes.
Il est heureux de constater une prise en compte croissante, en France, de la question des inégalités entre femmes et hommes dans les secteurs culturels, et ce y compris dans les politiques culturelles. À ce titre, lutter contre les violences sexuelles et sexistes est primordial, mais l’on peut aller plus loin que la mise en place de formations préventives, en élaborant collectivement des protocoles adaptés aux situations où des violences sont soupçonnées et/ou avérées. De même, il faut qu’à l’avenir, les champs culturels se saisissent plus frontalement d’autres inégalités, qui ont leurs spécificités : celles qui touchent les personnes racisées, sans oublier les personnes en situation de handicap. Comme pour les inégalités genrées, celles‑ci demandent à leur tour que les hiérarchies artistiques et leurs impensés sociaux soient interrogés, afin qu’à l’avenir, la musique puisse chanter de toutes ses voix.
C’est à tous les niveaux que ces questions doivent être examinées : avant la scène, dans les loisirs des enfants et des adolescents, ainsi que dans l’enseignement musical ; dans la sélection pour la scène et le subventionnement des différentes scènes ; puis dans l’évaluation critique, l’exposition et la diffusion des artistes auprès des différents publics. Pour les professionnelles et professionnels de la musique, cela signifie repenser la façon dont elles et ils travaillent, mais aussi renoncer – et c’est peut‑être plus difficile – à réfléchir selon des recettes qui « fonctionneraient » à tous les coups, à reproduire ce qui a déjà été fait par le passé ou ce que le public « souhaiterait ». Il y a un risque à prendre si l’on souhaite faire émerger des artistes auxquelles on s’attend moins : les modes et les tendances, les « goûts » des publics, tout cela évolue avec le temps, selon les choix qui sont faits par celles et ceux qui produisent les artistes.
Du côté des artistes, la lutte contre ces inégalités passera également par des dynamiques plus collectives, qui ne sont pas toujours évidentes dans un secteur marqué par une concurrence forte, induisant d’importantes disparités économiques. Ce combat ne peut pas être seulement porté par une petite minorité qui s’expose ensuite à des risques pour sa carrière. Que des personnes visibles et audibles prennent position en ce sens est donc essentiel. Pour cela, peut‑être faut‑il sortir de la tentation de la « singularité » des artistes, tout en sachant que certaines et certains parmi eux ont tout à perdre à cela. Finalement, du côté des publics, cela suppose une prise de conscience de ces enjeux, qui ne se réduise pas à des polémiques. La façon dont on évalue les artistes et dont on en parle, à qui l’on accorde la légitimité de conseiller la « bonne » musique, pourquoi l’on considère certains genres musicaux ou morceaux un peu « nuls », « mainstream » ou au contraire « mythiques », c’est tout cela qui peut être remis en question.
Les politiques culturelles, dont le rôle est central dans les hiérarchies culturelles, pourraient ainsi soutenir ces transformations. D’abord, en examinant de plus près les trajectoires et les lieux de formation non seulement des artistes, mais aussi des professionnelles ou professionnels du secteur musical. Il existe une véritable marge d’amélioration pour favoriser une plus grande diversité des trajectoires et des individus. Ensuite, en repensant les modalités des subventions, qui organisent les artistes, les salles de concert, les genres musicaux, etc. En effet, les luttes pour plus d’égalité ne sont pas seulement politiques, elles sont tout autant économiques. Dans un contexte de baisse des subventions à la culture et donc d’accroissement de la concurrence entre artistes et lieux culturels, conjuguée à l’intensification des inégalités dans les secteurs artistiques liées à la crise sanitaire, la lutte contre les inégalités passe plus généralement par le soutien économique à l’ensemble du monde culturel. Souhaitons que les hiérarchies entre ce qui est « essentiel » et ce qui ne l’est pas ne s’ancrent pas dans nos sociétés, car cette opposition recouvre bien d’autres inégalités sociales. Les transformations en cours des programmations musicales dans de nombreuses salles attestent néanmoins de l’espoir que nous devons continuer de nourrir.
- 1Cet article est une version modifiée d’un article de recherche, dont la lecture est recommandée aux personnes souhaitant une version plus approfondie de l’enquête et des mécanismes en jeu : Picaud M., « Quand le genre entre en scène. Configurations professionnelles de la programmation musicale et inégalités des artistes dans deux capitales européennes », Sociétés contemporaines, vol. 119, no 3, 2020, p. 143‑168
- 2Prat R., « Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation », rapport d’étape, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2006.
- 3Picard T., « Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication », Paris, Ministère de la Culture et de la Communication-DEPS, 2016.
- 4Voir, par exemple, le protocole mis en place par le Centre national de la musique : « Le CNM lance sa feuille de route en faveur de l’égalité femmes-hommes », CNM.fr, décembre 2021, en ligne.
- 5Gouyon M., Patureau F. et Volat G., « La lente féminisation des professions culturelles », Culture études, no 2, 2016, p. 1‑20.
- 6Scott J., « Genre. Une catégorie utile d’analyse historique », trad. par É. Varikas, Les Cahiers du GRIF, vol. 37, no 1, 1988, p. 125‑153 ; West C. et Zimmerman D. H., « Doing gender », Gender and Society, vol. 1, no 2, 1987, p. 125‑151.
- 7Naudier D. et Rollet B. (dir.), Genre et légitimité culturelle. Quelle reconnaissance pour les femmes ?, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Sofio S., Yavuz P. E. et Molinier P., « Les arts au prisme du genre : la valeur en question », Cahiers du genre, vol. 43, no 2, 2007, p. 5‑16.
- 8Buscatto M. et Leontsini M., « Éditorial », Sociologie de l’art, vol. 17, no 2, 2011, p. 7‑13 ; Trasforini M. A., « Du génie au talent : quel genre pour l’artiste ? », Cahiers du genre, vol. 43, no 2, 2007, p. 113-131.
- 9Lapeyre N., Les professions face aux enjeux de la féminisation, Paris, Octarès, 2006.
- 10Buscatto M., « La féminisation du travail artistique à l’aune des réseaux sociaux », Sociologie de l’art, vol. 23‑24, no 2, 2014, p. 129‑152.
- 11Buscatto M., Femmes du jazz. Musicalités, féminités, marginalisations, Paris, CNRS Éditions, 2007.
- 12Aterianus‑Owanga A., « “Tu t’en es pris à la mauvaise go !” Transgresser les normes de genre sur les scènes rap du Gabon », Ethnologie française, vol. 161, no 1, 2016, p. 45‑58.
- 13Picaud M., Mettre la ville en musique (Paris-Berlin), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2021.
- 14Lafrance M., Scheibling C., Burns L. et Durr J., « Race, gender, and the Billboard Top 40 charts between 1997 and 2007 », Popular Music and Society, vol. 41, no 5, 2018, p. 522‑538.
- 15Bereni L., La bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris, Economica, 2015.
- 16Farchy J., « Visibilité des femmes dans les festivals de musique », Paris, École des médias et du numérique de la Sorbonne-Centre national de la musique, 2020, en ligne ; SACD, « Où sont les femmes ? Toujours pas là ! Bilan 2012-2017 », Paris, 2016 ; The Trouble Makers, « Facts 2020 », Female:pressure, 2020.
- 17Coulangeon P., Ravet H. et Roharik I., « Gender differentiated effect of time in performing arts professions. Musicians, actors and dancers in contemporary France », Poetics, vol. 33, no 5, 2005, p. 369‑387.
- 18Perrenoud M. et Bataille P., « Vies musiciennes. Portrait des musiciens ordinaires en Suisse romande », dans L. Riom et M. Perrenoud, La musique en Suisse sous le regard des sciences sociales, Genève, Université de Genève-Sociograph, 2018, p. 101‑126.
- 19Buscatto M., Femmes du jazz, op. cit.
- 20Ravet H., Musiciennes. Enquête sur les femmes et la musique, Paris, Autrement, 2011.
- 21Hawkins S., Queerness in Pop Music. Aesthetics, Gender Norms, and Temporality, Abingdon, Routledge, 2016 ; Negus K., Music Genres and Corporate Cultures, Londres-New York, Routledge, 1999.
- 22Pégourdie A., « L’“instrumentalisation” des carrières musicales. Division sociale du travail, inégalités d’accès à l’emploi et renversement de la hiérarchie musicale dans les conservatoires de musique », Sociologie, vol. 6, no 4, 2015, p. 321‑338.
- 23Ravet H., L’orchestre au travail. Interactions, négociations, coopérations, Paris, Vrin, 2015.
- 24SACD, « Où sont les femmes ? », art. cité.
- 25Ces enquêtes reviennent sur les musiciennes et musiciens en exercice mais ne disent rien de leur fréquence de programmation sur scène et donc de la féminisation des programmations. Ravet H., Musiciennes, op. cit., p. 283.
- 26L’étude porte sur 182 festivals (dont près des trois quarts en Europe), avec 322 éditions, entre 2012 et le 30 juin 2017. Voir « Facts 2017 – Results », Female:pressure, consulté le 8 juillet 2018. Voir aussi : « Female artists representation within the electronic music industry – a preliminary study by L’Appel du 8 mars », Female:pressure, consulté le 8 mars 2020.
- 27Marry C. et al., « Le genre des administrations. La fabrication des inégalités de carrière entre hommes et femmes dans la haute fonction publique », Revue française d’administration publique, no 153, 2015, p. 45‑68, en particulier p. 47.
- 28Albenga V., Hatzipetrou-Andronikou R., Marry C. et Roharik I., « Pratiques musicales des amateurs à l’âge adulte : emprise ou déprise du genre ? », dans S. Octobre (dir.), Questions de genre, questions de culture, Paris, Ministère de la Culture-DEPS, 2014, p. 101‑124.
- 29Lizé W., Naudier D. et Roueff O., Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l’art et du commerce, Paris, La Documentation française, 2011.
- 30Hammou K., « Prises et “décrochages” de genre : la réception critique de Diam’s et Booba dans les années 2000 », dans M. Buscatto, M. Leontsini et D. Naudier (dir.), Du genre dans la critique d’art, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2017, p. 95‑108 ; Octobre S. et Patureau F., Normes de genre dans les institutions culturelles, Paris, Presses de Sciences Po, 2018 ; Provansal M., « Carrières des plasticiennes sous contrainte des normes de genre des intermédiaires », dans S. Octobre et F. Patureau (dir.), Normes de genre dans les institutions culturelles, op. cit., p. 61‑74.
- 31Guillard S. et Sonnette M., « De la position à la posture. Assignations et revendications genrées du monde du rap en France », dans S. Octobre et F. Patureau (dir.), Sexe et genre des mondes culturels, Lyon, ENS Éditions, 2020, p. 43‑54.
- 32Ce terme, issu de la sociologie qui analyse les réseaux, renvoie traditionnellement à un groupe d’individus tous liés, qui se connaissent tous.
- 33Entretien réalisé à Paris le 29 octobre 2015
- 34Responsable dans une organisation publique locale de soutien aux musiques populaires, entretien réalisé à Berlin le 15 novembre 2013.