Artistes et entrepreneuriat
Vers de nouvelles formes d’organisation dans la musique

Éditorial

Par Jean-Philippe Thiellay
Publié le 17 octobre 2024
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Jean-Philippe Thiellay est président du Centre national de la musique. Il est également spécialiste de l’art lyrique, côté scène et côté management. Il a publié des essais sur Rossini, Bellini et Meyerbeer aux éditions Actes Sud. Il a récemment publié L’Opéra s’il vous plaît. Plaidoyer pour l’art lyrique (Les Belles Lettres, 2022).


Alors qu’était annoncé l’avènement d’une « ère des artistes » émancipés par les nouveaux usages numériques, l’irruption de l’intelligence artificielle a agité, par contraste, la menace d’une disparition pure et simple des créateurs et créatrices. Si ces deux hypothèses ont le défaut de simplifier des réalités bien plus complexes, elles ont le mérite de mettre en évidence que l’artiste se trouve au cœur de la concurrence pour l’attention des publics et d’un puissant renouvellement de l’intermédiation professionnelle dans la filière musicale. 

Dans son précédent recueil, Musique et données, le CNMlab a montré à quel point les données numériques sous-tendent ces deux enjeux. Et les publications en ligne du laboratoire d’idées du Centre national de la musique n’ont cessé d’y apporter, tout au long de l’année écoulée, des éclairages pionniers et pointus. Il fallait bien un recueil entier pour les traiter au prisme de celles et ceux qui sont le moteur de notre filière : les artistes. 

À cet égard, le poids grandissant des artistes « indépendants » suscite un certain engouement au point que ces derniers incarneraient le modèle d’organisation des musiciennes et musiciens de demain, à l’écart des circuits traditionnels. Mais de qui parle-t-on précisément ? 

Parle-t-on de « l’artiste autoproduit », qui finance lui-même la production de ses enregistrements, ou bien parle-t-on de « l’artiste-gestionnaire » qui crée sa propre société pour gérer son activité d’édition musicale ou de spectacle ? Parle-t-on des « collectifs d’artistes », organisés en coopératives pour mutualiser les moyens, ou bien parle-t-on de « l’artiste-entrepreneur ou de « l’artiste-entrepreneuse », qui étend ses compétences au-delà de la création artistique afin de participer activement à la diffusion de ses œuvres ? Parle-t-on de l’artiste à succès qui récupère la propriété de ses droits, ou bien parle- t-on des « entrepreneurs et entrepreneuses de nécessité », contraints de tout assurer eux-mêmes pour parvenir à vivre de leur art ? 

Il y a bien un trait commun à toutes ces figures d’artistes : qu’elles soient choisies ou subies, autonomes ou solitaires, ce sont des situations dans les- quelles les artistes font plus, seuls et par eux-mêmes, dans l’organisation économique, juridique et sociale de leur activité. C’est ce recentrage de la chaîne de valeur autour des artistes – avéré à certains endroits, supposé à d’autres – que ce recueil prend comme point de départ, pour éclairer plus largement la place des artistes dans une filière musicale qui tend vers de nouvelles formes d’organisation. 

Le CNMlab a recueilli le témoignage de cinq artistes qui incarnent ces situations : Zaho de Sagazan, artiste en plein développement, révéla- tion de l’année, et déterminée à garder le contrôle sur sa carrière ; Fianso, rappeur, comédien et homme d’affaires ; Rebeka Warrior, artiste forgée par le do it yourself (DIY) ayant le pouvoir sur son art aussi bien que sur les activités qui l’entourent ; A’Salfo, leader de Magic System et entrepreneur de la trajectoire du groupe depuis ses débuts ; et enfin, Karine Deshayes, chanteuse lyrique ayant construit sa carrière sur les plus grandes scènes du monde aux quatre coins de la planète. 

Dix chercheurs et chercheuses ont également été mobilisés dans une perspective résolument prospective et interdisciplinaire. Leurs contributions pointent toutes vers des constats que le chapitre d’ouverture, rédigé par Anna Lenoir et Albéric Tellier, synthétise : l’évolution des technologies vers le numérique a conduit, dans le sillage des précédentes révolutions industrielles, à une réorganisation des acteurs et actrices de la musique. Entre démocratisation des moyens de production et apparente désintermédiation, un modèle d’acquisition et de développement est apparu. Il conduit, d’une part, les acteurs et actrices établis à investir dans des projets artistiques au potentiel déjà confirmé, et, d’autre part, les artistes à acquérir des compétences entrepreneuriales qui conditionnent la réussite de leur projet. 

À ces constats partagés, répondent de fortes disparités entre les artistes concernés et leurs modes d’organisation. Comme l’avait mis en avant l’« Étude exploratoire sur l’autoproduction des artistes de la musique » publiée par le ministère de la Culture en 2019, la tendance à mettre l’artiste au centre recouvre des réalités polymorphes. Les motivations, les niveaux de structuration et d’entourage professionnel ne sont pas les mêmes, les niveaux de notoriété non plus, et les moyens déployés et les revenus générés varient fortement d’une configuration à l’autre. La contribution de Tarik Chakor met précisément en évidence la pluralité des motifs, ressources et obstacles à l’entrepreneuriat dans les musiques rap, tandis que Richard Osborne, en distinguant deux cheminements vers « l’indépendance » (l’aval et l’amont), décèle les asymétries de genre qui affectent les artistes féminines. 

Dans ce contexte, la scène punk se révèle un cas d’étude particulièrement intéressant : Manuel Roux montre que cette « forge entrepreneuriale » à l’écart des circuits marchands, doit de plus en plus adapter ses pratiques et son discours à l’avènement des plateformes de streaming. À l’instar de YouTube, étudié ici par Arnaud Jooris, les plateformes sont à l’origine de nouvelles formes de créativité qui sont valorisées par une rhé- torique positionnant l’artiste comme l’entrepreneur ou l’entrepreneuse de sa visibilité. Les discours jouent donc un rôle primordial, et ceux enjoignant l’artiste à se dépasser et se réinventer se heurtent aux situations précaires des musiciennes, musiciens, techniciennes, techniciens, auteurs-compositeurs et autrices-compositrices étudiés par Marc Perrenoud lors de la crise du Covid.  

Ainsi, à la figure de l’artiste émancipé, débrouillard, redevable de lui- même uniquement, ayant le contrôle et le pouvoir sur son activité, répondent des situations fragiles et usantes : Jérémy Vachet et Alix Bénistant montrent que l’injonction au « faire par soi-même » dissimule les inégalités et les impacts psychosociaux pour les musiciennes et musiciens inscrits dans ces démarches entrepreneuriales. Le chapitre final de Jeremy Wade Morris s’intéresse aux conditions de travail et aux opportunités dans un métavers qui promet de refaçonner encore une fois la place de l’artiste. 

Dans son ensemble, ce recueil invite à enterrer le mythe de l’artiste seul et multitâche, et à se questionner sur les opportunités, les impacts, la durabilité et les risques de ces modèles d’autogestion. Les éclairages proposés, sous différents angles et à plusieurs voix, permettent d’informer nos lecteurs et lectrices et d’aider les professionnelles et professionnels de notre filière à relever les défis immenses des temps présents et à venir. 

Jean-Philippe Thiellay, président du Centre national de la musique

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