Musiques et ruralités

Entre idées reçues, singularités et opportunités

Par Nicolas Canova, Morgane Montagnat, Réjane Sourisseau
Publié le 13 décembre 2022
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Nicolas Canova est Maître de conférences à l’ENSAP de Lille et chercheur au LACTH. Ses travaux portent sur l’interdépendance entre réalités spatiales et imaginaires géographiques. En se revendiquant d’une science critique, il a notamment contribué aux réflexions sur les territorialités culturelles, artistiques et patrimoniales. Plusieurs de ses publications ont spécifiquement abordé le lien entre musiques et espaces, lieux et territoires.

Morgane Montagnat est docteure en géographie et chercheuse associée au Laboratoire d’Études Rurales. Ses travaux, au carrefour des sciences humaines et sociales et des préoccupations des mondes culturels, explorent les relations entre habitants, culture et espaces. Sa thèse a notamment étudié ces liens à travers l’exemple des pratiques musicales et chorégraphiques des « mondes du trad ». Elle s’intéresse également aux modalités de production et de partage des savoirs entre science et société.

Réjane Sourisseau se situe à la croisée de réseaux professionnels, universitaires et militants. Entrelaçant savoirs et vécus du terrain et sciences humaines, ses travaux explorent les liens entre ruralités, démocratie culturelle et transition écologique. Associée au master Métiers de la culture à l’Université de Lille, elle mène des études pour le département Cultures et Société de la Fondation de France, le programme Art citoyen de la Fondation Carasso, des réseaux associatifs (Fédélima, UFISC, etc.).


Résumé

Quels sont les liens entre musiques et ruralités ? Que font les espaces ruraux, ceux dont on parle et ceux dont on parle moins, aux musiques et aux musiciens ? Et que font les musiques, celles que l’on pratique, que l’on écoute, que l’on joue sur scène, aux espaces ruraux ? Dans ces rapports spécifiques aux espaces vécus impliquant mobilités et ancrages, sous-équipement et ingéniosité, vertus fédératrices et points de tension, les campagnes s’offrent finalement comme un « laboratoire des possibles » où s’inventent de nouvelles relations entre culture et territoire.


Introduction 

Quels sont les liens entre musiques et ruralités ? Au-delà de son apparente simplicité, la question au cœur de cette onde courte laisse entrevoir une série d’attentes, de réciprocités, mais aussi d’interrogations. Ces dernières semblent tenir comme acquise l’existence de relations spontanées entre les deux termes. Pourtant, de quoi parle-t-on vraiment, lorsque nous évoquons ensemble ces deux notions fortement évocatrices, incarnées par des réalités variées et elles-mêmes porteuses d’ambiguïtés ? D’un côté, faussement générique, de plus en plus éprouvé par les mutations contemporaines, le rural ne fait pas aujourd’hui l’objet d’une définition stabilisée et consensuelle. De l’autre, les musiques sont depuis longtemps déjà, sous l’effet de la mondialisation, largement affranchies des limites territoriales, et ce, en dépit d’« assignations spatiales » persistantes.

Le parti pris est d’interroger ici les termes du débat pour s’intéresser à la recomposition des interrelations entre contextes spatiaux – ruraux en l’occurrence – et musicaux : comment s’autonomisent-ils ou, au contraire, s’influencent-ils l’un et l’autre ? Que font les espaces ruraux, ceux dont on parle et ceux dont on parle moins, aux musiques et aux musiciens ? Et que font les musiques, celles que l’on pratique, que l’on écoute, que l’on joue sur scène, aux espaces ruraux ?

Pour tenter d’apporter une réponse nuancée à ces questions et de restituer le portrait musical des espaces ruraux dans toute sa complexité, cette onde courte conçue à six mains s’appuie sur des regards géographiques et sociologiques, ainsi que sur la mise en lumière d’initiatives de terrain. Elle propose dans un premier temps d’affirmer le caractère éminemment pluriel, hétérogène et complexe du rural, moins pour déconstruire la notion en tant que telle, que pour révéler les représentations souvent erronées – voire les clichés – qui lui sont attachées, en particulier lorsqu’on cherche à la lier à des réalités musicales. Dans un deuxième temps, elle développe quelques-unes des singularités – atouts et contraintes – des espaces ruraux en matière de diffusion et de pratiques musicales. Enfin, elle montre comment ces territoires offrent aux acteurs musicaux des opportunités d’expérimentation tant sur le plan de la création artistique que sur celui des coopérations – avec d’autres secteurs professionnels, avec la société civile – ou encore sur le terrain de l’écologie et de la politique.

Pensée comme un tour d’horizon non exhaustif et complémentaire aux travaux sur les politiques publiques de la culture et l’aménagement culturel du territoire, cette onde courte invite à prolonger collectivement divers chantiers d’observations qui, du plus théorique au plus opérationnel, touchent à la recomposition actuelle des relations entre musiques et spatialités.

De représentations réductrices, à la complexité des réalités rurales et musicales

« On peine à qualifier cette part de notre pays qui occupe les intervalles entre les grandes métropoles où se concentrent argent, pouvoir et matière grise. Nous ne disposons que d’une poignée de mots, tous impropres : France périphérique, territoires, province (…) Bien sûr, on peut approcher ces réalités-là avec des nombres et renifler ce pays de manière quantitative : des niveaux de revenus, d’études, des seuils, des espérances, des taux de natalité… mais l’ensemble reste confus (…) Il faut pour l’embrasser, faire comme Seurat, par points, myriades, accepter les éclats et le patchwork, admettre l’émiettement1Mathieu N., « Préface » dans Nos campagnes suspendues de Salomé Berlioux, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020, p. 8-9.. »

Cette entrée en matière empruntée à Nicolas Mathieu nous projette au cœur de l’ambiguïté de la notion de rural. Au singulier, elle peine à restituer la diversité et la richesse des contextes spatiaux des hameaux de haute montagne aux stations balnéaires en passant par les bourgs des plaines céréalières et les villages environnant les capitales régionales. Elle ne se laisse pas non plus facilement saisir, ni par les outils de la statistique ni par la simple lecture des imaginaires individuels et collectifs.

Du rural aux ruralités

L’appréhension des espaces ruraux, notamment lorsqu’on les envisage du point de vue de leurs mondes musicaux, oscille effectivement entre deux postulats, aussi complémentaires que contradictoires.

D’abord, il existe des représentations collectives utopiques de la ruralité, souvent affectives et mémorielles, parfois stéréotypées et en décalage, voire en rupture, avec la réalité observable et vécue des espaces ruraux. L’exemple de la bourrée auvergnate ou d’autres musiques qualifiées de « folkloriques » permet de cerner ces contrastes. Partout en France, notamment dans les régions touristiques2Duflos-Priot M.-T., Un siècle de groupes folkloriques en France, Paris, L’Harmattan, 1995., l’appropriation de ces folklores par les populations locales en dehors du cadre du spectacle et du cercle restreint de leurs adeptes reste la plupart du temps anecdotique. Cette distorsion révèle la fixité des imaginaires de la musique et de la ruralité. Considérées comme « typiques » d’une région, d’un « terroir » ou d’une localité toujours rurale, inscrites dans une certaine invention de la tradition, ces musiques n’ont pourtant cessé de migrer, tant dans l’espace que dans le temps, et ont été brassées avec d’autres, jusqu’à faire parfois l’objet d’appropriations créatives à l’autre bout du monde. Aussi, des musiques souvent associées à la ruralité sont, en réalité, à l’instar du flamenco, beaucoup plus urbaines que l’on ne le pense, moins romantiques qu’on ne le dit, plus cosmopolites qu’il n’y paraît.

Ensuite, la définition évolutive et « objective » du rural portée par les institutions a pendant longtemps été développée sous l’angle du manque et de l’éloignement vis-à-vis de la ville. À l’apogée de l’exode rural, les espaces entourant Paris et les grandes villes, représentant alors autour de 70 % de la superficie totale du pays, ont même pu être qualifiés avec condescendance de « désert français3Gravier J.-F., Paris et le désert français, Éditions du Portulan, 1947. ». De cette vision simpliste, en creux, ont découlé différentes générations de « zonages4Élaborée en 1996 et revue en 2011, l’approche par « zonage en aires urbaines » définit quatre catégories d’espaces selon leur proximité/éloignement des pôles urbains : espace des grandes aires urbaines ; espace des autres aires ; autres communes multipolarisées ; communes isolées hors influence des pôles. En 2020, le « nouveau zonage en aires d’attraction des villes » insiste sur la notion de densité : 15 % des actifs travaillant dans le pôle étudié suffisent à qualifier la commune d’aire d’attraction d’un pôle urbain. Selon ce zonage, 51 % de la population habite dans des pôles urbains et 43 % dans leurs aires d’attraction, et une personne sur cinq vit dans l’aire d’attraction de Paris. » identifiant les campagnes essentiellement selon leur relation de proximité vis-à-vis des grandes métropoles. Suivant les cadres statistiques retenus, les espaces ruraux sont tour à tour catégorisés, à l’échelle du territoire national, du côté des espaces majoritaires ou au contraire en marge. Leurs habitants peuvent recouper de 6 % (selon le zonage en jusqu’en 2020) à 33 % (selon une nouvelle définition du rural proposée en 20215https://www.insee.fr/fr/statistiques/) de la population nationale. Les approches par bassins de vie et des bassins d’emplois, prenant en compte le vieillissement de la population et l’émergence de nouvelles formes de territorialisation du travail, n’ont pas non plus résolu les problèmes d’une lecture exogène de la ruralité comprise donc comme « ce qui n’est pas urbain ».

Ces efforts successifs pour décrire le rural à partir d’outils a priori « objectifs » s’inscrivent dans une pensée rationalisatrice et binaire des réalités et des connexions spatiales – d’un côté le centre-l’urbain, de l’autre la périphérie-le rural. Ils ont conduit à la construction artificielle du rural en tant que catégorie spatiale homogène. Cette situation pose aujourd’hui problème face à l’hétérogénéité des espaces concernés, aux variabilités régionales sensibles sur le temps long des territoires, mais aussi face aux interdépendances entre espaces, notamment les interrelations villes-campagnes6Un vocabulaire varié a ainsi été développé pour qualifier au mieux les phénomènes d’urbanisation des campagnes comme de ruralisation des villes : le pré-urbain (Stébé et Marchal, 2017), le périurbain (Vanier et Estèbe, 2003), les campagnes urbaines (Poulot, 2008), les espaces non métropolisés (Kayser, 1969) ou périmétropolitains (Mirloup, 2004), les aires de répulsion des villes (Bouba Olga, 2021), etc. Ces tentatives de considération de ces « tiers espaces » nuancent la palette spatiale et déconstruisent l’opposition urbain/rural sans se départir, pour certains, d’une « colonisation sémantique hypermoderne libérale » (Jousseaume, 2020)., souvent invisibilisées dans le débat public. La recherche a largement décrit la mutation contemporaine des espaces ruraux mettant en avant le renversement des courants migratoires au profit des campagnes7Pistre P., Renouveaux des campagnes françaises : évolutions démographiques, dynamiques spatiales et recomposition sociales, Paris, Université Paris Diderot – Paris 7, 2012., la diversification des activités économiques au-delà de la fonction première de production agricole8Kayser B., La Renaissance rurale : sociologie des campagnes du monde occidental, Paris, Armand Colin, 1990., le développement des transports, du tourisme, la recomposition des sociabilités9Cahagne N., La Ruralité au comptoir : une géographie sociale et culturelle des cafés ruraux bretons, Rennes, Université Rennes 2, 2015. et des pratiques patrimoniales, culturelles, de loisirs10Delfosse C., « La culture à la campagne », Pour, no 208, 2011, p. 43-48.. En matière de musique, les campagnes sont des lieux de vie, de pratique, de création, mais aussi des lieux de diffusion pour les amateurs comme pour les professionnels. Il peut s’agir d’espaces productifs, industriels, agricoles ou récréatifs, accueillant pour certains des événements (festivals) d’envergure, et pour d’autres d’ampleur plus modeste et plus propice à la réinvention d’un rapport privilégié à la « nature ». Ils se présentent également comme des espaces de sociabilités où la musique participe directement à la recomposition de modes d’être ensemble. Espaces de mémoire parfois patrimonialisés, ils font régulièrement résonner des musiques moins « actuelles » que « classiques » ou « institutionnelles » et émergent ainsi comme des lieux d’expérimentations et de transversalités musicales féconds. Enfin, ils s’apparentent parfois à des espaces de liberté, voire d’utopie sociale, où se développent des free-parties, des cercles musicaux chamaniques ou celtiques par exemple.

La pluralité des situations et contextes (économiques, politiques, géographiques, démographiques, sociaux et culturels) qui accueillent musiques et musiciens montre la diversité des espaces ruraux qui n’ont aujourd’hui que peu à voir avec l’image univoque des campagnes agricoles préindustrielles qui continue de servir d’étalon à partir duquel sont « mesurées » les ruralités contemporaines. Elle soulève le caractère limitatif des deux archétypes qui guident nos représentations du rural entre, d’un côté, un rural isolé, communautaire, agricole et déclinant face à une ville associée aux valeurs du progrès et de la liberté et, de l’autre, un rural proposant un cadre de vie amène, à taille humaine, dynamique, en miroir des urbanités polluées et asservissantes. Ruralités et musiques ne semblent pouvoir s’appréhender que dans leur diversité.

Les musiques, support d’appartenances et d’identités plurielles

Au-delà de l’insuffisance des approches statistiques de la ruralité, les campagnes existent pourtant dans une dimension sociale et partagée à travers l’ensemble des images, références, valeurs et atouts – souvent supposés – dont elles sont porteuses, ainsi que par l’intermédiaire des sentiments d’appartenance qu’elles peuvent susciter. Objets de constructions subjectives, ces sentiments naissent du sens que chacun donne (ou non) à la diversité de lieux traversés, habités, pratiqués – même occasionnellement – au cours de sa vie : lieu de naissance, d’origine familiale, lieu(x) de résidence, de travail, de sociabilités, de pratiques culturelles, d’inspiration musicale, lieu(x) plus imaginaire(s), etc. Selon ses perceptions intérieures, et parfois en contradiction avec les réalités tangibles, une personne peut vivre dans un endroit et se sentir appartenir à un autre, se sentir appartenir à une région plutôt qu’à un village, ou le contraire. Ces sentiments d’appartenance intègrent de manière plastique autant la musique que les espaces ruraux et constituent une composante centrale de l’identité personnelle et parfois collective, aux côtés de l’appartenance sociale, familiale, religieuse, militante, etc.

Dans l’espace rural se construisent ainsi des scènes où les pratiques musicales peuvent témoigner une diversité de figures d’attachements individuels et collectifs au territoire11Raibaud Y., Canova N., « Introduction. Les figures d’attachement dans la géomusique », L’Information géographique, vol. 81, 2017, p. 8-19.. Si les études folkloristes ont depuis longtemps dégagé les éléments révélateurs des tensions urbain/rural dans la musique country12Woods L., Gritzner C.F., « Expressions of rural-urban dichotomy in country music », dans P. Kane, D. Hornbeck D. (dir.), Program Abstracts of the A.A.G., 1981., une lecture contemporaine permet de mieux comprendre en quoi, entre autres exemples, les bandas dans le Sud-Ouest sont clairement ancrées dans les pratiques culturelles actuelles de la région13Pendanx M., Cultures locales et identités : l’exemple des pays du Sud Sud-Ouest landais, Bordeaux, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 2013., la polyphonie corse révèle ses enjeux patrimoniaux et politiques locaux14Hergott C., Le Chant polyphonique corse. Patrimonialisation d’une pratique vocale collective, Paris, L’Harmattan, 2019., le maloya à la Réunion atteste de la fluidité des styles musicaux et de la créolisation en contexte insulaire15Lagarde B., Réunion maloya. La créolisation réunionnaise telle qu’entendue depuis sa musique traditionnelle, Aix-Marseille, Université de Provence, 2012., la scène punk du bocage vendéen manifeste l’investissement collectif de l’espace public16Emin S., Guibert G., Parent E., « Éthique punk DIY vs éducation populaire : Analyse de l’émergence et de la persistance d’une scène musicale locale », L’Observatoire, no 47, 2016, p. 26-30., la musique bretonne17Gore O., « La musique bretonne, entre régionalisme culturel et politique publique de la culture », dans Y. Raibaud (dir.), Comment la musique vient au territoire ?, Pessac, Éditions de la MSHA, 2009, p. 235-249. ou encore le rock basque18Bidart P., « Rock, basquité, ruralité et post-modernité », Ruralia, no 2, 1998. se construisent autour de formes de régionalisation singulières. Ces expériences musicales permettent à chacun de signifier l’espace vécu, de maintenir une cohérence identitaire, de restaurer un sentiment de continuité tout en s’inscrivant dans l’imbrication dynamique des espaces du proche et du lointain, de la ville et de la campagne, de l’individuel et du collectif, du local et du global, de la mobilité et de l’ancrage19Canova N., La Musique au cœur de l’analyse géographique, Paris, L’Harmattan, 2014.. À l’inverse, d’autres pratiques de masse indiquent aujourd’hui l’effacement des musiques dites « locales », « régionales » ou « de territoire » au profit d’une musique globale, jazz et rock d’abord, puis dance, variété, électronique par la suite ; qui, de bal en boîte de nuit et de fête votive en mariage ne représente plus aucun particularisme. Pour autant, l’accessibilité en tout lieu de ces musiques génériques n’efface pas leurs capacités à être les supports d’émotions, de rassemblements et de temps forts locaux tels que les fêtes familiales, agriculturelles20Voir https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00913557/, ou bien les contenus de promotion touristique, les inaugurations et mises en scène de sites patrimoniaux et autres célébrations des attributs territoriaux.

Loin d’être inaliénables, ces identités et appartenances construites, développées et nourries au détour de la musique, évoluent tout au long de la vie selon un processus combinatoire et dynamique. En ayant grandi en Centre Bretagne, on peut ainsi avoir écouté En Avant Guingamp, Renaud, Ar Re Yaouank, Suprême NTM, tout en ayant fréquenté des fest-noz et des concerts de musiques classiques ou électroniques. Il est ainsi aujourd’hui admis que « chaque individu (et chaque groupe) peut disposer, successivement ou même simultanément, de plusieurs identités dont la matérialisation dépend du contexte historique, social et culturel où il se trouve21Glissant E., Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996. ». Cette tendance à l’éclectisme, qui s’est renforcée sous l’effet des mobilités accrues et de la mondialisation, a donné lieu au concept d’omnivorité22C’est-à-dire « l’aptitude à apprécier l’esthétisme propre à une vaste gamme de formes culturelles, qui englobent les arts, mais aussi toute une série d’expressions populaires et folkloriques ».. Chacun dispose donc d’une capacité d’action sur sa définition de soi23Lipianky M., Taboada-Leonetti I., Vazquez A., « Introduction à la problématique de l’identité » dans C. Camilleri (dir.), Stratégies identitaires, Paris, P.U.F., 1990, p. 7-26., autrement dit sur le choix de ses repères culturels et musicaux personnels, comme sur son groupe d’appartenance et de référence24Le groupe d’appartenance représente celui dans lequel vit l’individu, alors que le groupe de référence désigne celui qu’il prend comme référence en termes de valeurs, de normes ou de comportements.. Garantir la liberté de pouvoir choisir son identité (se distancier de telle ou telle référence, concilier de multiples appartenances, etc.) est l’un des enjeux majeurs de la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels qui renvoient au processus par lequel les personnes se construisent, communiquent et entendent être reconnues dans leur dignité25Déclaration des droits culturels (Déclaration de Fribourg), 2007.. La notion des droits culturels, ainsi que la prise en compte de la diversité et de la plasticité des sentiments d’appartenance développés au détour de la musique, redonne de l’épaisseur aux ruralités affadies par les approches statistiques : à travers ces constructions personnelles et collectives, les campagnes perdurent en tant qu’espaces supports identitaires propices aux rencontres, à la création et à l’expérimentation musicale.

Le couple musiques et ruralités, entre assignations et affranchissement

Malgré ces appropriations personnelles de ruralités vécues et rêvées en musique, l’horizon pluriel des mondes musicaux semble se réduire dès qu’on lui adjoint le mot-contexte de « rural ». De fait, à l’heure de la globalisation, de la révolution numérique et des mobilités, contextes spatiaux et musicaux se superposent-ils réellement ou sont-ils le fruit de nos imaginaires partagés ?

Ces questions méritent d’être posées dans la mesure où les représentations musicales et spatiales sont encore aujourd’hui tributaires de logiques d’assignations, c’est-à-dire d’attribution, voire de circonscription, restrictives et trop souvent exclusives, entre certaines musiques et certains lieux. Ces assignations, qui dessinent une relation singulière entre musiques et ruralités, sont d’autant plus importantes à déconstruire qu’elles relèvent fréquemment d’une certaine intersectionnalité : ce ne sont pas seulement telles ou telles musiques qui sont assignées à des lieux, mais aussi des groupes et des individus selon leur genre, leurs appartenances ethniques, leurs pratiques linguistiques, leurs convictions religieuses, leur situation sociale, leur capital économique et culturel, leur âge, etc. Ainsi, parfois sous l’influence de constructions marketing et touristiques, certaines expériences musicales sont assignées à des lieux presque exclusifs, dans lesquels leur public est prêt à se déplacer pour les y entendre : des bagads en Bretagne, des chants polyphoniques en Corse ou encore du rock à Liverpool, du jazz à La Nouvelle-Orléans, de la techno à Berlin, etc.

Dans ces représentations souvent teintées d’exotisme, on observe un « grand partage » des styles et des contextes musicaux (musique enregistrée/live). Si les « musiques rurales » sont une catégorie de langage peu utilisée (ou le sont sous l’angle de l’autodérision et/ou de la provocation), on parle en revanche plus couramment de « musiques de rue », de « musiques urbaines ». Les pratiques du rap, du slam, du hip-hop sont spontanément associées à des paysages urbains tandis que les musiques dites traditionnelles restent associées à des images stéréotypées liées à la ruralité préindustrielle. Pourtant, ces dernières sont aussi, voire davantage, fréquentes en ville qu’à la campagne. L’observation de la répartition des divers temps et lieux de pratique, de diffusion et de transmission, atteste de leur fluidité dans l’espace26Crozat D., Géographie du bal en France, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1998.. Les nombreux déplacements des acteurs amateurs comme professionnels témoignent en outre de l’inscription de ces musiques dans une réalité internationale, structurée par l’existence de rendez-vous européens réguliers et par l’habitude de fortes mobilités économiques et récréatives. Ainsi, tant du point de vue des trajectoires d’acteurs que de celui des lieux irrigués par les pratiques, rien dans l’espace ne semble assigner ces pratiques à résidence, les lier dans leur actualité à la ruralité plus qu’à l’urbanité27Montagnat M., « Des pratiques de loisir entre ville et campagne : le trad en région Auvergne-Rhône-Alpes », Bulletin de l’association de géographes français. Géographies, vol. 96, no 96-4, 2019, p. 623-638.. Cette assignation repose moins sur l’hypothèse de leur déploiement inégal dans l’espace que sur d’autres facteurs plus symboliques, comme la représentation « patrimoniale28Alors même que les acteurs concernés entretiennent des rapports ambigus à cette notion. » des espaces ruraux, auxquels on associe peu spontanément les musiques contemporaines par exemple, et celle des musiques dites traditionnelles elles-mêmes, auxquelles on associe trop hâtivement l’idée d’un héritage, voire d’une « reproduction ».

Cette entrée détournée dans la thématique « musiques et ruralités » a permis de poser les termes du débat et de diversifier les situations dans lesquelles musiques et musiciens peuvent être observés. La France s’apparente aujourd’hui davantage à une mosaïque musicale et spatiale au sein de laquelle la ruralité se présente comme une entité hétérogène, aux multiples facettes pour certaines en tension, cadrant rarement avec les catégories statistiques élaborées au fil du temps. Toutefois, dire que ces dernières sont inappropriées face aux mutations spatiales actuelles ne revient pas à affirmer que le rural n’existe pas, ou plus. Les ruralités existent, au pluriel et en musique, comme lieux de vie, de pratique, de loisirs, de création et de rencontre, comme supports de références collectives et de sentiments d’appartenance personnels aujourd’hui largement émancipés des logiques d’assignations spatiales réductrices et traditionalistes.

Atouts et contraintes des singularités rurales en musique

Sous les effets conjoints de la globalisation et de la révolution numérique, l’ensemble des influences et des pratiques accessibles à chacun et en tout lieu n’a jamais été aussi riche et diversifié. Toutefois, la question des contextes spatiaux de la musique peut-elle être complètement évacuée ? Existe-t-il des particularités territoriales pour les pratiques musicales, du point de vue de leurs contenus, des conditions et de leurs modalités de présence ? Après avoir pluralisé la notion de rural, nous pouvons tenter d’illustrer comment s’incarnent ces singularités sociales, géographiques, paysagères du point de vue de la création, de la pratique et de la diffusion musicale.

Les rapports à l’espace : entre mobilités et ancrages

Parmi les éléments qui impactent la présence musicale dans les espaces ruraux, tout comme dans les espaces périurbains, densité et distance arrivent en tête. Dans les espaces faiblement peuplés, l’ensemble de la filière est marqué par l’éloignement entre les lieux et les acteurs de la musique. On pourrait en déduire des possibilités réduites en matière de partenariats et d’échanges artistiques. En réalité, si les distances – et les difficultés corrélées de déplacement – représentent initialement un « problème », elles sont aussi à l’origine d’opportunités et d’adaptations spécifiques des mondes musicaux.

En effet, dans les campagnes, l’éclatement entre les lieux de résidence, de scolarité et de loisirs pose la question de la mobilité au quotidien, notamment pour les enfants et les adolescents. Tous n’ont pas de proches disponibles pour « faire le taxi » et les conduire à l’école de musique, au concert – ou au sport. Le coût de l’essence29Hors champ, loin des villes et des clichés, Zone d’expression prioritaire, 2021., de l’entretien d’un véhicule, son absence pour les ménages les plus précaires30Roche A., Des vies des pauvres, Les classes populaires dans le monde rural, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016., ou encore la non-détention du permis peuvent limiter, voire empêcher, les pratiques musicales. À ces contraintes matérielles viennent s’ajouter, de même que dans les quartiers populaires urbains, des barrières symboliques qui touchent plus particulièrement certains habitants : les seniors isolés et les jeunes femmes issues des classes populaires moins autonomes dans leurs déplacements que les hommes31Amsellem-Mainguy Y., Les Filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po, 2021..

Soucieux de ne pas conditionner la participation à la vie musicale à une capacité – inégalement répartie – de déplacement, mais également par souci écologique, collectivités et opérateurs culturels encouragent le covoiturage, les mobilités douces. Sont également mises en place des programmations musicales hors les murs, à l’image des saisons de « Musiques actuelles près de chez vous » ou du projet « Musiques itinérantes dans le Pays Ségali » porté par l’AJAL, dans l’Aveyron32https://www.softr2rootsergue.com/ajal/, sans oublier les tournées en péniche33  https://pepete-lumiere.com/barge-rock-tour/, à vélo34Ensemble 0 : www.ensemble0.com, à dos d’âne35Quartet Raven : https://podcasts.apple.com/no/podcast/quinze-concerts-à-dos-danes/id1177138061?i=1000380788076 ou encore à pied, avec des haltes dans des lieux insolites ou isolés comme des refuges de montagne36 https://tourneedesrefuges.fr/fr/ et Zic en cime : https://www.lecartelbigourdan.fr/Zic-en-Cimes-1.IB.html. Ces expériences esquissent de nouvelles interrelations entre espaces, publics et artistes sur le mode de l’implication et de l’interdépendance.

Les résidences d’artistes sont une autre forme possible de présence musicale qui dessine également de nouveaux rapports entre musiques et proximité. Connaissant un essor certain, elles sont devenues un outil privilégié d’aménagement pour les politiques publiques37Chevrefils-Desbiolles A. (dir.), La Résidence d’artiste, un outil inventif au service des politiques publiques, ministère de la Culture, DGCA/SICA, 2019.. Nombre de projets culturels de territoire portés par des collectivités s’appuient sur des artistes implantés localement ou invités. C’est le cas du dispositif « Résidences en territoire 38https://www.culture.gouv.fr/Regions/Drac-Occitanie/Action-culturelle-et-territoriale/Developpement-culturel-et-presence-artistique-sur-les-territoires-ruraux », soutenu par la DRAC Occitanie et dédié aux zones d’habitat de faible densité. Combinant soutien à la création et actions de transmission, ces dispositifs inventent de nouvelles formes de participation et de relations entre musiciens et habitants. L’inscription territoriale n’est alors pas tant désir de lieu que désir de lien, celui qui transforme l’artiste résident en citoyen39Pouthier F., « Portrait de l’artiste en passeur de territoire(s) », janvier 2012, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00781869/file/POUTHIER_artistesterritoire_2012.pdf. Ce faisant, la perception de l’artiste évolue : si faute de pouvoir vivre dans la durée exclusivement des revenus de la scène et/ou des droits d’auteur, la majorité des musiciens sont amenés à exercer plusieurs activités, dans le champ musical (pluriactivité) ou au sein d’autres champs (polyactivité40Perrenoud M., « Formes de la démultiplication chez les “musicos” » dans M.-C. Bureau, M. Perrenoud, R. Saphiro (dir.), L’Artiste pluriel : Démultiplier l’activité pour vivre de son art, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009.). Ces activités « connexes » et locales peuvent s’inscrire dans une stratégie assumée de professionnalisation et de développement de carrière plaçant l’ancrage et la participation à la dynamique musicale locale au cœur de la démarche de création.

Au-delà des expérimentations qu’offrent les résidences, les présences musicales sont avant tout le fait de musiciens amateurs comme professionnels qui font le choix de s’implanter localement. Créant leurs propres outils et réseaux, faisant vivre des lieux de création, de diffusion et de convivialité, ils sont finalement les premiers acteurs culturels de leurs espaces de vie et sont à l’origine de nombreuses initiatives. On peut penser au festival de « musiques contemporaines et inouïes » au pays de Racan41Les inentendus : https://lesinentendus.fr et aux ateliers-concerts itinérants à la rencontre de la musique de femmes compositrices de l’ensemble Ptyx 42www.ensembleptyx.com en Touraine. Ou bien aux fanfares amateurs, ateliers d’éveil musical et au projet de lieu de fabrique artistique proposés par San Salvadoren Corrèze, refusant malgré un succès international – ou plutôt à cause de lui – « d’être un groupe hors sol, ballotté de festival en festival 43http://www.lostintraditions.com/index.php/zoo/san-salvador/ ». Ou encore à l’orchestre de musiques expérimentales, aux concerts à domicile, aux résidences et au bar associatif du Doigt dans l’Oreille du Chauve44 https://www.le-doc.fr/ en Normandie. Tous ces exemples articulent des expériences musicales au carrefour de l’ancrage et de la circulation des artistes45Georges P.-M., Ancrage et circulation des pratiques artistiques en milieu rural : des dynamiques culturelles qui redessinent les ruralités contemporaines, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2017., acteurs et publics.

Les lieux : du « sous-équipement » à l’ingéniosité spatiale

Par ailleurs, l’existence ou le manque de lieux spécifiquement dédiés à la création, à la diffusion et à la pratique pourrait être le deuxième élément susceptible de conditionner l’activité musicale des espaces ruraux. De ce point de vue, la richesse des expérimentations évoquées plus haut dépasse le double paradigme initial du « sous-équipement » et de la difficulté d’accès à « l’offre culturelle », qui a pendant longtemps guidé l’action publique. À bien des égards, l’inventivité des artistes et des opérateurs culturels déplace la question des lieux de la musique au-delà du seul prisme de l’aménagement, et celle de la participation musicale au-delà de la logique de l’offre.

En effet, s’il est bien réel, le faible taux d’équipementculturel46Augustin J.-P., Lefebvre A., Perspectives territoriales pour la culture, Pessac, Éditions de la MSHA, 2004.des espaces ruraux est à relativiser. Alors que dans le prolongement des lois de décentralisation successives, des équipements de spectacle vivant ont pu bénéficier de financements croisés (contrat État-Région, Leader) au sein de programmes de développement pilotés par des structures intermédiaires (pays, parcs naturels, etc.), ils ne sont pas toujours repérés et comptabilisés par l’INSEE47Si la classification des équipements est précise pour la lecture publique et le cinéma, elle reste imprécise pour le spectacle vivant.. Surtout, le taux d’équipement dédié ne rend que partiellement compte de la porosité des pratiques musicales avec d’autres pratiques sociales48Cahagne N., op. cit.. À la fois cause et conséquence de la forte interconnaissance entre les acteurs musicaux, culturels, artistiques, mais aussi politiques et commerçants, cette porosité est tout d’abord induite par les usages pluriels des lieux où se déroulent les activités humaines. La contrainte spatiale pousse les acteurs de la musique à investir une diversité de lieux hybrides, au carrefour des loisirs, des activités citoyennes et quotidiennes : lieux de plein air, boutiques, exploitations agricoles, cafés et restaurants, bibliothèques, sans oublier le réseau de salles des fêtes et autres espaces polyvalents construit entre les années 1970 et 1985. Ces lieux partagés avec d’autres activités et acteurs, souvent dénués de qualités acoustiques, contribuent néanmoins à les affranchir d’une conception restrictive et cloisonnée de la culture et à les inscrire dans les lieux et les temps du commun. Certaines pratiques « confidentielles », comme celles des musiques dites traditionnelles, s’y trouvent, sinon plus présentes, en tout cas davantage visibles que dans les lieux dédiés des centres-villes.

En outre, les espaces ruraux comptent d’autres lieux, plus patrimoniaux, qui accueillent entre autres les activités musicales. Souvent restaurés par des associations d’éducation populaire (foyers ruraux, amicales laïques, etc.), portés par des dynamiques bénévoles, ils accueillent aujourd’hui une variété d’activités. On peut penser à La Grange Rouge en Saône-et-Loire49https://www.lagrangerouge.org/ proposant des stages de vannerie et de chant, un marché aux puces annuel, un festival de musiques à danser, des ateliers de gastronomie ; au Café Plùm dans le Tarn50https://www.cafeplum.org/ regroupant un café restaurant, une librairie indépendante et une salle de spectacles. Qu’ils soient ou non patrimoniaux, de nombreux lieux ruraux – dont certains regroupés sous la dénomination de tiers-lieux – se caractérisent par une multifonctionnalité et une hybridation de leurs missions, conjuguant soutien aux initiatives de la jeunesse, appui aux projets d’économie sociale et solidaire, initiation à l’environnement, etc.

En complément de ce maillage, on constate plus récemment un investissement dans des équipements de qualité adaptés aux enjeux des espaces ruraux (budgets modestes, enclavement, public disséminé) et spécifiquement dédiés aux pratiques musicales. Ces équipements s’appuient souvent sur des logiques de mutualisation et de coopération. C’est le cas des SMACs de territoire, comme la SMAC 07 en Ardèche « éclatée » sur trois sites51 https://www.smac07.com/ ou Art’cade en Ariège52https://www.art-cade.fr/artcade/#, ou encore d’écoles de musique dont les activités – cours, interventions musicales en milieu scolaire, prêt d’instruments – sont réparties sur plusieurs villages. Citons par exemple celle de la communauté de communes du Kreiz Breizh53https://www.kreiz-breizh.fr/ecole-de-musique-de-danse-et-dart-dramatique-du-kreiz-breizh-2/ en Centre Bretagne et rappelons également à ce propos le rôle joué par les départements, en tant que porteurs des schémas d’enseignements artistiques et facilitateurs des coopérations territoriales.

Une autre singularité des initiatives musicales repérables dans les espaces ruraux a trait à leur caractère souvent diffus, dispersé, éphémère ou itinérant54Delfosse C., Georges P-M., « Artistes et espace rural : l’émergence d’une dynamique créative », Territoire en mouvement, vol. 2, no 19-20, 2013.. Confirmant la vitalité des festivals constatée depuis les années 198055Ils sont estimés actuellement à 7 300 en France. Prédominants, les festivals de musique (42 % de l’ensemble) se répartissent entre musiques savantes (12 %), rock, pop, électro (11 %), musiques du monde (9 %), jazz et blues (6 %), chanson (4 %). Djakouane A., Négrier E., Festivals, territoire, société, ministère de la Culture (Deps), 2021., une toute récente étude pointe leur importance dans les campagnes : proportionnellement au nombre d’habitants, ils y sont plus nombreux, sans compter la part non négligeable de ceux qui se déroulent dans des espaces mixtes, à la fois urbains et ruraux. Si les festivals exclusivement itinérants sont des cas particuliers – en dehors des musiques classiques –, on constate un renforcement de la configuration d’événements qui rayonnent à partir d’un lieu défini56Djakouane A., Négrier E., op. cit.. Ces initiatives, parce qu’elles sont parfois initiées par des opérateurs culturels perçus localement comme « hors sol », sans concertation réelle avec les habitants du territoire, et parce qu’elles sont quelquefois à même de capter des financements importants (auprès des collectivités ou des contrats de filière), peuvent cela dit se trouver au cœur de jeux d’acteurs et de conflits d’usages.

Les activités musicales : vertus fédératrices et points de tension

L’exemple précédent permet d’introduire un troisième élément influant sur les dynamiques musicales des espaces ruraux : il s’agit de leurs structures sociales et de l’organisation particulière des relations entre acteurs. Plus encore qu’en ville, le tissu associatif joue un rôle prépondérant, jusqu’à constituer le socle sur lequel s’appuient certaines collectivités pour exercer leurs compétences culturelles. L’engagement des habitants au sein de plusieurs associations n’est pas rare, et cible en premier lieu le domaine des loisirs57Tandis que dans les grands centres urbains, elle est plus fréquente dans les domaines de l’action sociale et caritative, la santé, l’éducation et la défense de droits.. Il est essentiel aux nombreux événements festifs locaux, au fonctionnement des salles de concerts et clubs dans toute l’Europe58Live DMA, Les salles de concerts et les clubs en Europe, chiffres clés, 2021., ainsi qu’aux festivals. Cette implication fédératrice, notamment pour les jeunes, participe directement à la bonne ambiance nécessaire aux événements culturels et à leur fréquentation. Débordant largement d’un intérêt musical souvent déclencheur, le bénévolat dans ce cadre est ainsi, et avant tout, une « expérience plus sociale qu’esthétique59Djakouane A., Négrier E., op. cit. » tournée vers la participation active à la vie collective d’une commune60À ce sujet, voir le documentaire « Festival, quand mon village résiste », 2020., d’un bassin de vie.

Ces engagements associatifs, bénévoles et artistiques, ne sauraient toutefois masquer l’existence de fortes disparités. En effet, après le niveau d’éducation, le lieu de résidence influe fortement sur l’orientation, le type et l’intensité des pratiques culturelles : tous les habitants, y compris et peut-être surtout dans les espaces ruraux, ne disposent pas des mêmes capacités à s’impliquer dans la vie musicale locale. L’existence d’un festival dans la commune de résidence (ou aux alentours) ne suffit pas toujours à provoquer l’intérêt, voire la participation à son organisation : celle-ci est aussi liée, voire empêchée, par de nombreux ressorts d’ordre social, culturel, politique. De fait, s’investir bénévolement dans une association, autour d’un événement ou encore faire le choix de certaines pratiques musicales plutôt que d’autres, révèlent un ensemble d’appartenances sociales. Celles-ci peuvent être subies ou bien s’apparenter à des stratégies plus ou moins volontaires de sélection, parmi l’ensemble des sociabilités accessibles, de relations avec des personnes partageant des valeurs et des centres d’intérêt communs, et, bien souvent, la même origine sociale. En effet, fréquenter une chorale ou participer à un atelier de djembé, pratiquer les danses de salon ou bien la country, être bénévole dans un festival de musique classique ou une rave party, ne conduit pas à faire les mêmes rencontres. La pluralité de ces attentes en termes de sociabilités, des formes d’appartenance61Sencebé Y., « Être ici, être d’ici. Formes d’appartenance dans le Diois (Drôme) », Ethnologie française, vol. 34, 2004, p. 23-29. et des modes de vie repérables dans les espaces ruraux au fur et à mesure de leur diversification démographique peut se trouver au cœur de tensions entre touristes, « néo-ruraux », « autochtones », entre résidents principaux et secondaires, entre agriculteurs, chefs d’entreprise et acteurs culturels. Les phénomènes de festivalisation portés par d’importantes structures culturelles parfois absentes de la vie locale pendant la majeure partie de l’année peuvent par exemple provoquer un « sentiment de dépossession » de la part des habitants locaux, qui ne se reconnaissent alors pas (ou plus) dans les codes culturels de ces grandes manifestations. S’observent ainsi des processus de gentrification rurale, au travers desquels l’implantation de ménages disposant de capitaux économiques et/ou culturels supérieurs à ceux des populations déjà présentes alimente des inégalités62Tommasi G., « La gentrification rurale, un regard critique sur les évolutions des campagnes françaises », 27 avril 2018, en ligne : http://geoconfluences.ens-lyon.fr, ainsi que des formes de domination sociale63Guyot S., Metenier M., Tommasi G., Les Artistes dans la gentrification rurale. ACME : An International E-Journal for Critical Geographies, University of British Columbia, Okanagan, 2019.. Ici aussi la musique joue son rôle, tantôt émancipateur et facteur de lien, tantôt discriminant.

À travers le défi des lieux, de la distance, des mobilités et des appartenances multiples, les ruralités contemporaines offrent donc aux mondes musicaux un ensemble de contextes plus singuliers que contraignants, au sein desquels les acteurs locaux s’inscrivent de manière créative en proposant des rapports aux lieux pluriels, de nouvelles formes d’engagement et de coopérations.

Les campagnes, « laboratoire des possibles »

Enfin, à l’heure de l’anthropocène et face au défi de préserver l’habitabilité de la Terre, ces enjeux particuliers que concentrent les espaces ruraux s’offrent également comme le terrain d’expérimentations pour certains acteurs musicaux. Élargissant leurs ambitions en articulant leurs activités aux domaines de l’écologie, de l’agriculture et de l’alimentation, ces derniers œuvrent dans la transformation de la nature même des missions et projets.

Reconsidérer les rapports au vivant

Il ne fait aucun doute que la prise de conscience des conséquences écophages de l’industrie musicale s’est amplifiée ces dernières années. La course au gigantisme de certains festivals est de plus en plus décriée à travers l’émission de messages d’alerte lancés par des artistes à titre individuel64Le court-métrage de Massive Attack, par exemple, réalisé avec le Tyndall Centre for Climate Change Research, appelle l’industrie musicale à réduire son empreinte carbone : https://www.traxmag.com/massive-attack-film-impact-ecologique-musique-live/ ou collectif65Campagne No music on a dead planet : https://musicdeclares.net/gb/campaigns/no-music-on-a-dead-planet-2 ; appel des musiciens et des producteurs de musique engagés pour la transition écologique et la sauvegarde du vivant : https://leilamartial.com/ecologie/, ainsi que la parution du rapport « Décarboner la culture » par The Shift Project66The Shift Project, Décarbonons la culture !, rapport d’étude, 2021. ou encorela « charte de développement durable pour les festivals » initiée par le ministère de la Culture67https://www.culture.gouv.fr/Actualites/L-eco-responsabilite-un-enjeu-pour-les-festivals-de-demain. Dans ce contexte de conscientisation croissante des effets des activités humaines, y compris musicales, sur l’environnement, de nombreux festivals se sont déjà engagés – pour certains de longue date – dans des démarches de responsabilité écologique et sociale. Bien que la question se pose également en ville, la sauvegarde des sites naturels sur lesquels se déroulent concerts et festivals est particulièrement prégnante dans les campagnes convoitées pour leurs aménités environnementales. La circulation – et souvent les piétinements – des publics, les nuisances sonores et lumineuses, les aménagements divers, y provoquent ou accélèrent la dégradation de l’environnement, notamment l’altération de biodiversité (faune et flore), de géodiversité (minéraux et fossiles) et des paysages. Dans les zones classées comme dans les sites plus « ordinaires », l’enjeu est de prendre soin des espaces et des espèces, en portant attention aux périodes de nidation, en installant des hôtels à insectes, etc.

Dès les années 1990-2000, quelques structures pionnières ont mêlé musiques, art et écologie : le Festival de Thau, au bord d’une lagune protégée près de Sète riche en récifs de coralligène, hippocampes et flamants roses ; Scènes obliques, au seuil des Alpes, là où « la fonte des glaciers raconte dans la proximité ce qui se joue à l’échelle planétaire68https://www.scenes-obliques.eu » ; ou encore le festival Ecaussystème69https://www.ecaussysteme.com dans le Lot dont le nom même renvoie à la fragilité des milieux70 A contrario, on pourrait citer les contre-exemples des festivals dans les stations de ski, comme Tomorrowland : www.tomorrowland.com. Plusieurs festivals récemment créés inscrivent les liens au vivant au cœur de leurs projets : Les pluies de juillet71https://lespluiesdejuillet.org dans le bocage normand, LaC’oustique festival dans le Lot72https://fr-fr.facebook.com/pg/LacoustiqueFestival/posts , Les Grandes Marées73http://festivalgrandesmarees.com/LeFestival.aspx dans la baie du mont Saint-Michel, la Part Belle74https://www.lapartbelle.bzh dans le golfe du Morbihan, etc. Pour limiter les conséquences des afflux touristiques sur les sites, leurs jauges sont volontairement réduites. Marches à la découverte du biotope alentour, ballades et cueillettes, visites de fermes biologiques, mais aussi conférences et rencontres avec des scientifiques (paléoclimatologue, historien des forêts) et militants écologistes font pleinement partie de la programmation, au même titre que les concerts. Ces initiatives s’accompagnent également de démarches plus individuelles, néanmoins nombreuses, d’artistes et de compagnies qui, par le contenu de leurs productions autant que par leurs pratiques, entendent entrer dans le rang des écoresponsables.

Par ailleurs, dans le prolongement des travaux remettant en cause la traditionnelle séparation entre nature et culture75Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005., différentes recherches et expériences proposent de faire un pas de côté vis-à-vis des approches anthropocentristes de la musique pour renouer avec les innombrables « manières d’être vivant76Morizot B., Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous, Actes Sud, 2020. ». Se déployant de manière privilégiée au sein de grands espaces et/ou de zones d’habitat dispersé, elles tendent à questionner la musique comme étant le seul apanage de l’espèce humaine. La zoomusicologie77Grabócz M., Mathon G. (dir), François-Bernard Mâche, le compositeur et le savant face à l’univers sonore, livre-DVD, Éditions Hermann, 2018. étudie ainsi les qualités esthétiques des sons et chants produits par les animaux au-delà de leurs strictes fonctions biologiques. Naissent ainsi des compositions où loin d’être illustratifs, les chants d’oiseaux sont des instruments comme les autres78Par exemple Vigiles de François-Bernard Mâche, 2017., où un violoncelle est amené à dialoguer avec des baleines79On peut citer ici Méditation sur la fin du monde du compositeur Thierry Pecou (Schott Music, 2017).. Des concerts où des humains interagissent en direct avec des plantes sont également donnés80www.musicoftheplants.com . Les artistes de field recording enregistrent quant à eux l’empreinte sonore des paysages et espaces en tant que tels : vent, pluie, bruissements de feuilles, roulements de pierres sont alors au cœur de la création comme de l’écoute81Penone G., Transcription musicale de la structure des arbres, B. Chauveau éd., 2012..

Vers de nouvelles approches politiques ?

Tandis que ces expériences redéfinissent fondamentalement le rôle dévolu à la « nature », non plus seulement abordée comme une source d’inspiration, mais comme un « partenaire actif de la création82Ardenne P., Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Éditions Le Bord de l’Eau, collection « La Muette », 2019 », d’autres acteurs contribuent également à inscrire la pratique et la création musicales dans une approche plus systémique et politique de la mutation des espaces ruraux. Si des partenariats de salles de concerts et de festivals avec le monde agricole se sont développés au fil du temps, si les initiatives de concerts (musiques actuelles, jazz, classiques) à la ferme ne datent pas d’hier, certains organisateurs souhaitent aujourd’hui aller plus loin que de simples programmations dans des lieux atypiques (granges, pâtures, espaces naturels). Il s’agit pour eux de poser des actes de résistance face aux dérives du modèle productiviste dont sont victimes certaines populations et professions rurales depuis l’après-guerre. Ces acteurs engagent plus largement de lents, mais profonds bouleversements, à forte dimension politique, au sein desquels les modes d’organisation entre acteurs font figure de réelles innovations. C’est dans cette logique que s’inscrit le Run Ar Puñs, à Châteaulin, au centre du Finistère. Ce lieu labellisé SMAC développe depuis 2020 un nouveau projet élargi à l’agriculture, l’environnement et à l’alimentation, incluant un éco-restaurant, un verger et l’exploitation d’une terre maraîchère83https://runarpuns.com. L’enjeu est de rassembler l’ensemble de la chaîne de production, de sensibiliser à l’alimentation durable et à une agriculture paysanne respectueuse du vivant (approvisionnement en circuits courts, fruits et légumes de saison, transport limité, relations pérennes avec un réseau de producteurs locaux). Renouant avec le passé du hameau qui fut autrefois une ferme, dépassant les problématiques sectorielles des mondes musicaux, ce projet s’inscrit dans les mutations actuelles du monde paysan amené à « produire une nourriture saine à destination du plus grand nombre, participer à la protection de la biodiversité et [à] réanimer les villages et les campagnes84Micoud A., « Portrait de l’agriculteur de 2030 » dans Dard Dard,no 5, Éditions de l’Attribut, 2021. ». Cette démarche de Slow Food n’est pas sans faire écho au Slow Tour commesi, dans un contexte d’accélération des modes de vie85Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010., les campagnes ouvraient la voie à un autre rapport au temps et s’offraient peut-être comme « un territoire pour ralentir86Huyghe M., « Rural, un territoire pour ralentir ? » in Territoire en mouvement 37/2018 : https://journals.openedition.org/tem/4399 ».

Cet engagement partenarial entre mondes agricole et musical ne doit pas masquer l’ensemble des enjeux de pouvoir auxquels les acteurs de la musique sont confrontés, y compris au sein de petites localités. Rappelons ici que loin d’être acquis partout, le soutien et l’ouverture aux musiques plurielles relèvent très souvent d’une négociation permanente avec les promoteurs d’une culture plus élitiste et ségrégative. Le rôle démocratique qu’ont joué les départements dans ces rapports de force, en établissant des relations de proximité avec le monde de la musique – via leurs structures associatives (ADDM, Ada, etc.) –, tend à s’estomper progressivement au profit de collectivités plus politisées comme les communautés de communes par exemple. Le lien systémique entre l’ancrage local des mondes musicaux et l’organisation sociale des ruralités atteste plus généralement d’un pouvoir territorialisant de la musique imbriquant les considérations politiques, les affirmations identitaires et les nouvelles formes de régionalisation. Il ne saurait s’agir ici de réduire ces phénomènes à une dimension localiste87Canova N., Raibaud Y., « De l’espace du pouvoir aux territoires musicaux. Un regard géographique sur le lien entre musique et politique », L’Information géographique, Armand Colin, 2018. ; surtout si celle-ci en venait à invisibiliser des conditions inégalitaires ou inéquitables au sein des mondes musicaux.

De l’espace restreint au territoire

S’il semblait intéressant ici d’ouvrir sur ces initiatives qui dépassent les seuls enjeux des mondes musicaux, gardons-nous des interprétations liées à des effets de loupe et laissons à distance les utopies autarciques, car la proximité ne saurait être une valeur en soi. En matière musicale, « les circuits courts ne sauraient constituer la seule solution. Peut-on, doit-on totalement se défaire de la sensibilité moderne qui nous incite à regarder de l’autre côté du Channel, en Afrique, aux USA ?88Ribac F., Arts de la Scène et Musique à l’âge de l’Anthropocène. Conférence à l’Université de Lausanne, Université de Lausanne, département de sociologie, mars 2017, Lausanne, Suisse : https://hal-univ-bourgogne.archives-ouvertes.fr/hal-03100651 ». En l’absence d’une égale répartition des viviers d’artistes sur les territoires, faire venir des musiciens d’ailleurs n’est-elle pas l’une des conditions non seulement de la diversité culturelle, mais aussi de l’expression du devoir de solidarité et de non-discrimination envers des artistes étrangers parfois en grande fragilité économique, voire contraints à l’exil ? L’enjeu est donc « [d’]engager dès maintenant les arts de la scène et la musique dans une transition socioécologique adaptée aux spécificités de ces mondes, sans les illusions du développement durable et sans renoncer à la composante “universelle” de la modernité89Ibidem. ». Pour intéressantes qu’elles soient, les initiatives locales évoquées ne peuvent à elles seules se substituer à l’impérieuse nécessité de régulations à une échelle élargie.

Au regard de ces éléments, l’inscription territoriale de la musique apparaît comme un processus permanent qui met en scène au moins trois sous-thématiques appelant des analyses plus fines, particulièrement pour le contexte français. Tout d’abord, la question de la néo-régionalisation inscrit des référentiels d’action collective qui englobent les espaces ruraux dans une superposition d’échelles (administratives, métropolitaines, vécues, représentées, etc.). Évaluer précisément la place et le rôle joué par les acteurs de la musique reste un enjeu pour la recherche contemporaine. Ensuite, l’observation de ces territorialités émergentes pose la question identitaire comme raison forte de l’action. Or, compte tenu du caractère impermanent et pluriel des appartenances rurales, penser la musique comme leur véhicule imposerait une observation en continu de certaines initiatives, tant pour illustrer notre propos que pour en gager la véracité. Pour finir, le territoire de la musique peut être considéré soit comme un réseau de lieux en interaction, soit comme la trame de la co-spatialité des acteurs. En ce sens second, le territoire serait ce qui permet de vivre la même réalité physique avec des imaginaires parallèles, complémentaires ou antagonistes. Appréhender la pluralité des situations mériterait également un investissement dans des études plus ambitieuses.

Conclusion

L’approche combinée des musiques et des ruralités mise à l’épreuve par cette onde courte laisse entrevoir de fertiles développements futurs. Dans l’immédiat, elle nous a permis d’affranchir musiques et ruralités d’une vision restrictive et traditionaliste des espaces comme des mondes musicaux. Elle a également rendu possible l’identification d’un certain nombre de singularités socio-spatiales (distance, densité, imbrication des réseaux et jeux d’acteurs, approche décloisonnée de la musique), mais aussi d’une réelle diversité de pratiques, de présences et d’expérimentations musicales qui caractérisent aujourd’hui les espaces ruraux. Dans ce contexte tout sauf générique, les musiques y permettent le rassemblement d’acteurs, d’habitants, mais aussi de passants autour de pratiques sociales reposant sur des engagements personnels forts, sur des savoir-faire souvent associatifs et informels anciens, sur des logiques d’interconnaissance et d’entraide qui dépassent l’appréciation sectorielle des mondes de la culture. Elles investissent une diversité de lieux, permettent des sociabilités privilégiées, transforment le paradigme de l’offre culturelle en s’appuyant sur des démarches participatives. Se déployant fréquemment à rebours des logiques de rentabilité, elles construisent une économie propre, à dimension souvent sociale et solidaire. Elles condensent, enfin, une volonté partagée de participer au dynamisme d’espaces parfois vécus/perçus comme dépréciés, relégués, abandonnés, voire menacés.

L’appropriation généralisée du terme de « territoire » par les réseaux musicaux, des musiques actuelles aux musiques dites traditionnelles, bien qu’inscrite dans un phénomène d’infusion plus générale de ce terme dans l’ensemble de la société, est significative de la revendication d’une dimension opérationnelle de ces pratiques sensibles, culturelles, en l’occurrence musicales, sur l’espace. Il exprime une volonté des acteurs musicaux comme d’une partie des citoyens de se réclamer comme les acteurs légitimes du présent et de l’avenir de ces espaces, dans une forme de résistance à toute rationalisation du vivant, du vécu, des appartenances, de la culture et de nos existences sociales. Les pratiques musicales observables en milieu rural deviennent l’occasion de retrouver de la maîtrise sur son espace de vie ou d’appropriation, de se sentir partie prenante du devenir d’espaces en résistance face aux modèles hégémoniques du tout urbain et du tout central, tant administratif que politique.

L’acception instable de la ruralité et la pluralité des contextes auxquels elle fait référence, de même que la dynamique mouvante des mondes de la musique, sont autant de facteurs d’incertitude et de changement. Ces constats nous incitent à appeler l’ensemble des acteurs impliqués pour que les moyens de la recherche et de l’action se coordonnent au mieux face aux défis qui nous attendent.


  • 1
    Mathieu N., « Préface » dans Nos campagnes suspendues de Salomé Berlioux, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020, p. 8-9.
  • 2
    Duflos-Priot M.-T., Un siècle de groupes folkloriques en France, Paris, L’Harmattan, 1995.
  • 3
    Gravier J.-F., Paris et le désert français, Éditions du Portulan, 1947.
  • 4
    Élaborée en 1996 et revue en 2011, l’approche par « zonage en aires urbaines » définit quatre catégories d’espaces selon leur proximité/éloignement des pôles urbains : espace des grandes aires urbaines ; espace des autres aires ; autres communes multipolarisées ; communes isolées hors influence des pôles. En 2020, le « nouveau zonage en aires d’attraction des villes » insiste sur la notion de densité : 15 % des actifs travaillant dans le pôle étudié suffisent à qualifier la commune d’aire d’attraction d’un pôle urbain. Selon ce zonage, 51 % de la population habite dans des pôles urbains et 43 % dans leurs aires d’attraction, et une personne sur cinq vit dans l’aire d’attraction de Paris.
  • 5
  • 6
    Un vocabulaire varié a ainsi été développé pour qualifier au mieux les phénomènes d’urbanisation des campagnes comme de ruralisation des villes : le pré-urbain (Stébé et Marchal, 2017), le périurbain (Vanier et Estèbe, 2003), les campagnes urbaines (Poulot, 2008), les espaces non métropolisés (Kayser, 1969) ou périmétropolitains (Mirloup, 2004), les aires de répulsion des villes (Bouba Olga, 2021), etc. Ces tentatives de considération de ces « tiers espaces » nuancent la palette spatiale et déconstruisent l’opposition urbain/rural sans se départir, pour certains, d’une « colonisation sémantique hypermoderne libérale » (Jousseaume, 2020).
  • 7
    Pistre P., Renouveaux des campagnes françaises : évolutions démographiques, dynamiques spatiales et recomposition sociales, Paris, Université Paris Diderot – Paris 7, 2012.
  • 8
    Kayser B., La Renaissance rurale : sociologie des campagnes du monde occidental, Paris, Armand Colin, 1990.
  • 9
    Cahagne N., La Ruralité au comptoir : une géographie sociale et culturelle des cafés ruraux bretons, Rennes, Université Rennes 2, 2015.
  • 10
    Delfosse C., « La culture à la campagne », Pour, no 208, 2011, p. 43-48.
  • 11
    Raibaud Y., Canova N., « Introduction. Les figures d’attachement dans la géomusique », L’Information géographique, vol. 81, 2017, p. 8-19.
  • 12
    Woods L., Gritzner C.F., « Expressions of rural-urban dichotomy in country music », dans P. Kane, D. Hornbeck D. (dir.), Program Abstracts of the A.A.G., 1981.
  • 13
    Pendanx M., Cultures locales et identités : l’exemple des pays du Sud Sud-Ouest landais, Bordeaux, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 2013.
  • 14
    Hergott C., Le Chant polyphonique corse. Patrimonialisation d’une pratique vocale collective, Paris, L’Harmattan, 2019.
  • 15
    Lagarde B., Réunion maloya. La créolisation réunionnaise telle qu’entendue depuis sa musique traditionnelle, Aix-Marseille, Université de Provence, 2012.
  • 16
    Emin S., Guibert G., Parent E., « Éthique punk DIY vs éducation populaire : Analyse de l’émergence et de la persistance d’une scène musicale locale », L’Observatoire, no 47, 2016, p. 26-30.
  • 17
    Gore O., « La musique bretonne, entre régionalisme culturel et politique publique de la culture », dans Y. Raibaud (dir.), Comment la musique vient au territoire ?, Pessac, Éditions de la MSHA, 2009, p. 235-249.
  • 18
    Bidart P., « Rock, basquité, ruralité et post-modernité », Ruralia, no 2, 1998.
  • 19
    Canova N., La Musique au cœur de l’analyse géographique, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • 20
  • 21
    Glissant E., Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
  • 22
    C’est-à-dire « l’aptitude à apprécier l’esthétisme propre à une vaste gamme de formes culturelles, qui englobent les arts, mais aussi toute une série d’expressions populaires et folkloriques ».
  • 23
    Lipianky M., Taboada-Leonetti I., Vazquez A., « Introduction à la problématique de l’identité » dans C. Camilleri (dir.), Stratégies identitaires, Paris, P.U.F., 1990, p. 7-26.
  • 24
    Le groupe d’appartenance représente celui dans lequel vit l’individu, alors que le groupe de référence désigne celui qu’il prend comme référence en termes de valeurs, de normes ou de comportements.
  • 25
    Déclaration des droits culturels (Déclaration de Fribourg), 2007.
  • 26
    Crozat D., Géographie du bal en France, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1998.
  • 27
    Montagnat M., « Des pratiques de loisir entre ville et campagne : le trad en région Auvergne-Rhône-Alpes », Bulletin de l’association de géographes français. Géographies, vol. 96, no 96-4, 2019, p. 623-638.
  • 28
    Alors même que les acteurs concernés entretiennent des rapports ambigus à cette notion.
  • 29
    Hors champ, loin des villes et des clichés, Zone d’expression prioritaire, 2021.
  • 30
    Roche A., Des vies des pauvres, Les classes populaires dans le monde rural, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
  • 31
    Amsellem-Mainguy Y., Les Filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.
  • 32
  • 33
  • 34
    Ensemble 0 : www.ensemble0.com
  • 35
  • 36
  • 37
    Chevrefils-Desbiolles A. (dir.), La Résidence d’artiste, un outil inventif au service des politiques publiques, ministère de la Culture, DGCA/SICA, 2019.
  • 38
    https://www.culture.gouv.fr/Regions/Drac-Occitanie/Action-culturelle-et-territoriale/Developpement-culturel-et-presence-artistique-sur-les-territoires-ruraux
  • 39
    Pouthier F., « Portrait de l’artiste en passeur de territoire(s) », janvier 2012, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00781869/file/POUTHIER_artistesterritoire_2012.pdf
  • 40
    Perrenoud M., « Formes de la démultiplication chez les “musicos” » dans M.-C. Bureau, M. Perrenoud, R. Saphiro (dir.), L’Artiste pluriel : Démultiplier l’activité pour vivre de son art, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009.
  • 41
    Les inentendus : https://lesinentendus.fr
  • 42
  • 43
  • 44
  • 45
    Georges P.-M., Ancrage et circulation des pratiques artistiques en milieu rural : des dynamiques culturelles qui redessinent les ruralités contemporaines, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2017.
  • 46
    Augustin J.-P., Lefebvre A., Perspectives territoriales pour la culture, Pessac, Éditions de la MSHA, 2004.
  • 47
    Si la classification des équipements est précise pour la lecture publique et le cinéma, elle reste imprécise pour le spectacle vivant.
  • 48
    Cahagne N., op. cit.
  • 49
  • 50
  • 51
  • 52
  • 53
  • 54
    Delfosse C., Georges P-M., « Artistes et espace rural : l’émergence d’une dynamique créative », Territoire en mouvement, vol. 2, no 19-20, 2013.
  • 55
    Ils sont estimés actuellement à 7 300 en France. Prédominants, les festivals de musique (42 % de l’ensemble) se répartissent entre musiques savantes (12 %), rock, pop, électro (11 %), musiques du monde (9 %), jazz et blues (6 %), chanson (4 %). Djakouane A., Négrier E., Festivals, territoire, société, ministère de la Culture (Deps), 2021.
  • 56
    Djakouane A., Négrier E., op. cit.
  • 57
    Tandis que dans les grands centres urbains, elle est plus fréquente dans les domaines de l’action sociale et caritative, la santé, l’éducation et la défense de droits.
  • 58
    Live DMA, Les salles de concerts et les clubs en Europe, chiffres clés, 2021.
  • 59
    Djakouane A., Négrier E., op. cit.
  • 60
    À ce sujet, voir le documentaire « Festival, quand mon village résiste », 2020.
  • 61
    Sencebé Y., « Être ici, être d’ici. Formes d’appartenance dans le Diois (Drôme) », Ethnologie française, vol. 34, 2004, p. 23-29.
  • 62
    Tommasi G., « La gentrification rurale, un regard critique sur les évolutions des campagnes françaises », 27 avril 2018, en ligne : http://geoconfluences.ens-lyon.fr
  • 63
    Guyot S., Metenier M., Tommasi G., Les Artistes dans la gentrification rurale. ACME : An International E-Journal for Critical Geographies, University of British Columbia, Okanagan, 2019.
  • 64
    Le court-métrage de Massive Attack, par exemple, réalisé avec le Tyndall Centre for Climate Change Research, appelle l’industrie musicale à réduire son empreinte carbone : https://www.traxmag.com/massive-attack-film-impact-ecologique-musique-live/
  • 65
    Campagne No music on a dead planet : https://musicdeclares.net/gb/campaigns/no-music-on-a-dead-planet-2 ; appel des musiciens et des producteurs de musique engagés pour la transition écologique et la sauvegarde du vivant : https://leilamartial.com/ecologie/
  • 66
    The Shift Project, Décarbonons la culture !, rapport d’étude, 2021.
  • 67
  • 68
  • 69
    https://www.ecaussysteme.com
  • 70
     A contrario, on pourrait citer les contre-exemples des festivals dans les stations de ski, comme Tomorrowland : www.tomorrowland.com
  • 71
  • 72
  • 73
    http://festivalgrandesmarees.com/LeFestival.aspx
  • 74
    https://www.lapartbelle.bzh
  • 75
    Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
  • 76
    Morizot B., Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous, Actes Sud, 2020.
  • 77
    Grabócz M., Mathon G. (dir), François-Bernard Mâche, le compositeur et le savant face à l’univers sonore, livre-DVD, Éditions Hermann, 2018.
  • 78
    Par exemple Vigiles de François-Bernard Mâche, 2017.
  • 79
    On peut citer ici Méditation sur la fin du monde du compositeur Thierry Pecou (Schott Music, 2017).
  • 80
  • 81
    Penone G., Transcription musicale de la structure des arbres, B. Chauveau éd., 2012.
  • 82
    Ardenne P., Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Éditions Le Bord de l’Eau, collection « La Muette », 2019
  • 83
  • 84
    Micoud A., « Portrait de l’agriculteur de 2030 » dans Dard Dard,no 5, Éditions de l’Attribut, 2021.
  • 85
    Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
  • 86
    Huyghe M., « Rural, un territoire pour ralentir ? » in Territoire en mouvement 37/2018 : https://journals.openedition.org/tem/4399
  • 87
    Canova N., Raibaud Y., « De l’espace du pouvoir aux territoires musicaux. Un regard géographique sur le lien entre musique et politique », L’Information géographique, Armand Colin, 2018.
  • 88
    Ribac F., Arts de la Scène et Musique à l’âge de l’Anthropocène. Conférence à l’Université de Lausanne, Université de Lausanne, département de sociologie, mars 2017, Lausanne, Suisse : https://hal-univ-bourgogne.archives-ouvertes.fr/hal-03100651
  • 89
    Ibidem.
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