À partir de l’ouvrage de Toby Bennett, Corporate Life in the Digital Music Industry. Remaking the Major Record Label from the Inside Out.
Changer le regard sur les majors en observant le personnel non créatif
Les apports de cet ouvrage sont indissociables du parcours singulier de son auteur, Toby Bennett. Responsable des licences dans une major londonienne entre 2007 et 2012, il a pu étudier ces organisations de l’intérieur. L’accès aux majors étant extrêmement difficile pour les chercheurs et chercheuses, observateurs et observatrices extérieurs, son point de vue est unique. Il a également été expert pour UK Music, le syndicat professionnel des majors britanniques, et a réalisé des enquêtes pour The Hub, un laboratoire d’idées et d’actions. Depuis 2023, il est enseignant-chercheur en médias, culture et organisation à l’université de Westminster, à Londres. Le livre repose donc sur un travail d’observation de l’activité des personnes avec lesquelles l’auteur a travaillé. Ces observations ont été enrichies par de nombreux entretiens approfondis. Bien que son travail se concentre sur des terrains britanniques et que ses références théoriques soient principalement britanniques, relevant des Popular Music Studies, ses analyses ont une portée plus générale.
Il cherche à comprendre comment les majors ont pu retrouver leur position de contrôle de l’industrie de la musique enregistrée après les bouleversements technologiques et industriels des années 1990. Pour ce faire, il examine les processus organisationnels internes aux majors. L’avènement d’une économie numérique de la musique a profondément impacté l’activité des majors, notamment en ce qui concerne leurs besoins en compétences pour interagir en permanence avec des entreprises technologiques et les nombreux nouveaux intermédiaires. La gestion des droits est désormais au cœur de leur économie, ce qui a suscité une révolution des back offices. Les nécessités de la valorisation du back catalogue ont favorisé le recrutement, au sein des majors, de professionnelles et professionnels plus jeunes, notamment pour occuper des postes administratifs de gestion des droits, ainsi que des fonctions marketing. Une nouvelle culture d’entreprise, conférant une identité propre à l’industrie musicale, a été impulsée par ces employés de la génération X[1], dont les valeurs et références (professionnelles et personnelles) se sont construites dans les années 1990. Ils mettent en avant le nomadisme, l’attachement à la liberté d’expression, ainsi que le talent et le mérite plutôt que l’appartenance de classe, de genre ou de race, plus diverse que celles de leurs prédécesseurs. Leurs références culturelles sont éclectiques. Culturellement « omnivores », ils n’opposent pas la haute culture à la culture populaire. Ils ont ainsi aidé les majors à devenir plus réflexives, transparentes et communicatives.
Les majors, notamment grâce à de nouvelles formes de marketing, ont appris à intégrer les attentes du public, tandis que leurs propres modes de fonctionnement sont devenus plus visibles.
Le développement de la responsabilité sociale des entreprises a facilité cette ouverture.
La centralisation des processus à l’origine du pouvoir des majors
Grâce au travail du personnel non créatif, une « bureaucratie de tous les jours » s’est mise en place, avec des codes produits standardisés, différents types de contrats et une planification des ressources d’entreprise. Des dispositifs internes ont permis un reporting fin des performances financières, par labels, territoires, titres, ce qui a accru le contrôle managérial. Autrement dit, la qualité de l’information dont disposent les majors jouerait un rôle central dans les pouvoirs de marché dont disposent ces grands acteurs face aux autres parties prenantes de l’économie musicale numérique.
En jouant sur le paradoxe, Toby Bennett cherche à montrer que la centralisation et la normalisation des processus organisationnels et de circulation de l’information ont été acceptées et soutenues par les membres de la génération X, alors que leurs valeurs semblent discordantes par rapport à ces nouveaux processus qui engendrent une routinisation de leur travail. L’un des facteurs clés de cette adhésion réside dans la participation de ces employées et employés aux études marketing, dans lesquelles s’expriment des critiques à l’encontre des majors, portées par le public ou par l’équipe. Sous l’égide du personnel non créatif qui met en œuvre ces études, les majors tentent alors de faire accepter leurs stratégies par le public. Cette approche est assez irénique, mais elle est cohérente avec le positionnement de l’auteur, qui considère que les processus managériaux permettent de dépasser les rapports de force. Comme l’auteur le reconnaît, il est très éloigné des approches critiques.
La lecture de l’ouvrage de Toby Bennett est riche d’enseignement tant pour les acteurs et actrices que pour ses observateurs et observatrices. Elle incite à s’intéresser à celles et ceux qui sont habituellement invisibles. L’accent mis sur les systèmes d’information est aussi nécessaire, car la maîtrise des données constitue un enjeu de pouvoir considérable dans l’économie numérique. En effet, le pouvoir des majors ne peut plus seulement être abordé à partir de leur puissance financière, de l’ampleur de leurs catalogues ou de leurs capacités de lobbyisme, quelle que soit l’importance de ces dimensions. De même, les acteurs de la filière, quel que soit leur positionnement vis-à-vis des majors, trouveront dans cet ouvrage matière à réflexion pour analyser certains enjeux de leur propre entreprise. En effet, l’approche de Toby Bennett a l’avantage d’articuler la dimension matérielle, c’est-à-dire l’étude des processus organisationnels et des tâches effectuées par les employés, et la dimension idéelle. L’auteur montre combien l’état d’esprit et les valeurs du personnel sont importants pour comprendre les représentations qu’il a de son travail et de sa légitimité. Toby Bennett montre aussi à quel point ce personnel non créatif est sensible à ces « airs du temps », ces grandes représentations sociales ayant pesé sur la légitimité ou l’illégitimité des majors. Par exemple, le succès de la diffusion sociale de la thématique de « l’âge de l’accès », selon l’expression de Jeremy Rifkin[2], a favorisé l’idée que la musique s’écoute tout le temps, ouvrant ainsi la voie, sur le plan idéologique, à l’économie numérique musicale future, dans laquelle l’accès au contenu prime sur la propriété du support matériel (le disque). Le personnel non créatif se perçoit comme un maillon certes modeste, mais indispensable aux grands équilibres de l’industrie. Les acteurs de la filière peuvent ainsi trouver dans ces perspectives de la matière pour analyser les relations sociales au sein de leur structure, à l’aune de ce que Toby Bennett nomme l’économie morale.
[1] L’expression génération X désigne les personnes nées entre 1965, après le baby-boom, et avant 1980. Les personnes nées après 1980 qui forment la génération Y sont marquées par l’usage des outils modernes de communication.
[2] RIFKIN, Jeremy, L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, La Découverte, 2005, 406 p.
Toby Bennett est enseignant-chercheur en médias, culture et organisation à l’École des médias et de la communication de l’Université de Westminster, au Royaume-Uni.
BENNETT, Toby, Corporate Life in the Digital Music Industry: Remaking de Major Record Label from the Inside Out, Bloomsbury Academic, Coll. Music & Studies 2024, 2024, ISBN 978-1-5013-8723-4., doi : 10,504 0/9 781 501 387 265.