Note de lecture

Sortir de la modernité et imaginer d’autres mondes

Par Tomas Legon
Publié le 27 juin 2025

Tomas Legon est sociologue, spécialiste des pratiques, politiques et industries culturelles. Il a soutenu en 2014 une thèse à l’EHESS sur la construction des avis a priori chez les lycéens, en musique et cinéma. Il a notamment publié avec le collectif Médiations l’ouvrage Comme la culture vient aux enfants? Repenser les médiations (DEPS, Sciences Po, 2022).


Résumé

À partir de l’ouvrage Arts de la scène et musique dans l’Anthropocène, cette note de lecture invite les professionnels à voir dans les enjeux environnementaux bien plus qu’un problème technique, à même d’être résolu par une logique comptable ou managériale. François Ribac montre dans ce livre comment la musique et les arts de la scène ont contribué à l’avènement de la « cosmogonie moderne ». Seule une manière de faire de l’art et des concerts en dehors de « la modernité » donne une chance à la musique et aux arts de la scène d’être des espaces « où tous, amateurs comme professionnels, peuvent imaginer d’autres mondes possibles et contribuer à leur existence ».


Croiser les points de vue du chercheur, du spectateur, du musicien 

François Ribac est malheureusement décédé le 6 novembre 2024, ce livre est donc son ultime publication. Ce livre est à l’image du parcours spécifique de son auteur et de la position singulière qu’il a toujours assumée. En effet, sa carrière est caractérisée par sa double casquette d’artiste (compositeur, musicien) et de sociologue — indice de cette carrière assez atypique dans le monde académique, François Ribac devient maître de conférences à l’Université de Bourgogne à 51 ans, en 2012[1]. Il a toujours revendiqué cette double casquette pour produire des réflexions sociologiques sur les objets qui le passionnent et qui le concernent en tant qu’auditeur ou qu’artiste[2]. Dans cet ultime livre, il mobilise ses expériences de musicien et de mélomane pour les articuler à des réflexions issues des « humanités environnementales » (c’est-à-dire des réflexions produites par les différentes disciplines des sciences humaines et sociales à propos des enjeux environnementaux).

L’introduction du livre sert ainsi de positionnement général dans ces humanités environnementales : François Ribac distingue différents usages des mots « anthropocène », « environnement », « nature », et explicite la manière dont il veut s’en servir. Très documentée, cette introduction est une lecture précieuse pour s’initier et s’instruire sur certains débats en sciences humaines et sociales autour de l’Anthropocène[3]. Cette introduction est la partie du livre la plus proche d’une production académique de chercheur. Le reste de l’ouvrage n’est pas à aborder comme une analyse scientifique, mais bien comme la description de réflexions et d’expériences subjectives d’un auteur documenté, ayant des compétences spécifiques de musicien, de mélomane-spectateur. Il écrit d’ailleurs à plusieurs reprises dans le livre qu’il exprime un avis personnel, plutôt qu’une analyse générale se voulant vraie. 

Faire de l’art et de la recherche « a-moderne » : un défi à relever

Le cœur du livre consiste à lier l’Anthropocène à un type spécifique de société, les sociétés dites « modernes ». François Ribac définit très succinctement la modernité comme « le processus par lequel le capitalisme et la cosmogonie des Lumières s’imposent » (p.24). Dans le livre il va surtout s’appuyer sur les valeurs, les idéologies, de la « modernité », qu’il résume notamment dans la 4e de couverture par « la nécessité́ du progrès, la célébration des génies, l’impératif du renouvellement constant ». L’auteur défend l’idée selon laquelle le fait de créer et de diffuser des spectacles et de la musique depuis et pour cette « cosmogonie moderne »[4] nous condamne à rester dans l’Anthropocène et à amplifier les conséquences négatives sur les écosystèmes et sur tous les vivants. Il se donne comme mission de produire une réflexion et une démarche artistique de façon « a-moderne », c’est-à-dire non pas « anti-moderne » (cela reviendrait à estimer ce qui caractérise la modernité comme mal ou moins bien que ce que qui caractérise des sociétés animistes, traditionnelles, prémodernes, etc.), mais qui ne s’appuie pas par défaut sur les valeurs, affects et idéologies de la modernité. À partir de cet objectif général, le projet de François Ribac consiste à décrire comment des acteurs du spectacle vivant et de la musique dialoguent (consciemment ou non) avec les valeurs, les idéologies, de la « modernité ». Il s’agit tout d’abord de montrer que « l’art constitue l’un des récits essentiels de la cosmogonie moderne, un médium par lequel la nature, les femmes, les hommes, les sauvages, les savants, le progrès, etc., sont déclinés et entretenus » (p. 26). Chaque partie du livre va ensuite mettre ce constat à l’épreuve : dans le passé (par une étude de cas de Debussy), dans le présent (à travers la description du travail de certaines équipes artistiques abordant la question des enjeux environnementaux dans les arts de la scène), et dans le futur (via sa propre tentative de création artistique a-moderne).

Dans la première partie, l’étude de cas de Debussy entend prouver à quel point le compositeur est empreint de ces valeurs modernes et surtout comment il met ces valeurs modernes en musique, les « naturalisant » auprès du reste de la société. Dans un second chapitre, écrit depuis la perspective du spectateur, il s’agit de voir comment des acteurs artistiques contemporains produisent et diffusent des spectacles, des expositions, de la musique, en prenant en compte les enjeux environnementaux et en s’appuyant ou en se tenant à distance de valeurs, discours, caractéristiques de la modernité. D’après François Ribac, le paradoxe émerge dans le fait que les acteurs artistiques et les œuvres qu’il observe mettent explicitement à distance cette modernité (notamment en étant critique du progrès technologique ou de la domination des sciences occidentales comme discours de vérité sur le monde). Mais ils s’appuient concrètement sur des valeurs et des affects « modernes » pour penser leur rôle, la qualité des œuvres, la production et la diffusion de spectacles, etc. Par exemple, ils soutiennent et programment des artistes générant des « ruptures » artistiques et font une distinction assez nette entre les vrais artistes et les autres (spectateurs, amateurs…), soit des aspects caractérisant l’art dans la modernité. Enfin, dans le troisième chapitre, François Ribac détaille sa tentative de création d’un spectacle musical qui soit « a-moderne », comme une préfiguration de ce que pourrait être la création de demain, dans sa manière de penser l’art. Qui peut créer et définir ce qu’est l’art ? Comment la création peut-elle permettre à tout le monde de prendre part à la discussion sur la prise en compte des enjeux environnementaux ? Dans la description de cette tentative, la dimension matérielle de la production et de la diffusion disparait derrière les récits écologiques spécifiques, les expériences esthétiques et sensibles, les places concrètes que prennent les différentes parties prenantes de son « Grand Orchestre de la Transition ». 

Pour les professionnels de la musique et du spectacle vivant, l’intérêt principal du livre consiste à faire un pas de côté très net par rapport aux approches comptables « d’ingénieur » qu’on rencontre désormais couramment dans la manière qu’a le secteur musical de penser et de prendre en compte les enjeux écologiques[5]. François Ribac critique ces approches depuis quelques années, car d’après lui elles consisteraient à vouloir « manager » l’empreinte carbone du spectacle vivant par des gestions purement économiques, technologiques, logistiques, comptables, etc. Il pointe la limite de cette approche en soulignant que l’art tel qu’on le définit aujourd’hui a été créé dans et par la modernité et a tout de suite été un véhicule de naturalisation « enchantée » de cette modernité. On comprend donc que tant que les acteurs ne mènent pas une réflexion de fond sur les valeurs, attachements, et aspirations « modernes » qui sont les leurs, il n’y aura pas d’art réellement écologique. Le livre est focalisé sur ces questions : comment faire de l’art « a-moderne » depuis une société occidentale moderne ? Comment composer l’avant-garde d’un changement non pas seulement de pratiques de production ou de diffusion, mais de cosmogonie, c’est-à-dire de manière de penser le monde ? La difficulté des acteurs qu’il observe à s’extraire de la modernité pourrait être redoublée par le fait que le lecteur aurait bien du mal à affirmer que François Ribac lui-même parvient à produire une recherche ou un spectacle a-moderne[6]. Pourtant, cela ne signifie pas que la démarche est impossible : elle existe très certainement déjà dans plusieurs espaces au cœur des sociétés modernes. En revanche, cela signifie qu’il faut prendre au sérieux la proposition du livre : en s’aidant des définitions qu’il donne, il est nécessaire d’apprendre à observer « ce que la modernité nous fait », dans nos valeurs, nos objectifs, nos aspirations, et essayer de remplacer collectivement ces éléments par d’autres, a-modernes, qui seront autant de voies de sorties d’un anthropocène à l’issue fatalement catastrophique.

La filière musicale peut ainsi mobiliser cet ouvrage pour se demander comment les publics peuvent avoir une place qui n’est plus seulement celle du réceptacle de l’art fait par des personnes à part (les artistes, les professionnels). Comment imaginer des projets, des parcours, des formes de valorisation ne cherchant pas nécessairement l’innovation artistique, la mise en valeur d’un « génie musical », le rayonnement maximum, la construction d’un « plan de carrière » qui va toujours croissant ? Le dernier livre de François Ribac s’adresse indirectement à un secteur qui a été l’avant-garde de la modernité et qui doit désormais participer à être le laboratoire d’une société a-moderne.


[1] Pour comparaison, l’âge moyen des MCF recrutés est d’environ 35 ans.

[2] Voir par exemple L’Avaleur de rock, ou La Fabrique de la programmation culturelle, publiés à La Dispute respectivement en 2004 et 2016, le second étant co-écrit avec Catherine Dutheil-Pessin.

[3] Le terme signifie « ère de l’être humain » et a été proposé au début des années 2000 par le météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul Josef Crutzen. Au-delà des débats sur sa pertinence, sa véracité géologique ou son avènement, on peut retenir que le terme permet de décrire un moment historique dans lequel des organisations humaines ont des effets suffisamment forts sur les écosystèmes et le système Terre pour modifier profondément le fonctionnement de ceux-ci à une échelle globale.

[4] Cette expression renvoie à la mythologie qui caractérise ces sociétés par rapport à d’autres, les récits sur « la vérité », « le temps », « le monde », « les êtres humains », « la nature »…

[5] Cette démarche s’appuie notamment sur une partie des constats et méthodes du Shift Project dans son rapport « Décarboner la culture » de 2021.

[6] « Dans les premières pages de ce livre, j’avais fait le vœu de n’être ni moderne, ni anti-moderne, mais a-moderne. Il appartient désormais aux lecteurs et aux lectrices de juger si cet objectif a été (ou pas) atteint. » (p. 159).

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Note de lecture de Arts de la scène et musique dans l’Anthropocène par François Ribac

François Ribac (1961–2024) était musicien, compositeur, sociologue et enseignant-chercheur. Il a développé une approche croisée entre pratique artistique et recherche en sciences sociales, articulant création musicale, étude des musiques populaires, des technologies sonores et des enjeux socio-écologiques contemporains.