Introduction
L’industrie musicale contemporaine est tournée vers la valorisation des nouveautés. Pour un label, l’objectif est clair : faire entrer le nouveau single de l’artiste maison dans les charts et l’y maintenir. Pourtant, dans les années 1980, alors que le Compact Disc (CD) se généralise, les consommateurs et consommatrices achètent en CD les vinyles qu’elles et ils possèdent déjà[1]. On voit dès lors revenir dans le top des charts des albums publiés des années auparavant. Or, le but de ces classements est de promouvoir les nouveautés musicales. En 1991, l’industrie musicale adopte la distinction entre nouveauté (frontline) et back catalogue : seules les musiques publiées depuis moins de 24 mois (18 mois depuis 2008) sont éligibles dans les charts[2], les autres relevant du back catalogue[3].
Avec la généralisation des plateformes de streaming, l’histoire semble se répéter. Les acteurs du secteur constatent une augmentation de la consommation du back catalogue en streaming : en 2024, il représentait 73 % des streams au niveau mondial[4]. En France, sur la même année, le back catalogue (36 mois ou plus) représentait 60 % du Top 100 000 streaming (audio payant)[5]. Si les nouveautés dominent encore les classements (80 % du Top 200 streaming en France[6]), c’est bien le back catalogue qui tire la croissance de l’industrie. Plusieurs explications circulent chez les acteurs du secteur : développement d’une culture de la nostalgie chez les jeunes auditeurs et auditrices[7], expression de la « longue traîne[8] » et de l’hétérogénéité des catégories de nouveauté (flux) et de back catalogue (stock), ou encore rôle des algorithmes de recommandation qui proposent aux utilisateurs et utilisatrices des musiques « nouvelles pour eux » (new-to-them), notamment depuis le back catalogue[9]. Tous s’accordent néanmoins : depuis 2015, les streams de back catalogue dépassent ceux des nouveautés[10], et la tendance s’accentue.
Face à ce constat, on pourrait penser qu’une manière de capitaliser sur cette tendance tout en favorisant la promotion des nouveautés serait de redéfinir les catégories traditionnelles de l’industrie, comme en témoignent les nombreux débats à ce sujet dans la presse spécialisée[11]. Le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP) inclut depuis 2020 les albums de moins de 36 mois dans son Top 200[12] ; Chartmetric propose même de repousser la limite à 5 ans[13]. Or, l’enquête que j’ai menée auprès de professionnelles et professionnels des majors[14] atteste que la seule question des catégories ne suffit pas à épuiser les enjeux autour de l’augmentation des streams issus du back catalogue. Selon eux, le streaming marque un changement de paradigme dans la circulation et la consommation de la musique : alors que les disquaires, limités par l’espace, privilégiaient la nouveauté, les plateformes offrent aujourd’hui des catalogues quasi illimités[15]. Le modèle économique s’en trouve dès lors transformé : on passe de l’achat de supports physiques (logique de possession) à l’écoute en ligne (logique de répétition)[16]. Dans ce paradigme, la visibilité des œuvres dépend désormais largement de playlists et d’algorithmes qui favorisent la répétition de l’écoute. Au-delà des catégories temporelles elles-mêmes, ce sont les pratiques de commercialisation et de promotion traditionnelles de l’industrie musicale qui sont donc appelées à se transformer. Dès lors, comment les professionnels du secteur tentent-ils d’actualiser le back catalogue dans une industrie marquée par la généralisation du streaming et qui reste centrée sur la valorisation des nouveautés ?
L’article propose le concept d’actualisation pour décrire ces pratiques de valorisation du passé dans le présent[17]. Il s’appuie sur une enquête (observations et 30 entretiens menés entre 2020 et 2025) auprès de professionnels du back catalogue dans les filiales françaises de deux majors[18], dont une a été étudiée en profondeur dans le cadre d’une thèse Cifre (convention industrielle de formation par la recherche). L’analyse intègre aussi un corpus de 60 articles de la presse spécialisée et de rapports sur le marché de la musique enregistrée.
La patrimonialisation de l’artiste et de son œuvre
L’actualisation du back catalogue est une pratique quasiment aussi ancienne que l’industrie musicale elle-même. Dans la première moitié du XXe siècle, l’invention du disque a accéléré le processus de redécouverte de la musique « ancienne » (la musique classique) : « [E]ntre 1900 et 1950, la part de la musique « contemporaine » (pour l’époque, i.e. postérieure à la fin du XIXe siècle) dans le catalogue Pathé passe de 97 % à 25 %, tandis que celle de la musique antérieure à 1800 croît de 3 à 37 %[19]. » En 1900, les compositeurs les plus enregistrés étaient Verdi, Sullivan, Gounod et Wagner ; en 1950, les compagnies se concentrent davantage sur les compositeurs du siècle précédent (XVIIIe siècle) : Beethoven, Bach et Mozart. Avec le microsillon (années 1950-1980), l’actualisation passe surtout par les compilations (greatest hits) et rééditions. L’arrivée du CD, moins coûteux à reproduire et capable d’accueillir deux fois plus de titres que le vinyle, amplifie encore cette logique[20].
Un premier mode d’actualisation du back catalogue concerne le travail éditorial sur des artistes de renom ne produisant plus de nouveautés, via des rééditions et des compilations. Ce mode est principalement utilisé au sein des majors musicales. D’une part, ces entreprises détiennent souvent les droits d’exploitation sur des catalogues anciens (notamment pour des enregistrements antérieurs aux années 1990) issus de contrats d’artistes, donc avec un faible taux de royautés reversé aux artistes[21]. D’autre part, la notoriété de ces dernières et de ces derniers réduit les risques et accroît la rentabilité des « projets back catalogue », favorisant ces dernières décennies le rachat de catalogues par des majors ou des fonds d’investissement[22] : par exemple ceux de Queen (2024) par Sony Music pour 1,27 milliard de dollars ou de KISS (2024) par Pophouse Entertainment pour environ 300 millions de dollars.
Actualiser le back catalogue : une histoire d’anniversaires
Comme pour les « artistes frontline », les majors distinguent plusieurs stratégies d’actualisation selon la notoriété actuelle des « artistes back catalogue ». L’enquête a permis d’identifier trois catégories. La première regroupe les artistes tombés dans l’oubli, qui font l’objet d’un travail d’actualisation très limité, comme l’illustre le témoignage d’un professionnel évoquant une artiste des années 1960 souhaitant voir exploiter un de ses albums :
Je l’ai calmée en lui disant qu’on allait mettre en ligne une partie de son répertoire. Au moins, juridiquement parlant, nous on n’était plus à zéro, alors qu’il est écrit qu’on a le droit d’exploiter ou non si on veut. […] Le seul problème, c’est que mettre en ligne ce n’est pas un truc qui se fait tout seul, y a pas mal de boulot à faire.
Cette situation révèle une tension entre, d’un côté, le devoir d’exploiter un catalogue – ou au minimum de ne jamais simplement dire « non » – et, de l’autre, la rentabilité attendue au vu du travail requis pour les professionnels de la major. La consommation (en physique ou en streaming) de cette catégorie d’artistes reste très faible, et le travail éditorial (numérisation, clearance[23], livraison sur plateformes) est souvent jugé trop chronophage au regard des revenus potentiels. Les majors privilégient alors des solutions minimales (mettre en ligne des titres indisponibles, apposer un sticker anniversaire sur la couverture d’un projet physique existant) ou choisissent de licencier le catalogue à un autre label[24], désamorçant ainsi d’éventuels conflits avec l’artiste ou ses ayants droit.
La deuxième catégorie concerne les artistes dits « à repositionner ». Ces artistes ont généralement connu un grand succès il y a quelques décennies, mais leur notoriété s’est depuis étiolée, comme le raconte un chef de projet back catalogue en major à propos d’un artiste décédé en 2016 :
Quand il est mort, on a été contactés par sa fille, et c’est elle qui a demandé qu’on crée plusieurs projets. On a déjà sorti un premier best of, une ou deux petites compil’ pas chères, et là il va y avoir un tribute qui va sortir. […] Ça va être la première pierre à l’édifice pour la tentative de reconstruction de son image, jusqu’au moment où en septembre prochain, pour l’anniversaire des cinq ans de sa disparition, on va sortir la première intégrale.
Les produits physiques commercialisés s’adressent à différents publics : une intégrale vendue aux fans historiques de l’artiste, des best of à prix réduit pour les personnes connaisseuses, et un album tribute réunissant des artistes frontline pour les autres. Mais produire des projets back catalogue qui concernent des artistes « à repositionner » s’avère financièrement risqué, car la capacité des différents publics à acheter les produits reste très incertaine. C’est une caractéristique bien connue de la théorie des industries culturelles : puisqu’il s’agit d’un bien expérientiel, il est impossible de prévoir le « succès » d’une œuvre[25]. La promotion traditionnelle dans les médias (presse, radio et télévision) s’avère dès lors essentielle pour réduire ce risque[26]. Même en cas d’échec commercial, certains professionnels revendiquent toutefois la dimension « culturelle » ou « patrimoniale » de leur travail, comme le dit le chef de projet cité précédemment en se projetant dans la retraite : « J’aurai mis mon petit grain de sable pour que mes enfants continuent de connaître ces artistes. »
La troisième catégorie regroupe les artistes célèbres, souvent qualifiés de « légendes de la chanson française » par les professionnels. Contrairement à celles et ceux « à repositionner », ces artistes bénéficient déjà d’un important travail d’actualisation et restent largement consommés, en streaming comme en physique. Pour ces « légendes », comme pour les autres catégories, les membres des labels s’appuient fréquemment sur les anniversaires de naissance ou de décès pour lancer de nouveaux produits. Ces dates constituent des occasions privilégiées de « prendre la parole » – mettre en place des actions marketing ciblées –, comme l’illustre ce chef de projet back catalogue en major à propos d’un artiste :
Là en 2020 ça sera le 20e anniversaire de sa disparition. […] On conçoit des produits pour l’anniversaire de la mort d’un mec parce qu’il y a un pic promo dans les médias, et que nous on surfe sur ce pic promo. […] Oui il y a un côté croque-mort dans cette histoire, mais nous on fait juste face à une demande, parce que les médias vont en parler. Et exploiter des répertoires, c’est notre métier.
Ces artistes célèbres sont prioritaires pour les majors. Très écoutés, elles et ils disposent d’une fanbase jugée par les professionnels comme particulièrement dépensière, car plus âgée et jouissant d’un capital économique important. Tout en intégrant la baisse de consommation des produits physiques, les membres des labels cherchent à capitaliser sur des produits à forte valeur ajoutée (comme des intégrales de la discographie d’un artiste) à destination des fans historiques.
L’actualisation pour ces trois catégories dessine un travail de patrimonialisation des artistes back catalogue par les professionnels des majors. La patrimonialisation désigne « le processus de constitution de la musique comme patrimoine, à savoir, étymologiquement, à la fois un héritage du passé, volontiers monumental, et une possession dont on jouit[27] ». Ce travail s’appuie sur des « procédures de sauvegarde, de conservation et de valorisation[28] » afin d’assurer la transmission de l’œuvre, et « suit des logiques en partie marchandes[29] ». Au fil des décennies, les produits commercialisés pour actualiser le back catalogue d’un artiste se sont diversifiés. Parmi eux, les biopics apparaissent comme le médium de patrimonialisation par excellence. Bien que coûteux et chronophages à produire pour les sociétés de production audiovisuelle, ils sont aussi plus faciles à promouvoir auprès du public[30]. Ces dernières années, les biopics musicaux se multiplient à l’international et en France : Back to Black (Amy Winehouse), Better Man (Robbie Williams), Un parfait inconnu (Bob Dylan), Maria (Maria Callas), Bob Marley: One Love, ou encore Monsieur Aznavour, pour ne citer que des exemples de 2024. Mais la multiplication des projets d’actualisation alimente aussi les discours critiques dénonçant la « rétromania[31] » ou le « foreverisme[32] » des industries culturelles, autrement dit une saturation du présent avec des musiques du passé à des fins toujours plus lucratives.
Le savoir-faire des « catalogue teams »
Depuis le milieu des années 1990, des « catalogue teams » ont été créées dans les majors afin de développer la production de projets back catalogue[33], en particulier concernant des artistes de renom décédés[34]. Les professionnels de ces équipes (en particulier les cheffes et chefs de projets) revendiquent un savoir-faire technique et une connaissance approfondie des œuvres. Ils se comparent parfois à des archéologues cherchant des inédits cachés dans des bandes master oubliées, ou à des enquêteurs qui reconstituent par accumulation d’indices le contexte de création d’un titre déterré.
Leur savoir-faire repose sur une érudition poussée autour d’un artiste ou d’une époque passée, mais aussi sur leur capacité à collecter et organiser de vastes volumes de données audio, vidéo et iconographiques. Cette expertise est le résultat d’un processus de plusieurs années au contact de l’œuvre de l’artiste, et elle est alimentée par une relation constante avec les ayants droit et des « consultantes » ou « consultants » (des proches de l’artiste ou des fans particulièrement expertes ou experts de son œuvre). Les consultants aident les chefs de projet à déterminer la valeur marchande, artistique et morale de l’œuvre : de « fond de tiroir » à inédit exceptionnel méritant d’être commercialisé[35].
Dans la mesure où parler de l’œuvre d’un mort, c’est aussi parler du mort lui-même, des critiques ont émergé, portées le plus souvent par des journalistes et des fans de l’artiste, pour dénoncer tant le manque d’authenticité et de qualité des produits que le non-respect de ce que serait la volonté de l’artiste[36]. Les controverses qui ont accompagné la commercialisation de certains projets posthumes à partir des années 1970 ont eu des effets instituants sur l’activité des professionnels des majors[37]. D’un côté, les observateurs et observatrices du secteur s’accordent sur une nette augmentation du nombre de projets posthumes depuis les années 2000, au point que certains parlent de « posthumania[38] ». De l’autre, ces projets semblent de plus en plus régulés, car les professionnels des majors intègrent davantage, dans la réalisation de leurs projets, les critiques récurrentes concernant les effets dégradants auxquels peuvent pousser des logiques marchandes. Le savoir-faire des professionnels du back catalogue se caractérise donc aussi par leur capacité à anticiper les critiques dont elles et ils peuvent faire l’objet, comme en témoigne l’évocation de la figure du croque-mort par le chef de projet back catalogue. Ces éléments permettent d’identifier un processus commun entre l’industrialisation des projets back catalogue relatifs aux artistes décédés et l’émergence de pratiques prudentielles[39] dans la réalisation de ces mêmes projets.
Playlister le back catalogue
Contrairement à ce que ces pratiques pourraient laisser penser, le travail d’actualisation du back catalogue n’est pas incompatible avec le numérique. Depuis la fin des années 2010, les équipes back catalogue des majors se sont adaptées à la généralisation des plateformes de streaming, avec pour ambition de rajeunir les audiences des artistes qui disposent d’un catalogue ancien[40]. Les équipes back catalogue se sont ainsi diversifiées en intégrant des profils orientés vers la maximisation de l’actualisation sur les plateformes de streaming.
Alors qu’à l’ère du CD l’enjeu était de maximiser les ventes, peu importe que le produit vendu soit écouté ou non, à l’ère du streaming, c’est la répétition de l’écoute qui prime. Il en découle une autre manière d’actualiser le back catalogue, qui passe de plus en plus par le playlisting sur les plateformes de streaming. Les professionnels travaillent quotidiennement à intégrer des titres dans des playlists thématiques ou à créer de nouvelles playlists liées à un événement calendaire, une ambiance ou un genre musical. Cela permet de « faire vivre » l’œuvre de l’artiste, de poursuivre sa patrimonialisation, mais aussi de cibler un public plus jeune. Mais, comme le rappelle le directeur d’un label back catalogue dans une major :
Il faut trouver un équilibre entre gestion très précautionneuse des budgets et développement de l’artiste sur le digital.
La livraison de titres jamais mis en ligne, la création de playlists thématiques ou encore la sortie de remixes sont des actions marketing qui visent également à stimuler l’algorithme de recommandation. Comme l’explique une spécialiste du digital au sein d’une major, « le playlisting éditorial influence le playlisting algorithmique ». Autrement dit, selon les professionnels, plus le travail d’actualisation autour d’un ou une artiste est important, plus les algorithmes de recommandation de la plateforme sont susceptibles de favoriser sa mise en avant auprès des consommateurs. De plus, le passage d’une logique transactionnelle (ère du physique) à une logique d’écoute répétée (ère du streaming) entraîne aussi un déplacement dans les métriques étudiées par les professionnels des équipes back catalogue. Ce ne sont plus les ventes qui font l’objet d’un suivi minutieux, mais les KPI (key performance indicators) d’« engagement » : durée moyenne d’écoute d’un titre, taux de découverte moyen, taux de skip[41], etc. Autant d’indicateurs qui témoignent de l’intérêt des auditeurs pour une musique et qui ont, selon les professionnels, des effets sur la circulation future du titre.
Pour autant, livrer des titres, créer des playlists ou publier des remixes ne suffit pas toujours à « rajeunir » l’audience d’un artiste. Pour cela, les labels doivent comprendre comment les jeunes publics découvrent et consomment le back catalogue en dehors des plateformes de streaming.
La résurgence d’un titre
La « numérimorphose[42] » de l’actualisation ne se limite pas aux seules plateformes de streaming, car la consommation des titres du back catalogue en streaming est aujourd’hui étroitement liée à la manière dont ils circulent sur les plateformes sociales (TikTok, Instagram, Snapchat…). En 2024, 84 % des musiques qui ont intégré le Billboard Global 200 avaient connu un épisode viral sur TikTok[43] et, parmi les 50 titres les plus utilisés sur TikTok à travers le monde, 20 proviennent du back catalogue, avec en tête la chanson « Forever Young » (1984) d’Alphaville[44].
Si la période Covid a fragilisé le secteur du live, la généralisation au niveau mondial de l’usage de l’application TikTok au cours de l’année 2020 a profondément marqué le secteur de la musique enregistrée. À partir de l’année 2021, un nouveau terme s’est popularisé dans les couloirs des labels : la « résurgence ». Utilisée entre autres par les professionnels des majors, la métaphore de la résurgence[45] désigne les titres du back catalogue tombés en partie dans l’oubli qui redeviennent soudainement populaires sur les plateformes sociales, souvent de manière imprévisible.
La logique virale
La « viralité » peut se définir comme « une concentration temporelle et collective de l’attention sur un objet[46] » entraînant « une propagation interindividuelle massive et rapide de cet objet dans les réseaux sociaux[47] ». Si « Old Town Road » (2018) de Lil Nas X constitue en 2019 l’un des premiers cas notables de viralité sur TikTok, c’est « Dreams » (1977) de Fleetwood Mac qui marque un tournant dans la redécouverte virale d’un titre ancien (résurgence). Tout part d’une vidéo de Nathan Apodaca dévalant une route en skate, jus de cranberry à la main, avec en fond sonore la chanson du groupe de rock. Plus d’un an après sa mise en ligne, elle connaît un succès viral sur TikTok et propulse le titre dans les tops de streaming. Depuis, de tels exemples se sont multipliés sur l’application et sont régulièrement commentés dans la presse.
Pourquoi ces résurgences attirent-elles autant l’attention des professionnels ? D’abord, parce qu’un titre du back catalogue peut redevenir un hit et grimper dans les classements. En 2022, sous l’impulsion de la viralité sur les plateformes sociales, Spotify observait que près d’un tiers des titres du Top 200 hebdomadaire provenaient du back catalogue (contre 13 % en 2020)[48]. Ensuite, un morceau viral entraînerait en moyenne 70 % d’augmentation du nombre d’écoutes sur le reste de l’œuvre de l’artiste[49]. Enfin, la résurgence est un levier privilégié pour le rayonnement d’un artiste à l’étranger, comme ce fut le cas pour « Makeba » (2015) de Jain, « Dernière danse » (2013) d’Indila, ou « Est-ce que tu m’aimes ? » (2015) de GIMS.
Ces phénomènes de résurgence ont aussi été particulièrement observés pour des musiques back catalogue utilisées dans des films, des séries ou des jeux vidéo (une pratique communément appelée « synchronisation »). C’est le cas de « Running Up That Hill » (1985) de Kate Bush dans la série Stranger Things ou, plus récemment, de « Je survivrai » (1979) de Régine dans Bref 2, utilisée des dizaines de milliers de fois dans des vidéos TikTok. De tels exemples illustrent les nouvelles formes de circulation d’une œuvre entre la synchronisation, l’utilisation d’un extrait sonore par les utilisateurs des plateformes sociales et l’écoute du titre sur les plateformes de streaming[50]. Selon les chiffres du SNEP, cette reconfiguration contribue à l’augmentation de 19 % en 2024 (versus 2023)[51] des revenus issus de la synchronisation.
La résurgence permet non seulement de « réactiver » l’audience historique d’un artiste, parfois de le faire davantage connaître à l’étranger, mais surtout de toucher un public plus jeune, puisqu’environ 70 % des utilisateurs de TikTok dans le monde ont entre 18 et 30 ans[52]. Les professionnels du marketing parlent alors de « transferts d’audiences » entre une plateforme sociale et les plateformes de streaming. Les professionnels des majors ont ainsi observé qu’un titre résurgent pouvait rajeunir le public d’un artiste – phénomène rare, car un artiste vieillit habituellement avec son audience. Par exemple, selon Sony Music France, en mars 2025, la moitié des auditeurs de Joe Dassin avait moins de 34 ans[53]. C’est sur ce point que la résurgence se distingue de phénomènes viraux concernant des artistes frontline. Un rajeunissement nourrit l’espoir de voir ces nouveaux auditeurs écouter l’artiste pendant encore de longues années.
Une maîtrise incertaine
À partir de 2021, la résurgence est devenue un enjeu essentiel pour les majors. Grâce aux moyens dont elles disposent, ces entreprises ont historiquement réussi à reconfigurer leur organisation et leurs pratiques afin de maîtriser la diffusion des musiques distribuées. Des équipes dédiées aux phénomènes viraux se sont construites avec pour objectif d’en augmenter le nombre et la portée. De nouveaux profils ont été recrutés, notamment des spécialistes du marketing d’influence. Toutefois, l’intégration des phénomènes de résurgence dans les pratiques marketing des labels est apparue plus compliquée que prévu.
Deux enjeux des tendances virales sont problématisés par les professionnels du marketing lorsqu’ils tentent de maîtriser de tels phénomènes. Le premier est celui de la fugacité[54]. En effet, les tendances sur TikTok ont une durée de vie très courte (trois semaines en moyenne). Les professionnels se retrouvent dès lors dans des situations d’urgence s’ils souhaitent capitaliser sur cette dynamique. Une première manière de gérer la fugacité consiste alors à « créer » eux-mêmes des tendances sur TikTok. Cependant, les tentatives de création de résurgence se heurtent à un second aspect des phénomènes viraux : l’organicité[55]. C’est ce qu’explique le responsable marketing du label back catalogue d’une major à propos de TikTok :
Moi je pense qu’on ne maîtrise rien. On cherche constamment à faire des vidéos pour qu’elles buzzent, mais ça arrive très rarement. On passe beaucoup d’argent et d’énergie dans ça alors qu’en fait ça n’aboutit souvent à rien et, surtout, que ça ne dépend pas de nous.
Ces phénomènes viraux semblent d’abord dépendre de l’appropriation des musiques par les utilisateurs de TikTok. Ce changement de paradigme dans la circulation d’une musique s’est notamment caractérisé par l’intégration de l’expression « tendance organique » dans le lexique quotidien des départements marketing des labels, par opposition à ce qui est mis en avant par le biais d’une campagne marketing[56]. On retrouve ici l’incertitude classique dans le « succès » potentiel d’une œuvre, mais prise cette fois dans une nouvelle logique de circulation.
Les nombreux exemples de résurgence qui ont eu lieu ces dernières années montrent que les tendances virales ne se font pas autour de l’artiste et de son univers, mais autour de la musique : les paroles de la chanson, le drop[57] contenu dans l’extrait utilisé par les utilisateurs, ou encore les imaginaires véhiculés par les sonorités de la musique. L’organicité s’incarne donc dans les pratiques de détournement de la musique par les utilisateurs de la plateforme. Qu’il s’agisse des comportements de ces derniers ou des attitudes de l’algorithme de la plateforme, elle constitue un problème pour les professionnels des majors, car il n’apparaît pas possible d’anticiper le prochain phénomène de résurgence. De plus, les tentatives de création de phénomènes viraux peuvent s’avérer coûteuses par rapport aux résultats obtenus. Or, la limitation des budgets est souvent critiquée par les professionnels du marketing viral comme étant l’une des causes de l’échec des tentatives de création.
Capter la trend : détecter, amplifier, prévoir
Comme leur capacité à générer de la résurgence s’avère très incertaine, les professionnels du marketing viral tentent d’être « réactifs » vis-à-vis de phénomènes existants afin d’amplifier leur portée. L’« amplification » consiste alors à maximiser rapidement la viralité d’une musique afin d’accroître sa circulation sur la plateforme puis sa consommation en streaming.
Mais pour amplifier un titre viral sur TikTok, encore faut-il le détecter rapidement, avant que la tendance ne s’estompe (problème de fugacité). Lors de l’enquête dans une major, il a été possible d’observer simultanément un accroissement du nombre de professionnels spécialisés les uns dans le marketing viral, les autres dans la data analyse. Ces derniers utilisent des « dashboards » (tableaux de bord) compilant les données de consommation pour suivre quotidiennement l’usage des musiques de la major sur les plateformes sociales. Au fil des années, ces dispositifs se sont avérés de plus en plus performants et utiles pour les professionnels du marketing dans les labels[58].
Une fois la résurgence détectée, les professionnels mettent en place des actions marketing dans le but d’amplifier la tendance. Cela passe notamment par l’enrôlement d’autres acteurs de l’industrie dans la stratégie marketing : les professionnels de TikTok, des créateurs et créatrices de contenus sur la plateforme, voire les artistes directement. Prenons l’exemple d’une séquence ethnographique lors d’une réunion du label back catalogue d’une major :
La responsable digitale du label mentionne qu’il y a en ce moment 15 000 créations TikTok sur un titre [back catalogue] d’un artiste. Le directeur marketing dit : « Il faut y aller à fond. Faut voir si ça continue comme ça et si on fait appel à des influenceurs. » La responsable digitale s’interroge sur le timing de la résurgence, car un nouveau single de l’artiste doit prochainement sortir. Le directeur du label répond : « On prend tout ! Amplifions ce titre [résurgent]. Sur tous nos artistes le but c’est de pousser le [back] catalogue, c’est compatible avec un nouveau titre. » Il demande si l’artiste est déjà présent sur TikTok. Une responsable de la promotion auprès des médias intervient : « Lui ne fera aucun contenu, ça va être une vraie galère, il déteste ça. » La séquence se termine par la prise de parole du directeur du label : « Il faut tenter, faut rien s’interdire. »
La participation de l’artiste à une tendance qui concerne l’un de ses titres est décrite par les professionnels comme un levier essentiel dans leurs tentatives d’amplification. Pourtant, comme l’atteste cet exemple, une telle participation n’a rien d’évident. Selon les membres des labels, certains artistes ne savent pas comment s’y prendre, n’en voient parfois pas l’intérêt, voire se montrent réticents à produire du contenu sur TikTok, jugé chronophage ou incompatible avec leur image. Lorsque l’artiste s’implique, le succès de la vidéo publiée dépend également de sa capacité à s’adapter au contenu de la tendance. En 2020, Mick Fleetwood (cofondateur et batteur de Fleetwood Mac) rejoue ainsi la scène devenue virale autour de « Dreams », jus de cranberry à la main[59]. Participer à une tendance, c’est alors reconnaître le principe même d’organicité ; autrement dit, accepter que le sens d’une chanson puisse échapper à son auteur ou autrice comme à son label.
Au fil des années, les professionnels ont aussi remarqué que certaines résurgences suivaient une logique saisonnière. Ce caractère cyclique intervient lorsque des titres deviennent « marqués[60] » par l’appropriation que les utilisateurs en ont eue, à l’instar de « we fell in love in october » (2018) de Girl in Red, pour illustrer l’amour au mois d’octobre. Côté français, Joe Dassin est un bon exemple de résurgence saisonnière : « Et si tu n’existais pas » (1975) au moment de la Saint-Valentin et « Dans les yeux d’Émilie » (1978) dans la période des férias ou des compétitions de rugby[61]. Ce qui était alors les chansons d’une époque, portées par les fans d’un artiste, se transforme en musiques revendiquées par une nouvelle génération. Le sens de ces chansons en a été détourné, participant à leur transmission, à une hausse de la consommation d’un back catalogue sur les plateformes de streaming et à la patrimonialisation de l’artiste. Mais la saisonnalité permet aussi d’anticiper des tendances organiques. En intégrant ce principe dans leurs stratégies, les labels peuvent planifier tout au long de l’année les moments d’actualisation du back catalogue, et n’ont plus pour seuls repères temporels les dates anniversaires. Autrement dit, avec l’intégration de la saisonnalité de la résurgence, l’actualisation du back catalogue passe par un nombre croissant d’événements fondés sur le calendrier.
La présence permanente
À mesure que les plateformes sociales et les plateformes de streaming redéfinissent les modalités de circulation et de consommation de la musique, la frontière entre nouveauté et back catalogue semble s’estomper. Certains professionnels de l’industrie affirment que cette distinction ne fait plus sens pour les jeunes auditeurs qui découvrent des morceaux anciens comme s’ils étaient nouveaux. Pire encore, toujours selon les professionnels, lors des phénomènes de résurgence, les jeunes auditeurs prendraient l’ancien pour le nouveau[62]. Dès lors, pourquoi les catégories temporelles continuent-elles de structurer les pratiques professionnelles au sein des labels ?
Mieux segmenter pour mieux actualiser
Avec la spécialisation de professionnels dans la patrimonialisation ou l’amplification de la résurgence, la montée du back catalogue dans la consommation en streaming, et l’émergence de débats sur les causes de ce regain d’intérêt, les membres des labels ont affiné leurs catégories pour penser l’actualisation. En étudiant les volumes de consommation non pas à l’échelle d’un artiste ou d’un titre, mais selon l’année de sortie des morceaux, les professionnels (notamment des majors qui peuvent comparer les données sur un grand nombre d’artistes sous contrat) ont constaté que la hausse de consommation du back catalogue se concentrait sur des musiques relativement récentes : en 2023, presque 3 streams sur 4 provenaient de musiques sorties depuis moins de 10 ans[63]. Ce « shallow catalog » (musiques publiées depuis 10 ans ou moins) est le segment de marché le plus dynamique de l’industrie[64], par opposition au « traditional catalog » (10 ans ou plus). D’autre part, au-delà des phénomènes de résurgence d’anciens titres, les professionnels des majors ont constaté que la viralité se concentrait largement sur des titres publiés depuis moins de 5 ans[65].
Suivant la major étudiée, les catégories mobilisées pour penser la consommation du back catalogue varient : certains parlent d’« early back catalogue » (back catalogue récent), c’est-à-dire les musiques sorties il y a plus de 3 ans et moins de 6 ans, là où d’autres évoquent le young catalogue (jeune catalogue), qui inclut les musiques publiées il y a plus de 3 ans et moins de 15 ans, par opposition au deep catalog (plus de 15 ans). Mais au-delà des critères de ces catégories temporelles, les constats évoqués précédemment ont eu pour conséquence de déplacer les débats sur les segments du back catalogue à privilégier dans le travail d’actualisation. En effet, alors que le travail et les budgets alloués à l’actualisation du back catalogue se concentraient initialement sur l’actualisation du catalogue d’artistes de renom (deep catalog) ou sur la transformation des nouvelles sorties en hits (labels frontline), les professionnels des majors se focalisent depuis quelques années de plus en plus sur le back catalogue récent (early, young ou shallow)[66].
Mobiliser le back catalogue pour être « toujours là »
Plus encore, l’enquête réalisée dans la filiale française d’une major a permis de constater à quel point l’actualisation du back catalogue récent d’un ou une artiste et la valorisation de ses nouvelles musiques étaient intégrées dans une même logique commerciale, notamment pour les artistes frontline de renom. C’est ce que défendait précédemment le directeur du label back catalogue dans une major :
Pousser le [back] catalogue, c’est compatible avec un nouveau titre.
Ce changement ne relève pas seulement d’un objectif de maximisation des investissements dans différents segments du catalogue d’un artiste. Il s’inscrit dans une transformation plus profonde du modèle de marketing musical. Avec la généralisation des plateformes (streaming et plateformes sociales) et le développement de plus en plus d’outils de communication entre les artistes et leurs fans (newsletters, Discord…), un nouveau régime marketing s’est imposé dans l’industrie musicale : le régime marketing de l’engagement. Dans les propos des professionnels de la major, l’« engagement » désigne à la fois le processus d’attachement des personnes abonnées à l’artiste, facilité par les nombreux dispositifs marketing, et les réactions quantifiables des consommateurs à chacun de ces dispositifs. Dans ce régime, ce n’est plus le fait d’être écouté par le plus grand nombre d’auditeurs qui importe, mais d’être consommé le plus fréquemment possible par une base de fans fidèles et engagés[67]. Par exemple, Spotify note qu’en moyenne 2 % des auditeurs mensuels d’un artiste génèrent 18 % des streams, et ajoute que ces 2 % achètent plus de la moitié des produits dérivés[68]. D’où un autre terme (un de plus) qui s’est popularisé dans les couloirs des majors : les « superfans[69] ». En 2023, la banque d’investissement Goldman Sachs a évalué le potentiel de revenus générés par les superfans à 4,2 milliards de dollars par an[70], un chiffre qui a largement circulé au sein du secteur.
Quel est le rapport entre les superfans et l’actualisation du back catalogue ? Dans le régime marketing de l’engagement, c’est la fidélisation de fans toujours plus engagés qui prime. Pour y parvenir, il faut non seulement entretenir une communication fréquente et valoriser leur statut de fans par des récompenses, mais également alimenter en permanence leur attachement à l’artiste. Les professionnels parlent ainsi de logique « always on » (toujours là) : proposer sans cesse nouvelles musiques et nouveaux produits – contenus exclusifs, éditions limitées, accès anticipé, bundles personnalisés, etc. Le back catalogue (notamment récent) d’un artiste peut dès lors être valorisé entre deux cycles consacrés à la promotion de nouvelles sorties, à la réalisation d’une tournée ou à la sortie d’une nouvelle collection de merchandising[71].Il en découle, en particulier pour les artistes jugés prioritaires par les labels, des calendriers ininterrompus de nouveaux contenus pour chaque période de l’année : sortie de singles, promotion d’un nouvel album, anniversaire du premier album, amplification d’un titre viral saisonnier, etc. À l’image de la setlist d’un concert, dans le régime marketing de l’engagement, l’ancien et le nouveau sont de plus en plus mêlés.
Cependant, la logique de la présence permanente s’avère particulièrement chronophage et suppose une bonne coordination entre les services. L’anticipation de l’ensemble de ces projets, répertoriés dans des rétroplannings toujours plus denses, et la fabrication de produits dérivés toujours plus nombreux engendrent parfois des conflits. Ces derniers, visibles dans les moments d’urgence de l’activité, ne portent plus seulement sur des enjeux présents – le playlisting d’un titre ou sa publicité sur les plateformes sociales –, mais aussi sur des enjeux futurs, par exemple autour de la fabrication d’une nouvelle collection de vêtements ou du pressage d’une réédition d’album. Autrement dit, à mesure que s’accroît la logique de la présence permanente dans les pratiques quotidiennes des professionnels s’accroissent également les « conflits de temporalités[72] » entre les équipes d’une même major. De plus, une telle logique suppose la production de projets originaux et qualitatifs aux yeux des fans, au risque de s’exposer à des critiques sur le recyclage de l’ancien à des fins strictement marchandes. Être présent en permanence nécessite donc de nombreuses ressources, de sorte que peu d’artistes sont encore concernés à l’intérieur même des majors.
Conclusion
Arrivés au terme de cette onde, peut-on dire que la distinction entre nouveauté et back catalogue est vouée à disparaître ? Dans le régime marketing de l’engagement, fondé sur la monétisation accrue des « superfans », cette frontière tend à s’estomper et peut apparaître comme arbitraire pour les auditeurs. Pourtant, elle continue de structurer certaines pratiques professionnelles, notamment dans l’allocation des budgets entre production des futures musiques d’un artiste (qui nécessite souvent de prévoir à l’avance d’importants frais) et actualisation de ses anciennes[73]. De même, les data analystes s’appuient toujours sur ces catégories pour détecter des tendances de consommation et orienter les stratégies marketing.
Les manières d’actualiser le back catalogue ont grandement évolué avec la généralisation des plateformes (streaming et plateformes sociales). L’actualisation ne se limite plus à la production de rééditions pour les fans historiques d’un artiste, mais passe aussi par un playlisting constant de son œuvre autour de thématiques et événements calendaires. De plus, les professionnels ne se contentent plus de mettre en ligne les titres anciens : ils intègrent aussi de plus en plus les usages des détournements des musiques par les utilisateurs des plateformes sociales, afin d’amplifier leur circulation. Enfin, dans le régime marketing de l’engagement, fidéliser des fans engagés implique à la fois de valoriser les nouveautés et d’actualiser en permanence le back catalogue de l’artiste. Ces évolutions ont une double conséquence. D’une part, alors que les labels visaient autrefois une rentabilité immédiate à la sortie d’un album, ils tendent aujourd’hui à en étendre la durée d’exploitation commerciale. D’autre part, la logique d’actualisation s’élargit : ce ne sont plus seulement les artistes back catalogue de renom qui sont concernés, mais de plus en plus les artistes frontline, célèbres ou non, comme en témoigne le rachat de catalogues de cette catégorie d’artistes.
Les enjeux temporels sont omniprésents dans l’actualisation du back catalogue : sous la forme de catégories, de dates et de calendriers, de rétroplannings, de temporalisations (durées, rythmes, tempos et projections)[74] ou encore de processus formalisés (patrimonialisation). Ces notions ont permis de décrire l’activité des membres des labels, dont le travail d’actualisation s’est intensifié au cours des trois dernières décennies. Cette intensification se traduit par l’émergence d’équipes spécialisées, de plus en plus interdépendantes des labels, et par une multiplication des projets back catalogue réalisés. Cette dynamique peut toutefois créer de nouveaux conflits internes dans les majors si la régulation fait défaut entre ces équipes qui ne partagent pas toujours les mêmes normes professionnelles. De même, l’intensification de l’actualisation appelle aussi les artistes à être de plus en plus investis dans la promotion de leurs anciennes musiques, en parallèle de celle de leurs nouveaux morceaux. Malgré les dénonciations par certains artistes de la pression exercée par leur label pour réaliser des vidéos TikTok[75], peu d’études ont jusqu’ici analysé leur rapport à cette intensification. Plutôt que de craindre la disparition des nouveautés ou de déplorer un passé omniprésent[76], il me semble plus pertinent de s’interroger sur la reconfiguration du travail d’actualisation qui, comme le back catalogue, demeure souvent dans l’ombre.
[1] LALANDE J., « L’exploitation sur médium CD du back catalogue dans la musique rock anglophone », travail présenté à Philip Tagg, université de Montréal, déc. 2003.
[2] PAGE W., « Does the music industry’s definition of ‘catalogue’ need an upgrade? », Music Business Worldwide, 5 déc. 2017, en ligne : https://www.musicbusinessworldwide.com/music-industrys-definition-catalogue-need-upgrade.
[3] Dans le lexique professionnel, le back catalogue est souvent nommé catalogue. Or, ce dernier désigne aussi l’ensemble de l’œuvre publiée d’un ou une artiste, incluant les nouveautés. Pour éviter toute confusion, j’emploierai donc ici le terme back catalogue.
[4] Luminate, « 2024 Year-End Report », 2025.
[5] Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP), « Bilan du marché de la musique enregistrée en 2024 : une année charnière pour l’industrie musicale », 11 mars 2025, en ligne : https://snepmusique.com/actualites-du-snep/prod-musicale-francaise-en-2024.
[6] Ibid.
[7] DE WOLFF C., « Journey to the past – how nostalgia keeps fans engaged », Music Ally, 18 mars 2024, en ligne : https://musically.com/2024/03/18/journey-to-the-past-how-nostalgia-keeps-fans-engaged.
[8] ANDERSON C., « The Long Tail », Wired, no 12.10, oct. 2004, p. 170-177.
[9] Chartmetric, « Chartmetric Music Industry Trends | H1 2022 », 2022, en ligne : https://chartmetric.com/fr/music-industry-trends/6mo-report-2022-h1.
[10] Nielsen, « 2015 U.S. Music Year-End Report », janv. 2016. Ce rapport porte sur le marché américain, mais des tendances similaires existent sur le marché français.
[11] PAGE W., « Does the music industry’s definition of ‘catalogue’ need an upgrade? », art. cité.
[12] SNEP, « À propos des Tops », s. d., en ligne : https://snepmusique.com/top-radios/a-propos-des-tops.
[13] Chartmetric, « Chartmetric Music Industry Trends | H1 2022 », art. cité.Le rapport montre notamment que le momentum de consommation d’un titre semble s’allonger dans le régime du streaming audio.
[14] Les trois majors (Universal, Sony et Warner) détiennent environ 70 % du marché de la musique enregistrée (physique et numérique). Source : Music & Copyright, « New market share results reveal the recorded-music and music publishing winners and losers in 2023 », 23 avr. 2024, en ligne : https://musicandcopyright.wordpress.com/2024/04/23/new-market-share-results-reveal-the-recorded-music-and-music-publishing-winners-and-losers-in-2023.
[15] STASSEN M., « There are now over 200M tracks on audio streaming services. Nearly 100M of them aren’t played more than 10 times each year », Music Business Worldwide, 15 janv. 2025, en ligne : https://www.musicbusinessworldwide.com/there-are-now-more-than-200m-tracks-on-audio-streaming-services-nearly-100m-of-them-attracted-no-more-than-10-plays-each.
[16] HJELMBREKKE S., « From ownership to access. The economics of music subscription services », thèse de doctorat, Rotterdam, Erasmus University Rotterdam, 2021, en ligne : https://repub.eur.nl/pub/137027/thesishjelmbrekke.pdf.
[17] En parlant d’actualisation plutôt que d’actualité, j’insiste sur le caractère processuel du travail des professionnelles et professionnels. Le concept s’inspire de Yannick Barthe et de ses travaux sur l’historicisation, entendue comme la mobilisation dans le présent de faits passés ou futurs (Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime, Paris, Seuil, 2017).
[18] Les acteurs des majors étudiées travaillent dans le label dédié au back catalogue (cheffes et chefs de projet, responsables marketing, directeurs et directrices de label…) ou dans des départements dits supports des labels (data analystes, responsables marketing d’influence, juristes…).
[19] MAISONNEUVE S., « L’industrie phonographique et la patrimonialisation de la musique dans la première moitié du XXe siècle », Le Temps des Médias, no 22, 2014, p. 79, en ligne : https://doi.org/10.3917/tdm.022.0077. Au début du XXe siècle, « dans un contexte de concurrence entre compagnies phonographiques, le passé (et en particulier l’inédit ancien) est utilisé comme ressource de nouveauté pour singulariser sa production et s’inscrire dans un registre de rareté ».
[20] LALANDE J., « L’exploitation sur médium CD du back catalogue dans la musique rock anglophone », art. cité.
[21] BAUDOIN N., « Back catalogue, la mine d’or de l’industrie musicale », Billboard France, 28 mars 2025, en ligne : https://fr.billboard.com/back-catalogue-la-mine-dor-de-lindustrie-musicale.
[22] DAVIES K. et al., « Deux décennies d’achats de catalogues musicaux », CNMlab, 6 oct. 2022, en ligne : https://cnmlab.fr/onde-courte/deux-decennies-dachats-de-catalogues-musicaux ; QUIQUEREZ A. et SCHINDLER T., « L’investissement dans des catalogues musicaux français et étrangers », CNMlab, 4 sept. 2023, en ligne : https://cnmlab.fr/onde-courte/linvestissement-dans-des-catalogues-musicaux-francais-et-etrangers.
[23] « Clearer un titre » consiste à demander l’autorisation d’exploitation à tous les ayants droit de la musique.
[24] Dans le contrat de licence, le producteur d’un enregistrement cède, pour une durée déterminée, les droits de reproduction et de commercialisation de la musique à un licencié, en échange d’une redevance.
[25] BOUQUILLION P. et COMBÈS Y. (dir.), Les industries de la culture et de la communication en mutation, Paris, L’Harmattan, 2007.
[26] BEUSCART J.-S. et MELLET K., Promouvoir les œuvres culturelles. Usages et efficacité de la publicité dans les filières culturelles, ministère de la Culture – département des Études, de la Prospective, des Statistiques et de la Documentation (DEPS), 2012.
[27] MAISONNEUVE S., « L’industrie phonographique et la patrimonialisation de la musique dans la première moitié du XXe siècle », art. cité, p. 77.
[28] DI MÉO G., « Processus de patrimonialisation et construction des territoires », dans S. Bouffange et P. Moisdon-Pouvreau (dir.), Regards sur le patrimoine industriel de Poitou-Charentes et d’ailleurs, actes de colloque (Poitiers, 12-14 sept. 2007), La Crèche, Geste, 2008, p. 87-109.
[29] HAMMOU K. et SONNETTE-MANOUGUIAN M., « Chapitre VI. 40 ans de musiques hip-hop en France : (il)légitimation, institutionnalisation et patrimonialisation », dans K. Hammou et M. Sonnette-Manouguian (dir.), 40 ans de musiques hip-hop en France, ministère de la Culture – DEPS, 2022, p. 173-211.
[30] TELLIER M., « De Piaf à Freddie Mercury : le business des biopics », France Culture, 30 oct. 2018, en ligne : https://www.radiofrance.fr/franceculture/de-piaf-a-freddie-mercury-le-business-des-biopics-5949984.
[31] REYNOLDS S., Retromania. Pop Culture’s Addiction to Its Own Past, Londres, Faber & Faber, 2011.
[32] PLAS Odile de, « Le foreverisme, ou quand la culture pop se momifie pour faire plus de profits », entretien avec Grafton Tanner, Télérama (site web), 15 juill. 2025.
[33] MATSUMOTO J., « Cataloging the future », Grammy Magazine, 29 mai 2002.
[34] Le nombre et la spécialité des labels varient selon les majors et évoluent au gré des restructurations internes. Chaque major dispose généralement d’un label ou département dédié à l’actualisation d’artistes anciens ou morts. Dans les labels indépendants, il n’existe souvent pas de postes dédiés.
[35] LATREILLE DE FOZIÈRES N., « Les limites de la marchandisation des morts : les professionnels des majors musicales face aux porte-paroles des défunts », Socio-anthropologie, no 50, 2025, p. 60.
[36] Ibid., p. 62.
[37] Ibid.
[38] NUC O., « Le retour des morts chantants », Le Figaro, 23 sept. 2013, en ligne : https://www.lefigaro.fr/musique/2013/09/23/03006-20130923ARTFIG00270-le-retour-des-morts-chantants.php.
[39] CHAMPY F., La sociologie des professions, Paris, Presses universitaires de France (PUF), 2012 [2009]. Ces pratiques prudentielles interviennent dans des situations d’incertitude liées à la forte singularité des cas traités. Elles caractérisent des ajustements et des tâtonnements dans le travail « par rapport à une pratique formalisable et purement technique » (p. 80).
[40] BAUDOIN N., « Back catalogue, la mine d’or de l’industrie musicale », art. cité.
[41] Taux des utilisateurs et utilisatrices qui arrêtent d’écouter un titre avant la fin.
[42] GRANJON F. et COMBES C., « La numérimorphose des pratiques de consommation musicale. Le cas de jeunes amateurs », Réseaux, no 145-146, 2007, p. 291-334.
[43] Luminate et TikTok, « 2024 Music Impact Report », 13 fév. 2025, en ligne : https://newsroom.tiktok.com/tiktok-and-luminate-release-latest-music-impact-report?lang=en.
[44] MILMO D., « Older music has been getting a second life on TikTok, data shows », The Guardian, 25 déc. 2024.
[45] La résurgence désigne traditionnellement des eaux souterraines qui ressortent à la surface.
[46] ROUX U., « Viralité et partage dans les espaces socionumériques. Effet du genre sur la diffusion d’une vidéo publicitaire en ligne », Interfaces numériques, vol. 9, no 2, 2020, p. 153, en ligne : https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4341.
[47] ROUX U., « Viralité : la métaphore virale et ses limites », Terminal, no 129, 2021, en ligne : https://doi.org/10.4000/terminal.7299.
[48] Spotify for Artists, « Catalogue », sept. 2022, en ligne : https://fanstudy.byspotify.com/fr-FR/edition/catalog. Le calcul porte sur des titres d’au moins 18 mois.
[49] Ibid. Ce pourcentage est calculé sur une période de 60 jours, 30 jours avant et 30 jours après que le titre a été viral, entre le 1er février et le 1er mai 2022.
[50] BEAUMONT-THOMAS B., « ’The whole world’s gone mad!’ Kate Bush on Running Up That Hill’s success », The Guardian, 22 juin 2022.
[51] SNEP, « Bilan du marché de la musique enregistrée en 2024… », art. cité.
[52] We Are Social, « Digital 2024 Global Overview Report », 31 janv. 2024, en ligne : https://wearesocial.com/fr/blog/2024/01/digital-2024.
[53] BAUDOIN N., « Back catalogue, la mine d’or de l’industrie musicale », art. cité.
[54] LATREILLE DE FOZIÈRES N., « La réflexivité algorythmique. Le marketing dans une major musicale à l’épreuve de la viralité sur TikTok », Socio, no 20, 2025, p. 65-82, en ligne : https://doi.org/10.4000/1431d.
[55] Ibid.
[56] Ibid.
[57] Moment dans un morceau où intervient un changement de rythme ou une variation soudaine dans la ligne de basse.
[58] LATREILLE DE FOZIÈRES N., « La réflexivité algorythmique », art. cité.
[59] BONNEFOY N., « Fleetwood Mac : leur tube “Dreams” devient viral sur TikTok, le leader du groupe se prête au jeu », BFMTV, 5 oct. 2020.
[60] ZELIZER V. A., La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil, 2005.
[61] BAUDOIN N., « Back catalogue, la mine d’or de l’industrie musicale », art. cité.
[62] STASSEN M., « Is old music really exploding on TikTok, or has our definition of ‘catalog’ become outdated? », Music Business Worldwide, 1er août 2022, en ligne : https://www.musicbusinessworldwide.com/is-old-music-really-exploding-on-tiktok.
[63] STASSEN M., « ‘Nearly 3 out of every 4 on-demand audio streams is coming from music that’s 10 years old or younger’ », Music Business Worldwide, 31 janv. 2023, en ligne : https://www.musicbusinessworldwide.com/nearly-3-out-of-every-4-on-demand-audio-streams-is-coming-from-music-thats-10-years-old-or-younger.
[64] Ibid.
[65] Chartmetric, « Chartmetric Music Industry Trends | H1 2022 », art. cité.Chartmetric a classé tous les titres de sa base de données ayant reçu plus de 10 000 publications TikTok en fonction de leurs dates de sortie.
[66] STASSEN M., « ’Nearly 3 out of every 4 on-demand audio streams is coming from music that’s 10 years old or younger’ », art. cité.
[67] Cette logique est d’ailleurs valorisée dans le modèle de rémunération « Artist-Centric » mis en place par Deezer en 2023. Source : Deezer, « Universal Music Group et Deezer lancent le premier modèle de streaming musical centré sur l’artiste (Artist-Centric) », Deezer Newsroom, 6 sept. 2023, en ligne : https://newsroom-deezer.com/fr/2023/09/universal-music-group-et-deezer-lancent-le-premier-modele-de-streaming-musical-centre-sur-lartiste-artist-centric.
[68] Spotify for Artists, « Super listeners », juill. 2023, en ligne : https://fanstudy.byspotify.com/edition/super-listeners.
[69] Selon Luminate, les superfans sont celles et ceux qui interagissent avec un ou une artiste et son contenu d’au moins cinq manières différentes : streaming, plateformes sociales, achat de supports physiques, achat de merchandising et participation à des concerts. Source : MARCONETTE J., «Why are super fans so valuable? », Luminate, 8 août 2023, en ligne : https://luminatedata.com/blog/why-are-super-fans-so-valuable.
[70] Goldman Sachs, « Music streaming services are on the cusp of major structural change », 31 juill. 2023, en ligne : https://www.goldmansachs.com/insights/articles/music-streaming-services-are-on-the-cusp-of-major-structural-change.
[71] STASSEN M., « ’Nearly 3 out of every 4 on-demand audio streams is coming from music that’s 10 years old or younger’ », art. cité.
[72] DEVETTER F.-X. et CONINCK F. de, « Une transformation des temps de travail », Temporalités, no 16, 2012, en ligne : https://doi.org/10.4000/temporalites.2304.
[73] JOVEN J., « Oldies but goodies: streaming makes catalogue records new again », Chartmetric, 19 nov. 2018, en ligne : https://hmc.chartmetric.com/oldies-but-goodies-streaming-makes-catalogue-records-new-again.
[74] GARDELLA E., « L’urgence sociale comme chronopolitique. Temporalités et justice sociale de l’assistance aux personnes sans-abri en France depuis les années 1980 », thèse de sociologie, sciences de l’homme et société, Cachan, École normale supérieure de Cachan, 2014, en ligne : https://shs.hal.science/tel-04885131v1.
[75] RAO S., « Record labels want viral TikToks. Artists are pushing back », The Washington Post, 25 mai 2022, en ligne : https://www.washingtonpost.com/arts-entertainment/2022/05/25/record-labels-want-viral-tiktoks-artists-are-pushing-back.
[76] PLAS Odile de, « Le foreverisme, ou quand la culture pop se momifie pour faire plus de profits », art. cité.