Onde courte

Le marché de la nostalgie musicale

Quand le passé devient spectacle vivant !

Par Marc Bidan, Joan Le Goff, Sylvie Michel
Publié le 18 décembre 2025

Marc Bidan est professeur des universités à Nantes Université depuis 2011 où il enseigne en école d’ingénieurs. Il est membre et ancien directeur du laboratoire LEMNA (économie et management). Ses travaux sont centrés sur le management des systèmes et des technologies de l’information au sein des organisations, notamment celles de l’industrie du spectacle, et sont publiés dans divers médias comme RFG, SIM ou EJIS.

Joan Le Goff est professeur de sciences de gestion à l’université Paris-Est Créteil. Il conduit ses recherches en management stratégique, logistique et histoire de la pensée managériale au sein de l’IRG. Il est l’auteur de plusieurs livres et articles académiques sur les industries culturelles (cinéma, édition, musique, séries).

Sylvie Michel est agrégée du secondaire, maîtresse de conférences HDR en sciences de gestion à l’université de Bordeaux (IRGO). Elle a développé deux principaux axes de recherche : l’un sur les grandes questions éthiques soulevées par les systèmes d’information, l’IA, la robotique, abordé de façon critique et interdisciplinaire ; l’autre orienté vers l’analyse de la résilience des chaînes logistiques humanitaires et des systèmes d’information, grâce à une collaboration active avec MSF Logistique.


Résumé

L’analyse du marché de la diffusion live atteste de l’affirmation de formats orientés vers le passé : tournées best of, concerts de reprises et multiplication des tribute bands, qui reproduisent le répertoire de groupes ou d’artistes célèbres. Séduisant un public nombreux, avec deux segments complémentaires, ce marché repose sur l’exploitation de la nostalgie, un levier dont le marketing a bien démontré les atouts en matière de consommation. La technologie constitue une ressource essentielle du développement de cette offre de concerts et spectacles musicaux et permet des variantes ambitieuses, non sans soulever des risques d’essoufflement et de saturation de la demande.


Introduction

Des groupes comme Simply Queen, The Royal Band Queen Tribute ou encore Queenmania sont emblématiques des dizaines de cover bands du groupe britannique Queen – les Français Bohemian Dust ou Save the Queen auraient aussi pu être cités. Ces formations sont représentatives d’un marché musical désormais important : la nostalgie musicale. En dépit de ses contours flous, il génère des profits estimés globalement entre 150 et 300 millions de dollars par an, avec une croissance portée par un modèle économique solide et par le merchandising, substantiel pour ce créneau.

Loin d’être anecdotiques, les 20 000 groupes de reprises qui tournent à travers le monde[1] ne constituent pourtant que la partie la plus visible d’une tendance forte du marché actuel de la musique vivante : les scènes rock et pop semblent submergées par une vague de nostalgie qui mène le public à applaudir des réincarnations de gloires passées ou des ersatz de groupes disparus. Rien que l’écurie de Richard Walter Productions représente en France pas moins de 700 000 entrées payantes en 2025[2], avec des hommages à Queen, mais aussi à Whitney Houston, Pink Floyd ou Abba.

Pour comprendre la dynamique de ce phénomène, il faut d’abord essayer de distinguer les offres musicales, depuis les artistes qui se réfugient dans les reprises jusqu’aux tournées formatées pour une cible précise. Dans un deuxième temps, il convient d’analyser pourquoi ce qui était au départ une attraction pittoresque est devenue un véritable marché en soi, en disséquant les fondements de la nostalgie, son exploitation commerciale et les publics concernés. Enfin, pour approfondir, un regard prospectif est nécessaire : entre les déclinaisons commerciales et les innovations technologiques, doit-on craindre un essoufflement de ce segment, aussi lucratif soit-il pour l’instant ?

L’avènement d’une offre musicale tournée vers le passé

Présentées par la presse comme des événements majeurs de l’automne 2025, les tournées de L’Héritage Goldman et One Night of Queen témoignent de l’importance prise par les tribute bands dans le marché musical, loin des décalques grossiers des Beatles ou d’Elvis Presley qui, dans les années 1960, essayaient de capitaliser sur le succès de ces idoles, ou des groupes amateurs australiens qui, dans les années 1980, cherchaient à compenser l’isolement de leur île-continent, ignorée des tournées des grandes stars. Mais la vague des tribute bands qui grossit depuis le début du millénaire n’est pas un phénomène isolé. L’observation attentive de l’offre scénique montre que trois grandes formes de spectacles s’inscrivent dans une logique de retour vers le passé. La première de ces expériences axées autour du souvenir est la tournée d’artistes qui reprennent leur propre catalogue ; vient ensuite le concert de reprises, au cours duquel un artiste confirmé, disposant déjà d’une notoriété, reprend les tubes de ses homologues ; les groupes hommage constituent la troisième proposition de prestation nostalgique et, sans doute, la plus aboutie.

Rejouer son propre répertoire : les tournées best of

Les tournées où les artistes compilent leurs plus grands succès suscitent un enthousiasme croissant. Pour leurs 60 ans de carrière, les mythiques Rolling Stones, par exemple, enchaînent 14 concerts en 2022 en Europe devant plus de 750 000 fans, lors de la tournée Sixty focalisée sur leur répertoire de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Un spectacle rémunérateur – 120 millions de dollars – dont la rentabilité fut complétée par les ventes record de produits dérivés (2 achats en moyenne par spectateur, à 40 € pièce). C’est un des atouts de ce segment : les nostalgiques aiment les souvenirs. Une variante peut consister à célébrer l’anniversaire d’un album qui a rencontré un succès hors norme, comme Joshua Tree, de U2 (28 millions d’exemplaires vendus, n1 dans 23 pays) : en 2017, la tournée fêtant les 30 ans du disque a réuni 2,7 millions de spectateurs lors de plus de 50 concerts.

En France aussi, les icônes du passé font toujours recette. À 67 ans, Étienne Daho a séduit toutes les générations avec son Daho Show en 2023, reprenant essentiellement ses classiques comme « Week-end à Rome » (1984) et peu de nouveaux titres (50 concerts, 300 000 billets). Alain Souchon, fidèle à sa poésie douce-amère, a rempli les salles en 2025 avec le catalogue de ses chansons cultes, sincères et intimistes, revisitées avec ses deux fils (50 dates pour le chanteur de 81 ans). Même principe pour Thomas Fersen, avec son univers fantasque et ses histoires chantées, qui rassemble un public fidèle pour, lui aussi, « revisiter » son répertoire et revivre ses 30 ans de carrière. Le Kenavo Tour des Tri Yann – certes interrompu par la pandémie – fut aussi l’occasion pour un grand nombre de Français de saluer une dernière fois les grands tubes de cet emblématique groupe celtique (25 concerts, 120 000 spectateurs). Les tournées ressemblant à de simples mais séduisantes compilations de titres connus – des best of scéniques – sont légion, initiées opportunément à l’occasion de l’anniversaire du début de la carrière (Sheila) ou de la (supposée) fin de carrière (Elton John, Sylvie Vartan, Véronique Sanson ou Michel Sardou).

La reformation de certains groupes (Cure, Deep Purple) après des années de séparation et, parfois, des mésententes notoires entre leurs membres (Who, Oasis), s’inscrit souvent, de façon pragmatique sinon cynique, dans cette logique de réponse à la demande de fans que l’on sait prêts à assister à des concerts qui, fatalement, ne seront que la répétition des hits passés. Ces artistes ont raison de remiser leurs différends car l’engouement est réel : le 1er septembre 2024, la mise en vente des billets pour la tournée d’Oasis a tourné au plébiscite, saturant les sites de ventes du Royaume-Uni et provoquant l’envolée des prix du fait du système de tarification dynamique (yield management)[3], avec des places passant de 150 à 350 livres, soulevant une polémique nationale.

Dans le sillage de cette nostalgie musicale, certains spectacles fonctionnent comme de véritables produits marketing, en rassemblant plusieurs artistes sous une même bannière, en particulier ceux qui, seuls, n’ont pas assez de notoriété ou de tubes pour fédérer une salle pleine. Ce sont les concerts dits « d’écurie », organisés autour d’une époque, d’un label ou d’une marque forte. Les tournées estampillées RFM, qui ciblent les amateurs des années 1980, en sont un bon exemple. Lancée après le succès en salle du film éponyme (de Frédéric Forestier et Thomas Langmann, 2012, 1,8 million de spectateurs), la tournée Stars 80 représente le plus grand succès de 2013 (250 000 spectateurs) et reprend régulièrement, avec des ajustements parmi les têtes d’affiches (dont les plus mémorables sont Émile et Images, Début de soirée, Jean-Pierre Mader ou Gilbert Montagné). Le succès a entraîné des variantes avec la tournée Mes idoles, focalisée sur les années 1960-1970. Même ceux qui étaient réticents – comme Phil Barney, qui parlait du « top des morts » – conviennent que c’est une vraie réussite, qui a attiré plus de 5 millions de spectateurs depuis l’origine et ne s’essouffle pas, puisque la tournée Stars 80 : Encore ! a cumulé 400 000 spectateurs en 2023-2024.

Avec des artistes réunis sur une même scène pour faire revivre les succès d’une décennie culte, ces spectacles attirent un public qui vient autant pour la musique que pour l’ambiance : c’est un plongeon direct dans les années fluo, les synthés, les coupes mulet et les refrains entêtants du Top 50. Mais d’autres créneaux sont porteurs : les organisateurs conçoivent leur produit en fonction de la cible commerciale visée et savent s’adapter. Ainsi, en juin 2025, la 9e édition du festival Rétro C Trop regroupe dans le parc du château de Tilloloy certaines gloires passées de la scène punk, des Sex Pistols à Iggy Pop en passant par les Toy Dolls et les Stranglers (5 000 spectateurs par soir). Ici encore, la dénomination joue la carte nostalgique sans ambages, au risque de susciter des critiques : « Le filon des vieux groupes de hard et de prog 70’s étant passablement épuisé, faute de combattants disponibles (soit trop fatigués, soit trop chers), [ce festival] fait désormais la part belle à la “class of 77”. Entendez les survivants du punk qui feront le bonheur des retraités pogoteurs nostalgiques du “no future” et de leurs (petits) enfants, pas trop regardants sur les pedigrees des artistes proposés[4] ».

Certains spectacles fonctionnent comme de véritables produits marketing, en rassemblant plusieurs artistes sous une même bannière, en particulier ceux qui, seuls, n’ont pas assez de notoriété ou de tubes pour fédérer une salle pleine.

Reprendre les tubes des autres : les reprises pour se relancer

Deuxième modalité scénique de retour vers le passé : les concerts de reprises, au cours desquels les artistes (ré)interprètent les titres des autres. Ce phénomène est en forte croissance, d’une part parce qu’à l’âge d’or du CD, les reprises étaient moins prestigieuses (les majors encourageaient à la production de nouveautés, l’album était le moteur de la rentabilité) et, d’autre part, parce que les concerts sont devenus une source majeure de revenus pour les musiciens actuels, qui doivent occuper l’espace et attirer les foules – aligner des standards du passé y contribue.

En 2007, Julien Doré avait surpris tout le monde en reprenant « Moi… Lolita » d’Alizée dans un style doux et décalé, presque mélancolique. Reproduisant ce principe, son dernier album, Imposteur (2024), est le prétexte à une tournée essentiellement composée de reprises, des tubes d’Axelle Red à ceux de Mylène Farmer. Prolongée jusqu’en 2026, cette tournée est l’un des succès majeurs de l’année avec plus de 500 000 billets vendus sur 60 dates (Zénith, Arena, festivals en France, Suisse et Belgique) dont 60 % écoulés avant son lancement ! De son côté, Julien Clerc a lui joué la carte de l’hommage assumé, en consacrant plusieurs concerts à des légendes de la chanson française comme Barbara, Yves Montand ou Charles Trenet, avec une tournée intitulée explicitement Les Jours heureux, éloge revendiqué de la nostalgie musicale (depuis 2021, plus de 60 dates à ce jour). Cette tendance n’est bien sûr pas uniquement hexagonale : la tournée No Fun Mondays du leader de Green Day, Billie Joe Armstrong, ne comportait que des tubes datés (Beatles, Kinks, Ramones…), tout comme l’Ocean to Ocean Tour de Tori Amos (2022-2025).

Certains concerts de « reprises » peuvent être ponctuels, comme ce fut le cas de la soirée que Bernard Lavilliers consacra en 2006 à Léo Ferré, ou celle qui vit Benjamin Biolay rejouer en intégralité l’album Mobilis in Mobile de L’Affaire Louis Trio en 2018. Poussée à son paroxysme, cette logique mène des artistes à s’approprier non pas quelques chansons, mais tout le répertoire d’un autre, plus connu et suffisamment fédérateur pour permettre de remplir des salles. Le projet entier est alors construit autour de la musique d’un tiers. C’est le cas de la chanteuse américaine minimaliste Cat Power qui, en 2022, a sorti un album reprenant un concert entier de Bob Dylan, celui de 1966 à Manchester. Elle ne se contente pas de chanter ses chansons : elle recrée l’ambiance, l’ordre des morceaux, l’intensité de l’époque. Même le légendaire cri « Judas ! », poussé par un spectateur furieux du passage à la guitare électrique, est repris, exactement au même moment. C’est une façon de rendre hommage, mais aussi et surtout de se réapproprier un pan de l’histoire musicale – et d’augmenter sensiblement son audience personnelle, à un moment de sa carrière où Cat Power ne parvenait plus à réserver une salle sur son seul nom. Le succès est tel que la chanteuse a élargi le répertoire, en se focalisant toujours sur le Dylan première période et les titres qu’il refuse obstinément de jouer sur scène. Les fans du prix Nobel de littérature viennent ainsi se consoler de l’entêtement de leur idole lors des concerts de Cat Power (déjà plus de 70 dates, tournée en cours).

Les groupes hommage : des cover bands aux tribute bands

La nostalgie musicale ne s’arrête pas aux artistes originaux. Elle prend aussi vie à travers le succès notable de groupes spécialisés dans les reprises, les cover bands (qui reprennent des titres de groupes différents, comme le faisaient les groupes de bals par le passé) et, surtout, les tribute bands ou « groupes hommage », qui se spécialisent quant à eux dans la reproduction fidèle du répertoire – et souvent de l’apparence – de groupes mythiques. Dans le domaine de la nostalgie musicale live, c’est incontestablement le phénomène majeur de ces dernières années, même s’il n’existe pas de données consolidées sur ce phénomène, perdu dans la masse de la billetterie des spectacles musicaux. En 2018, il était évalué entre 500 et 750 millions de dollars, en forte croissance[5]. La professionnalisation de nombreux groupes et l’apparition de tourneurs spécialisés confirment cet essor.

En France, les précurseurs furent les Rabeats qui, depuis leur naissance en 1991, font revivre l’univers des Beatles, costumes et guitares d’époque à l’appui, devant un public souvent composé à la fois de jeunes curieux et de fans de la première heure. De ce cas isolé, nous sommes passés à un segment de marché avec de multiples acteurs : le groupe le plus populaire actuellement, les Goldmen, rejoue avec une précision étonnante les tubes de Jean-Jacques Goldman, et remplit régulièrement les salles de France, tandis que des formations rendent hommage à Abba (Abba Gold), AC/DC (TNT), Pink Floyd (So Floyd) ou Supertramp (Covertramp), parmi bien d’autres. Ces groupes peuvent être complètement amateurs ou professionnels. Une enquête sociologique montre la variété des profils des membres de ces groupes, avec une typologie des carrières types, allant de la simple difficulté rencontrée sur le marché de l’emploi musical à la passion dévorante pour l’artiste originel[6].

Dans tous les cas, ils remportent un succès croissant. La formation étatsunienne Queen Nation se produit par exemple plus de 125 fois par an, avec 1 600 billets vendus en moyenne. En France, la tournée 2020 des Rabeats engrangeait 3 000 à 4 000 billets par soir. Le producteur Richard Walter (Florent Pagny, Patricia Kaas, notamment) s’est spécialisé sur ce format scénique iconoclaste (il programme 200 à 300 Zénith par an), tout comme Philippe Tassart (Rabeats, Goldmen, mais aussi le festival Rétro C trop) ou Matthieu Drouot (Abba Gold, An Evening with Whitney). Selon ce dernier, la recette est simple : « Il suffit de s’acquitter des droits d’auteur en produisant des déclarations à la Sacem et de ne pas utiliser le nom de la formation originale pour monter un tribute band[7]. » Ce vide juridique est propice à d’éventuels recours de la part d’artistes qui jugeraient, par exemple, leur image altérée par ces copies plus ou moins convaincantes[8]. Les producteurs chevronnés sont conscients de ce risque et poussent à une montée en gamme : aller à la salle Pleyel voir The Analogues reprendre les Beatles avec instruments d’époque et arrangements mimétiques coûte plus de 100 euros.

Alors que les tournées best of sont appelées à disparaître avec la mise à la retraite inévitable des groupes phares de la fin du xxe siècle et qu’un artiste qui ne fait que des reprises risque d’y perdre son identité, les tribute bands constituent la tendance majeure de l’expression de la nostalgie sur scène. Si ces véritables experts des icônes dont ils reproduisent la musique séduisent tant, c’est à la fois pour la fidélité à l’original et la possibilité, pour ceux qui n’ont jamais vu ces groupes sur scène, d’avoir l’opportunité de bénéficier d’une sorte de seconde chance[9]. Ces concerts deviennent des spectacles où les frontières entre original et imitation s’estompent, au profit de l’émotion et du souvenir. Même sans les artistes d’origine, la magie opère.

Alors que les tournées best of sont appelées à disparaître avec la mise à la retraite inévitable des groupes phares de la fin du xxe siècle et qu’un artiste qui ne fait que des reprises risque d’y perdre son identité, les tribute bands constituent la tendance majeure de l’expression de la nostalgie sur scène.

La dynamique du marché : musicale ou non, la nostalgie fait vendre

Sur les scènes de l’Hexagone, trois catégories de concerts jouent sur la fibre nostalgique pour séduire le public. Des artistes confirmés rejouent leur répertoire sous forme de juke-box inoxydable ou des stars éphémères sont regroupées pour créer un produit ciblé ; certains jouent la carte de la reprise du catalogue d’une célébrité tandis que, plus inattendu, des groupes se spécialisent dans le pastiche fétichiste. Comment s’explique le phénoménal succès de ces recettes ? La nostalgie qui semble s’être emparée du public qui se rue à des concerts datés s’explique par des facteurs psychologiques – les spectateurs trouvent une forme de réconfort dans ces communions mémorielles – et commerciaux, car il faut souligner que cet effet « madeleine de Proust » s’inscrit dans une tendance marketing bien plus vaste que le seul marché de la musique live.

Un public qui répond présent, avec deux types de prestations

Le public qui se rend aux concerts de simili-Queen ou de faux Beatles correspond à deux catégories de consommateurs, aux logiques d’achat assez différentes. La première, la plus lucrative, est celle des fans les plus anciens, devenus quinquagénaires ou plus, qui constituent un public à la fois solvable et dépensier. Le groupe Trust entonne aujourd’hui son hit « Antisocial » devant des cadres qui n’hésitent pas à dépenser des centaines d’euros en goodies en marge du concert. Ces adeptes prêts à tout acheter sur leurs idoles, du vinyle au T-shirt, seront d’autant plus aptes à dépenser qu’ils jugeront que le show est authentique[10]. Les tribute bands qui s’adressent à cette frange fanatique du public font dans le haut de gamme, avec des shows à la qualité musicale irréprochable, aux costumes, décors et effets visuels reproduisant scrupuleusement les spectacles connus des adeptes présents dans la salle. Ainsi, à propos d’Abba Gold – The Concert Show, un journaliste s’émerveille : « Chaque note, chaque geste, chaque costume est une reproduction fidèle des performances originales[11]. » Certaines de ces formations sont d’ailleurs adoubées par des membres des groupes qu’elles imitent[12]. Néanmoins, si la précision sonore et historique confère un sentiment d’autorité à la performance et aux interprètes, des chercheurs ont établi que les tribute bands peuvent avoir la même légitimité en montrant simplement un lien affectif avec la musique[13] : le leader de The Smyths explique ainsi qu’il a vécu de façon passionnelle la musique du groupe iconique anglais The Smiths, son parcours et son identité sont mis en avant comme gages de fidélité, bien plus que la reproduction conforme de chaque titre ou des tenues de scène de Morrissey.

À cette première cible de fans historiques devenus un vivier auprès de qui on peut écouler des places de concert hors de prix et des goodies en série limitée s’ajoute une seconde cible, plus modeste. Il s’agit d’un public peu habitué aux communions des stades de rock, mais qui va trouver l’occasion de passer un moment de nostalgie partagée à l’écoute des chanteurs de sa jeunesse, a fortiori si les tourneurs parviennent à réunir plusieurs ex-gloires d’une époque précise. Les vétérans du Top 50 ou des soirées des discothèques Macumba incarnent ce positionnement low cost du revival des années 1980. Plus populaire, moins dotée financièrement, cette clientèle se rend à ces spectacles en famille ou avec des amis, tout comme elle va écouter les tribute bands, qui proposent une copie de concert plus accessible que le vrai groupe. Ainsi, le cover band 4U2 affichait récemment salle comble de Renaison (Loire) à Champagnier (Isère) et Panazol (Haute-Vienne), avec des tickets aux alentours de 30 ou 40 euros. Au même moment, les places pour le véritable groupe U2 se vendent quant à elles autour de 300 euros. La dérive actuelle des prix des places de concerts – qui a conduit par exemple Beyoncé à proposer des entrées à 610 euros pour son show au Stade de France – bénéficie pleinement aux tribute bands des artistes en activité. Cela s’est avéré flagrant lors de la reformation du groupe Oasis : le manque de billets et la spéculation à la hausse des enchères (officielles ou non) ont entraîné un report du public vers des groupes comme Definitely Oasis, à moins de 20 livres l’entrée.

Les économistes qui ont étudié la tarification des tribute bands ont démontré que la disponibilité des artistes originaux (selon s’ils sont vivants et en activité ou non) a une conséquence sur les prix, qui augmentent significativement (15 %) lorsque l’artiste original a disparu[14]. De façon générale, la rareté des performances du modèle influence la demande et les prix. Pour autant, le fait que l’artiste soit vivant et en activité et qu’il se lance dans une tournée profite à ses tribute bands, qui bénéficient alors des retombées des campagnes commerciales de la star ou du groupe original. Enfin, les concerts d’hommage se déroulent principalement dans des villes de taille petite à moyenne, contrairement aux concerts d’artistes originaux qui se concentrent dans les grandes villes : cela permet aux tribute bands de ne pas cannibaliser le public de leur modèle, mais de s’adresser au contraire à une partie délaissée par les tournées mondiales aux dates peu nombreuses et onéreuses. Mieux encore, certains tribute bands permettent de remettre l’attention sur des artistes originels qui, sans cela, seraient moins écoutés – les shows des imitateurs stimulent les royalties (ventes, streams, produits dérivés) de leurs inspirateurs, ce qui expliquerait leur bienveillance tacite envers les groupes hommage.

La nostalgie pour communier et transmettre

Cette affluence repose sur un ressort psychologique puissant, celui de la nostalgie. Ce n’est pas seulement un vague regret du passé, mais c’est une émotion brute qui s’invite dans notre quotidien avec la puissance d’un refrain obsédant. Son étymologie – νόστος (retour) et ἄλγος (douleur) – en dit long : la nostalgie, c’est la souffrance du retour impossible, la morsure du temps qui passe et ne revient jamais, un « regret attendri ou désir vague accompagné de mélancolie » (Larousse). C’est un sentiment ambigu, une forme de tristesse joyeuse ou de joie triste, le souvenir d’un moment passé (pas forcément heureux mais idéalisé) qui rend le moment présent doux et douloureux, agréable et cruel à la fois[15]. Pourquoi cette tristesse douce-amère qui se mêle à la quête d’expériences révolues est-elle tant recherchée par les fans qui communient lors de shows passéistes ? Qu’est-ce que le public apprécie tant dans le fait de voir une gloire passée âgée, chantant parfois difficilement (comme l’icône des années 1980, Renaud), ou son sosie, affublé d’une perruque ou d’une moustache postiche ?

Tout d’abord, de nombreux travaux ont montré que la nostalgie apporte un réconfort émotionnel et c’est justement ce qui la rend agréable, voire addictive (certaines personnes s’ancrent dans une période et refusent d’en sortir : elles vivent littéralement dans les années 1960 ou 1980 et s’y sentent bien, sans souffrir pour autant de troubles psychologiques). Elle enveloppe de chaleur et de bien-être ceux qui la partagent, ils ont l’impression d’appartenir à un collectif et sont moins stressés. Ces résultats ont été établis scientifiquement et attestent des effets positifs du sentiment de nostalgie[16]. Et la musique s’avère justement le meilleur moyen de générer ces réactions analgésiques et apaisantes[17].

Ces sentiments positifs sont d’autant plus appréciés en des temps troublés. Ainsi, pendant les Trente Glorieuses (1945-1975), marquée par une forte croissance économique et une paix relative, le public se tournait vers la modernité – Atomium de Bruxelles et table en formica – et regardait vers l’avant pour la musique, toujours en quête de nouveaux sons et d’expérimentations[18]. Depuis les années 2000, c’est l’inverse : les inquiétudes suscitées par le réchauffement climatique, les tensions géopolitiques, les pandémies et les crises économiques encouragent à revenir au temps de l’insouciance, de la naïveté des hymnes de U2 (reprises par son cover band 4U2, focalisé sur cette période du groupe irlandais) et des hits du Top 50 (trois des ex-Téléphone ont ainsi rempli le Stade de France en 2017 pour chanter en chœur « Un autre monde », tube datant de 1984).

Autre aspect psychologique incontestable de ces grandes messes rock marquées au sceau du vague à l’âme : la volonté de transmission. Loin d’être homogène, le public des évènements rétro – concerts, spectacles, comédies musicales – est très souvent transgénérationnel. Les parents, voire les grands-parents, passent le flambeau d’une passion à leurs héritiers, leur montrent une facette d’eux-mêmes qu’il est difficile de raconter sans la vivre avec toute la fougue requise : « Tu vois, Pink Floyd c’était ça ! » De façon frappante, la tournée mondiale 2023-2025 de Bruce Springsteen (la 6e plus rentable de l’histoire) voit le chanteur américain de 75 ans jouer ses classiques face à un public qui couvre 4 générations. Lorsqu’à Stockholm, en juillet 2024, il invite sur scène un enfant de 12 ans pour chanter avec lui un tube d’il y a 40 ans, le passage de relais est sans équivoque.

Dans la foule de la salle de concert, à reprendre ensemble les refrains de l’adolescence, on se sent fort, au point de vouloir conjurer le temps et ses outrages, la maladie et ses souffrances. Le public de Renaud chante à sa place et se montre indulgent avec lui, fatigué et sans voix. Une bienveillance envers soi-même finalement, portée par la baisse de la production de cytokine et le renforcement du système immunitaire générés par la nostalgie[19]

Un succès ancré dans une tendance marketing globale

La nostalgie ne se manifeste pas seulement dans les salles de concerts, devant des chanteurs octogénaires ou des tribute bands imitant des modèles disparus. Pour l’industrie musicale, elle concerne aussi les supports (avec le retour du vinyle et de la cassette audio), la mode (la déclinaison des logos de chanteurs ou de groupes anciens sur des vêtements dans des enseignes de prêt-à-porter) voire les disques eux-mêmes, avec typiquement le succès de la néo-soul dans le sillon de l’hyper-rétro Back to Black d’Amy Winehouse (2006), avec l’Anglaise Duffy (Rockferry, 2008) ou le Français Ben l’oncle soul (2010)[20]. Le cinéma a fourni un support idéal pour remettre au goût du jour les catalogues d’artistes des années 1960 à 1980, avec des biopics dont le principal mérite est de relancer des titres auprès d’un nouveau public. Se sont ainsi succédé l’actualisation des succès de Queen (Bohemian Rhapsody, 2018), d’Elton John (Rocketman, 2019), d’Elvis Presley (Elvis, 2022), de Bob Dylan (Un parfait inconnu, 2024) ou le documentaire sur la naissance de Led Zeppelin (Becoming Led Zeppelin, 2025) tandis que 4 films sont prévus pour chacun des Beatles.

Ce mouvement de fond n’est que l’exploitation commerciale de la nostalgie, levier redoutable pour capter l’attention et susciter l’adhésion des consommateurs. De nombreuses offres commerciales s’adossent à cette émotion, soit en créant des produits faussement anciens (dont le packaging de la confiture Bonne Maman est l’archétype avec pot en verre, écriture calligraphiée et imprimé vichy), soit en relançant des références disparues (le chocolat Merveilles du monde, les rééditions des Stan Smith d’Adidas…). Le rétro surfe sur cette nostalgie si vendeuse : logo Burger King redessiné façon vintage, rayon consacré aux réfrigérateurs colorés esprit années 1950 chez Darty, retour de la R5 en couleurs flashy, parmi mille autres exemples. Rien de désintéressé ici : il est établi que la relation des consommateurs envers les marques associées à la nostalgie est plus forte – et donc plus rentable[21]. En effet, les chercheurs en marketing ont étudié la nostalgie dès les années 1990[22] et s’accordent sur le fait que c’est le « désir du passé ou une tendresse pour les possessions et les activités tangibles et intangibles liées au passé et vécu quand les individus se sentent séparés d’une époque à laquelle ils sont attachés[23]». Ronan Divard et Philippe Robert-Demontrond[24] ont identifié cinq grandes catégories de thèmes récurrents dans les expériences nostalgiques, que l’on retrouve dans le succès des tribute bands (voir encadré).

Encadré – 5 thèmes récurrents dans les expériences nostalgiques

Les personnes. La nostalgie est souvent déclenchée par des souvenirs associés à des personnes, notamment la famille, les camarades de classe et les enseignants. Les idoles de l’adolescence en sont une variante.
Les objets. Certains objets revêtent une forte charge émotionnelle, comme les livres, les jouets, les bijoux, les vêtements ou la première voiture. Ils allient valeur tangible et dimension symbolique. Les pseudo-costumes des Beatles portés par les Rabeats évoquent la nostalgie de cette époque.
Les stimuli intangibles. La nostalgie peut aussi provenir d’éléments sensoriels comme les odeurs (le premier parfum) ou la musique (souvent liée à l’adolescence).
Les lieux. Les souvenirs liés aux endroits du passé peuvent également faire jaillir la nostalgie, comme la maison d’enfance, une ville de vacances ou un quartier. Les Rabeats ont joué à l’Olympia, une salle qui peut évoquer des souvenirs pour ceux qui ont assisté à des spectacles, surtout que les Beatles y ont donné leurs premiers concerts en France en 1964.
Les événements. La nostalgie peut être déclenchée par des souvenirs collectifs (la finale de Coupe du monde de football gagnée en 1998) ou personnels (anniversaires, vacances, concerts auxquels on a assisté).

Les perspectives du marché : extension du domaine de la nostalgie

La musique, avec le retour du vinyle, de la cassette, des rééditions luxueuses et des tribute bands, s’inscrit pleinement dans la dynamique commerciale de la nostalgie, concept dont le marketing a compris la puissance évocatrice et la capacité à susciter de l’engagement, donc des achats. Car finalement, c’est bien ce qui attire tant de professionnels vers cette tendance de la nostalgie musicale : elle fait vendre. Dès lors, quelles sont les perspectives de ce marché ? Trois points méritent d’être soulignés : le rôle de la technologiepuisque, non sans paradoxe, la nostalgie ne s’exprime jamais aussi bien que grâce aux dispositifs les plus modernes, le développement d’offres innovantes et, enfin, le risque de l’essoufflement commercial de ce segment.

Un segment qui bénéficie des technologies modernes

Le vague à l’âme du public des concerts de tribute bands est une affaire sentimentale qui doit également beaucoup à la modernité technologique et aux outils numériques. Pour dupliquer le son des instruments et des voix, reproduire parfaitement le look design d’un groupe, reconstituer les décors d’une tournée célèbre, la mémoire audiovisuelle fait plus que les partitions ou les témoignages approximatifs des acteurs de l’époque (fans ou artistes). Nombre d’interprètes de ces groupes de reprises sont trop jeunes pour avoir connu leur modèle – certains sont même nés après la mort de celui qu’ils incarnent – et doivent une fière chandelle aux archives accessibles en ligne. La plateforme YouTube et ses 800 millions de vidéos regorge de captations de spectacles anciens. D’autres sites, spécialisés (comme Vevo ou Tidal) ou généralistes (comme l’INA), permettent aux groupes de reprises de retrouver des concerts spécifiques, des émissions télévisées ou des clips. En outre, même bénéficiant d’une retraite dorée, les artistes n’hésitent pas à participer à des clips qui aident à comprendre tel jeu de batterie virtuose (Stewart Copeland, de Police, s’y adonne régulièrement), tel accord de guitare (Jimmy Page, de Led Zeppelin, Francis Cabrel) ou encore un pas de danse atypique (le moonwalk de Michael Jackson n’a plus de secret pour son imitateur, Matis Jackson). Cette ressource mémorielle quasi illimitée et partiellement gratuite permet la multiplication des copies, impossibles avant l’essor d’internet et des plateformes. Par le passé, il fallait guetter le passage radiophonique ou télévisuel, attendre le concert, collectionner de rares photographies pour disposer de quelques informations sur son idole. Désormais, les vraies-fausses rock stars peuvent répéter à l’envi, en rejouant la scène autant que nécessaire, repasser l’extrait en boucle. Le public s’entraîne lui aussi, renforçant la communion lors des spectacles où le show est à la fois sur scène et dans la salle.

Les réseaux sociaux constituent également une technologie indispensable pour la mode des tribute bands. Si certains de ces groupes jouent désormais dans la catégorie des professionnels, tournent toute l’année dans de grandes salles, la plupart sont souvent des amateurs sans grands moyens. La communication et la publicité leur sont inaccessibles. En connectant des communautés de fans, en visant des sites spécialisés, les réseaux sociaux permettent de toucher le public cible directement et de façon particulièrement efficace. Il peut bien sûr s’agir de groupes de fans du groupe ou de l’artiste imité, mais parfois, ce sont des structures consacrées à des loisirs associés à une époque ou à un genre musical qui servent de relais. Ainsi, c’est l’association de motards Laffing Dogs qui organise à Compiègne (Oise) un festival de tribute consacré au hard rock. La très forte segmentation par âges des utilisateurs des réseaux sociaux (les boomers sur Facebook, la génération Z sur TikTok, etc.) accroît la performance de la promotion de ces concerts, à moindre coût.

La technologie progresse aussi dans le domaine des effets spéciaux et de l’audiovisuel, avec un autre artifice impensable il y a 20 ans : la diffusion d’images de concerts passés sur écran géant derrière la scène, avec un effet trompe-l’œil spectaculaire. Dans la fosse d’une petite salle de ville périphérique, le public est projeté dans un stade anglais comme s’il y était effectivement. Plus impressionnante encore, la technique de l’hologramme. Tâtonnante il y a peu, la réplication numérique d’individus est de mieux en mieux domptée par les techniciens et, par ricochet, de moins en moins onéreuse à mobiliser. En exploitant des enregistrements vidéo de l’artiste disparu, renforcés par des captations de personnes ressemblantes, il est possible de rendre visuellement présent sur une scène un chanteur pourtant absent, et ce, de façon très réaliste (et sans se soucier du droit à l’image, qui s’éteint à la mort de l’individu). Cela permet d’imaginer de nouveaux spectacles : les différentes options évoquées jusqu’à présent apparaissent comme des concerts assez classiques, autour d’un artiste ou d’un groupe sur scène, qui joue des titres connus de tous ; les hologrammes permettent d’aller plus loin et de proposer des prestations plus ambitieuses.

Par le passé, il fallait guetter le passage radiophonique ou télévisuel, attendre le concert, collectionner de rares photographies pour disposer de quelques informations sur son idole. Désormais, les vraies-fausses rock stars peuvent répéter à l’envi, en rejouant la scène autant que nécessaire, repasser l’extrait en boucle.

Des produits dérivés lucratifs

Les hologrammes libèrent l’imagination des producteurs. Des émissions de télévision ont fait revenir Michael Jackson ou Dalida, tandis que des concerts ont bénéficié de l’apparition post-mortem du rappeur Tupac (au festival Coachella), de la diva Maria Callas (pour une tournée mondiale accompagnée de 60 musiciens) ou de France Gall, réapparue sur scène en 2022 dans le spectacle Starmania, où elle chantait aux côtés d’artistes réels. La nostalgie a été à son comble lors du spectacle Hit Parade réunissant sous forme d’hologrammes Dalida, Mike Brant, Claude François et Sacha Distel au Palais des Congrès de Paris, en 2017 (pour un mois et demi, prolongé par une tournée en Europe). Un spectacle coûteux (6 millions d’euros, dont 500 000 rien que pour les hologrammes) mais qui a enthousiasmé près de 100 000 fans, ravis de retrouver leurs idoles disparues, dans une ambiance digne des émissions iconiques de Maritie et Gilbert Carpentier. Le projet le plus ambitieux à ce jour reste sans doute Abba Voyage, un concert créé en 2022 à Londres, où les membres d’Abba apparaissent sous forme d’avatars numériques hyperréalistes, dans une salle spécialement conçue pour le spectacle. Résultat : plus d’un million de billets vendus dès la première année ! De même, fin 2024, Elvis Presley a pu faire son « retour » au sein d’un spectacle immersif sous la forme d’un hologramme généré par l’intelligence artificielle synthétisant des milliers de vidéos et photos du King. Ces shows divisent parfois les fans, entre fascination technologique et malaise éthique : est-il acceptable de faire chanter un artiste mort ? Pire, de gagner de l’argent grâce à lui ? Les mêmes débats, en somme, que lorsque Natalie Cole enregistra avec la voix de son père décédé (« Unforgettable », 1991) ou lors de la sortie du « nouveau » single des Beatles, « Now and Then » (2023). Il n’en reste pas moins qu’ils proposent de nouvelles perspectives – et soulèvent de nombreux défis – au spectacle vivant et à ses opérateurs, entre hommage, incarnation virtuelle et innovation technique.

Même sans les hologrammes, d’autres innovations sont possibles. Depuis quelques années, le secteur des loisirs et de la culture est gagné par la mode des prestations immersives : expositions où l’on entre dans l’œuvre d’un peintre, pièces de théâtre jouées dans un restaurant, parcs d’attractions et musées qui permettent de revivre un temps révolu… le succès est incontestable. La musique n’y échappe pas et les soirées immersives séduisent un public en quête de sensations nouvelles, différentes de l’ambiance d’un concert. Ici, il ne s’agit plus seulement d’écouter un groupe présent sur scène, mais de plonger dans un univers complet. Costumes, décors, lumières, son spatialisé : tout est pensé pour faire vivre au spectateur une expérience à 360 degrés. À Paris, la soirée We Are the 90’s transforme régulièrement des salles en véritables boîtes à souvenirs géantes, avec DJ, clips d’époque, photocalls et goodies rétro. Le public, souvent déguisé, danse au son des Spice Girls ou de MC Solaar, comme s’il avait remonté le temps. D’autres événements, comme les fêtes Back to the 80’s, mêlent musique live, vidéos vintage et mise en scène théâtrale pour faire revivre une époque entière. Ces formats rencontrent un vif succès, car ils offrent bien plus qu’un concert : ils racontent une histoire dans laquelle chacun peut se projeter. Qui ne rêverait pas de retrouver le mythique Studio 54 ? Ce club new-yorkais emblématique des années disco est le cœur de la comédie musicale I Will Survive : l’expérience chez Régine, à Paris.

Troisième variante de ces différenciations musicales, les ciné-concerts. Le principe est connu puisqu’ils permettent de redécouvrir des films cultes (Star Wars, Harry Potter, etc.) avec un orchestre jouant de la musique en direct. Ces spectacles attirent à la fois les amoureux de cinéma et les passionnés de musique. En France, la Philharmonie ou le Grand Rex proposent régulièrement ce genre d’événements qui mêlent émotion cinématographique et performance musicale. C’est une façon de redécouvrir des films et leurs musiques, que l’on connaît par cœur, en les vivant de manière plus intense, plus sensorielle. Mais ce format, désormais bien installé, connaît une variante moins onéreuse et plus populaire qui rejoint fortement l’ambiance des concerts des cover bands. Il s’agit des projections dans des cinémas, soit de films de concerts, soit de documentaires sur des rock stars (disparues, le plus souvent) : la foule qui remplit la salle reprend en chœur tous les titres et il n’est pas rare qu’elle vienne grimée en incarnation de son idole. Parmi d’autres, la distribution du film Moonage Daydream consacré à David Bowie (2022) ou celle de Pink Floyd at Pompeii: MCMLXXII (2025) se sont inscrites dans cette logique d’hommage festif et nostalgique, tout comme, en 2024, la projection en salles du dernier concert de Shaka Ponk, capté en conclusion d’une tournée qui avait réuni 1,5 million de spectateurs.

Des risques d’essoufflement ?

Dans un article sur la mémoire après la mort, Paul Soriano déplore avec amertume : « On ne compte plus les concerts de stars décédées via des hologrammes (que certains animent de leur vivant), ou encore les tribute bands ou cover bands qui se contentent de singer des groupes pop célèbres[25]. » Cette lassitude peut-elle gagner le public ? Deux principaux risques peuvent être identifiés sur ce segment de marché.

En premier lieu, la tentation par les professionnels de vouloir faire monter en gamme leurs propositions commerciales et, subséquemment, d’en augmenter les prix. À propos de The Australian Pink Floyd Show, le directeur de Gérard Drouot Productions explique : « [il y a 15 ans], c’était très mal vu de les faire venir à l’Olympia. Désormais, ils viennent tous les ans en France, dans des villes différentes à chaque fois. Nous gérons leur carrière comme on le ferait avec des artistes originaux. Ils permettent à ceux qui n’ont jamais vu Pink Floyd (qui a joué pour la dernière fois en France en 1994) d’entendre leurs titres dans des conditions plus intimistes que dans les stades. Mais peut-être que, dans une dizaine d’années, ils se produiront eux-mêmes dans des stades, qui sait ? » De sa part, l’envie est là, c’est clair. Certes, certains tribute bands sont désormais des groupes de rock à part entière mais est-il raisonnable de reproduire les dérives tarifaires de la scène rock contemporaine simplement pour réaliser des économies d’échelle ? Le nombre de spectateurs de concerts en 2025 atteint des records, suscitant des revenus exceptionnels pour les artistes et pour l’oligopole qui gère la scène live. Néanmoins, des signaux incitent à la vigilance : les spectateurs dépensent beaucoup pour des billets hors de prix, après une attente éprouvante et des aléas variés (hausse des tarifs en ligne, conditions sur place non optimales, etc.). Or, ces épreuves ont pour contrepartie une expérience passionnelle d’identification avec une star. Le public acceptera-t-il le même niveau de dépenses pour une copie désincarnée, aussi parfaite soit-elle ?

Le deuxième risque est inverse. Sur tous les marchés, l’apparition d’un revenu important attire de nouveaux entrants ou une volonté de développement intensif de l’offre. Les artistes amateurs qui ne parviennent pas à percer peuvent être attirés par le succès des Rabeats ou de Cat Power et décider de se lancer sur ce marché. Philippe Manœuvre en fait le constat sans détour : « Vous avez plein de groupes amateurs qui n’arrivent pas à trouver de public et s’aperçoivent que s’ils montent un tribute band, ils remplissent les salles. Le choix est vite fait[26]. » Mais la volonté d’exploiter le filon peut aussi s’exprimer au sein des maisons de production. Ainsi, certaines structures spécialisées dans l’événementiel proposent désormais des concerts de tribute bands pour des événements professionnels d’entreprise (team building, lancement de saison commerciale, etc.), pour des thérapies contre la dépression ou pour rentabiliser des stades, transformés en entertainment arenas, mettant en avant le fait que les concerts durent plus longtemps que les épreuves sportives et génèrent de ce fait plus de revenus annexes, notamment en restauration (dont l’alcool, interdit en France pour les événements sportifs). Dans cette logique purement financière, les tribute bands sont une formule économique, d’autant que les cachets des artistes confirmés connaissent une inflation record. Comme l’écrit explicitement le prestataire américain TSE Entertainment sur son site, les tribute bands sont « une alternative abordable » qui permettent d’avoir une audience plus large grâce à une setlist attractive et une grande disponibilité. Les groupes copiant Queen, Abba ou Pink Floydsont déjà légion, il est probable que la dynamique du marché suscite encore plus de vocations, chez les artistes ou les producteurs, au risque de la saturation. Le producteur des Rabeats, Philippe Tassart, déplore qu’il y ait déjà « à boire et à manger » et considère que « certains font de la billetterie avec des artistes qui ne sont pas au niveau[27] ».

Dans cette logique purement financière, les tribute bands sont une formule économique, d’autant que les cachets des artistes confirmés connaissent une inflation record.[…] les tribute bands sont « une alternative abordable » qui permettent d’avoir une audience plus large grâce à une setlist attractive et une grande disponibilité.

Conclusion

L’histoire des maisons de disques montre qu’elles ont su se saisir de toutes les opportunités, depuis les recueils de partitions au début du xxe siècle, idéales pour résister face à la menace de la radio, jusqu’aux 3 milliards de dollars générés par les sonneries de téléphones en 2003, gain spectaculaire, mais sans lendemain. Aujourd’hui, les temps difficiles suscitent la réminiscence d’un passé enjolivé. Dès lors, les tribute bands séduisent, se multiplient et s’installent durablement. Les shows sont souvent très ambitieux : costumes, lumières, matériel d’époque, tout est mis en œuvre pour recréer l’ambiance des concerts originaux et répondre à un besoin profond de réenchanter le présent en puisant dans le répertoire émotionnel du passé, qu’il s’agisse de revivre une époque idéalisée ou de partager des souvenirs intergénérationnels. La nostalgie musicale, loin d’être un simple effet de mode, apparaît ainsi comme une réponse à la dématérialisation et à la rapidité des temps présents, en valorisant l’authenticité, l’émotion et le lien social. Car, qu’il s’agisse de reprises, de reformations ou de groupes hommage, ces projets reposent sur une idée simple mais efficace : la musique est un patrimoine vivant que les artistes, anciens ou nouveaux, peuvent faire revivre, transmettre ou transformer. La nostalgie, ici, n’est pas une fuite ; c’est une reconquête, un acte de résistance face à l’oubli. Et les salles sont pleines. Cela montre à quel point la mémoire musicale peut devenir un vecteur puissant de cohésion et de plaisir partagé.

Qu’en est-il néanmoins de la pérennité de cette tendance ? Avec l’arrivée à maturité des générations plus récentes, verra-t-on bientôt des spectacles consacrés aux années 2010, 2020 ? Plus fondamentalement, si l’ampleur du phénomène de nostalgie rend cette mode attractive pour l’industrie musicale qui en tire profit en écoulant concerts, disques et goodies, cela devrait également inciter à la vigilance. Le regard attendri vers le passé présente certes des bienfaits attestés, mais il peut assez facilement glisser vers le repli sur une époque, voire une identité, et entraîner le rejet de la nouveauté ou empêcher l’innovation. Or, la musique est un laboratoire d’innovations, artistiques et esthétiques mais aussi managériales, de Bob Dylan[28] à Jack White[29] ou David Bowie[30]. Les artistes ont longtemps cherché à se démarquer de la génération précédente et de ce qu’elle incarnait, il ne faudrait pas que les hommages répétés empêchent cette prise de distance. Le secteur doit capitaliser sur les créations commerciales, techniques et, parfois, musicales des tribute bands et des tournées ancrées dans le passé, sans oublier de continuer à créer de la nouveauté et faire émerger les stars de demain – qui auront sans doute, plus tard, leurs propres groupes hommage.


[1] Pliskin F., « “We will rock you, darlings !” : Queen face à la guerre des sosies », Le Nouvel Obs, 19 janvier 2020.

[2] Nuc O., « L’industrie florissante des tribute bands », Le Figaro, 20 janvier 2025.

[3] Fondée sur l’ajustement des prix en temps réel en fonction de la demande et de la capacité disponible, avec l’objectif de maximiser les profits, cette stratégie de tarification est en vigueur dans des secteurs comme l’hôtellerie, le transport aérien ou la location automobile. Son application aux concerts a suscité une forte polémique en 2024.

[4] Cassavetti H., « Le festival Retro C Trop se met à l’heure du “no future”… et de Manu Chao », Télérama, 27 février 2025.

[5] Robert M., « Concerts : le juteux marché des “tribute bands” », Les Échos, 28 décembre 2018.

[6] Nikoghosyan N., « Travail ou loisir ? Typologie des carrières dans les tribute bands en Suisse », Volume ! 18(1), 2021, 53-65.

[7] Nuc O., « L’industrie florissante des tribute bands », art. cité.

[8] Le groupe Kiss tolère son tribute band Minikiss, regroupant des nains grimés à la façon des Américains au maquillage iconique : il n’est pas certain que tous les artistes aient la même compréhension.

[9] Meyers J., « Still Like That Old Time Rock and Roll: Tribute Bands and Historical Consciousness in Popular Music », Ethnomusicology, 59, 2015, 61-81.

[10] Derbaix M., Derbaix C., « Les tournées du souvenir : des générations en quête d’authenticité ? », Recherche et Applications en Marketing, 25(3), 2010, 57-84.

[11] Syenave G., « Liège en mode rétro : les cover bands prennent d’assaut la cité ardente », Sudinfo.be, 19 mai 2024.

[12] Des membres de Dire Straits ou de Pink Floyd ont joué sur scène avec le groupe leur rendant hommage, lui conférant de fait un label de validation « officielle » mis en avant comme élément de différenciation sur un marché très concurrentiel.

[13] Outhwaite C.J., « “You Just Haven’t Earned It Yet, Baby”: Authenticating Popular Music Tribute Shows », Popular Music, 2025, 1-13.

[14] Cameron S., Sonnabend H., « Pricing in live music: an empirical analysis of the tribute band sector », Economics Bulletin, 40(2), 2020, 890-900.

[15] Leunissen J. M., « Diamonds and rust: The affective ambivalence of nostalgia », Current Opinion in Psychology, 49, 2023.

[16] Yang Z., Izuma K., Cai H., « Nostalgia in the brain », Current Opinion in Psychology, 49, 2023.

[17] Barrett F. S., Janata P., « Neural responses to nostalgia-evoking music modeled by elements of dynamic musical structure and individual differences in affective traits », Neuropsychologia, 91, 2016, 234-246.

[18] Un bon indicateur de cet élan novateur est la prolifération des nouveaux genres musicaux des années 1960 aux années 1990 (du glam au grunge en passant par le disco, le punk) ou la techno), à opposer à la vogue des styles rétro depuis 2000 (neo soul, electro swing, etc.)

[19] Yang Z., Wildschut T., et al., « Patterns of brain activity associated with nostalgia: a social-cognitive neuroscience perspective », Social Cognitive and Affective Neuroscience, 17(12), 2022, 1131–1144.

[20] Reynolds S., Rétromania, comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, Le Mot et le Reste, 2012.

[21] Kessous A., Roux E., « Les marques perçues comme “nostalgiques” : conséquences sur les attitudes et les relations des consommateurs à la marque », Recherche et Applications en Marketing, 25(3), 2010, 29-56.

[22] Holbrook M. B., Schindler R. M., « Some exploratory findings on the development of musical tastes », Journal of consumer research, 16(1), 1989, 119-124.

[23] Sierra J. J., McQuitty S., « Attitudes and emotions as determinants of nostalgia purchases: An application of social identity theory », Journal of Marketing Theory and Practice, 15(2), 2007, 99-112.

[24] Divard R., Robert-Demontrond P., « La nostalgie : un thème récent dans la recherche marketing », Recherche et Applications en Marketing, 12(4), 1997, 41-62.

[25] Soriano P., « Nos amis les morts », Médium, 60-61(3), 2019, p. 279-299.

[26] Morel P., « Le phénomène Tribute Bands : l’incroyable succès des groupes de reprises en France », Ça m’intéresse, 21 décembre 2024.

[27] Ibid.

[28] Bidan M., « Bob Dylan. De l’effectuation “so easy to look at, so hard to define” », dans Y. Livian, M. Bidan (dir.), Les grands auteurs aux frontières du management, Caen, EMS, 2022, p. 226-238.

[29] Jamin A., Le Goff J., « Third man records : le rétro-futurisme selon Jack White », dans La musique change de disque. Et ça fait Shazam, vinyle, stream, pop, buzz !, Paris, L’Harmattan, 2022.

[30] Tellier A., Ultimes vibrations. De David Bowie à Charli XCX : quand les musiciens nous donnent des leçons d’innovation, Caen, EMS, 2025.

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